Les Aventures de Nigel/Chapitre 14

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 199-208).


CHAPITRE XIV.

LE SERVITEUR SCRUPULEUX ET LA LETTRE ANONYME.


Bingo, holà, Bingo ! holà, garçon !… Ici, monsieur, ici… Il n’y est pas, il est parti ; mais il rentrera avant nous… C’est le plus obstiné chien qui ait rongé un os, ou suivi les pas d’un maître… Cependant Bingo m’aime plus qu’un mendiant les aumônes ; mais quand un caprice lui passe par la tête, il serait plus facile de combattre les fantaisies de la belle capricieuse qui est maîtresse de Votre Honneur, et de dissiper son humeur boudeuse, que de venir à bout de Bingo.
Le Magister et son chien.


Richard Moniplies fut fidèle à sa parole. Il y avait deux ou trois jours que le jeune lord avait pris possession de son nouveau logement, lorsqu’un matin il parut devant Nigel, au moment où celui-ci se préparait à s’habiller, après s’être levé beaucoup plus tard qu’il n’en avait autrefois l’habitude.

En regardant son domestique, Nigel remarqua que sa figure, qui avait toujours une expression de gravité solennelle, était couverte d’un nuage qui indiquait soit un redoublement d’importance, soit un degré de mauvaise humeur de plus, ou peut-être l’un et l’autre.

« Eh bien, dit-il, qu’y a-t-il donc ce matin, Richie, que vous arrivez avec une figure pareille aux masques grotesques qui sont sur ces gouttières là-haut ? » indiquant du doigt le bâtiment gothique de l’église du Temple, qu’on apercevait de la croisée.

Richie tourna la tête du côté de l’église, mais avec autant de roideur et aussi lentement que s’il eût eu le torticolis, et, reprenant sa première position, il répliqua : « Bah ! bah ! que m’importe cela ? ce n’est pas de choses semblables que j’ai à vous parler en ce moment. — Et de quoi donc avez-vous à me parler en ce moment ? » lui demanda son maître, que les circonstances avaient habitué à passer beaucoup de libertés à son domestique.

« Milord… » balbutia Richie ; puis il s’arrêta tout court, toussa, et s’éclaircit la voix comme si ce qu’il avait à dire lui tenait au gosier.

« Je devine ce que c’est, reprit Nigel ; vous avez besoin d’un peu d’argent, Richie : ces cinq pièces d’or feront-elles votre affaire ? — Milord, je puis, il est vrai, avoir besoin de quelque peu d’argent, et je suis bien aise et fâché en même temps de voir qu’il est plus commun chez Votre Seigneurie qu’il ne l’était autrefois. — Bien aise et fâché ; que voulez-vous dire ? vous me parlez par énigmes, Richie. — Mon énigme sera bientôt expliquée. Je viens demander à Votre Seigneurie ses ordres pour l’Écosse. — Pour l’Écosse ! êtes-vous fou, mon garçon ? ne pouvez-vous attendre pour y retourner avec moi ? — Je ne vous serais pas bien utile, puisque vous avez l’intention de prendre un page et un autre jockey. — Eh comment, animal ! s’écria le jeune lord ; ta jalousie t’empêche-t-elle de voir que le poids de tes devoirs en sera allégé de moitié ? Va déjeuner, et bois une double portion d’ale forte pour chasser de ta tête ces extravagances. Je serais tenté de t’en vouloir de ta sottise, Richie, si je ne me rappelais combien tu m’es resté fidèle dans l’adversité. — L’adversité, milord, ne nous aurait jamais séparés, dit Richie ; et quand les choses eussent été au pis, j’aurais su mourir de faim aussi bravement que Votre Seigneurie, et même encore mieux, y étant en quelque sorte habitué ; car, quoique j’aie été dans la boutique d’un boucher, je ne me suis pas nourri toute ma vie de filets de bœuf. — Que veut dire tout ce verbiage ? demanda Nigel ; a-t-il quelque autre but que de lasser ma patience ? Vous savez assez qu’eussé-je vingt domestiques, ce serait au fidèle serviteur qui ne m’a pas abandonné dans la mauvaise fortune que je donnerais constamment la préférence. Mais il n’y a aucune raison de me tourmenter comme vous le faites par vos airs d’importance et vos lubies. — Milord, répliqua Richie, en déclarant le cas que vous faites de moi, vous agissez comme vous le devez, honorablement pour vous-même, si j’ose m’exprimer ainsi, et ce n’est que justice. Néanmoins il faut que nous nous séparions. — Sur mon âme ! demanda Nigel, quelle en est donc la raison, si nous sommes mutuellement satisfaits l’un de l’autre ? — Milord, reprit Richie, la manière dont Votre Seigneurie passe son temps est telle que je ne puis ni l’approuver ni l’autoriser par ma présence. — Qu’est-ce à dire, maraud ! » s’écria le maître irrité.

« Sous votre bon plaisir, milord, reprit le domestique, il n’est pas juste à vous de vous offenser de mon silence et de mes paroles. Si vous pouvez écouter avec patience les motifs de mon départ, il peut arriver que vous vous en trouviez bien dans ce monde et dans l’autre ; sinon laissez-moi partir en silence, et qu’il n’en soit plus question. — Eh bien, monsieur, dites ce que vous avez dans l’âme ; seulement n’oubliez pas à qui vous parlez. — Eh bien, eh bien ! milord, je parle en toute humilité (jamais Richie n’avait eu un air d’importance empesée plus remarquable que dans ce moment) ; mais croyez-vous qu’il convienne à Votre Seigneurie de passer sa vie entre les dés et les cartes, à courir les tavernes et les spectacles ? Quant à moi, je déclare que cela ne me convient pas. — Comment donc, vous êtes devenu précisien ou puritain ! » s’écria lord Glenvarloch en affectant de rire, quoique, partagé entre le ressentiment et la colère, il eût quelque peine à les surmonter.

« Milord, je comprends le sens de cette question. Il est possible que je sois quelque peu précisien, et plût au ciel que je fusse plus digne de ce nom ! Mais laissons cela. J’ai étendu les devoirs d’un serviteur aussi loin que me l’a permis ma conscience écossaise ; je ne crains pas de dire un mot en faveur de mon maître et de mon pays natal quand je me trouve dans une terre étrangère, même dans les moments où, par prudence, je devrais laisser la vérité un peu derrière moi. Oui, vraiment ; et, qui plus est, j’échangerais volontiers des coups de poing avec tout homme qui voudrait dire du mal de l’un ou de l’autre. Mais ces tavernes, ces jeux, ces spectacles, ne sont pas mon élément, je ne peux pas respirer là dedans ; et quand j’entends dire que Votre Seigneurie a gagné un argent qui peut faire tort à un pauvre diable, sur mon âme, plutôt que de voir cela, j’aimerais mieux, pour fournir à vos besoins, sauter par-dessus une haie avec Votre Seigneurie, et crier : Arrête ! au premier marchand de bestiaux qui reviendrait de Smithfield avec le prix de ses veaux d’Essex dans sa poche. — Vous êtes un imbécile, » interrompit Nigel, dont la conscience cependant n’était pas tranquille ; « je ne joue jamais que de petites sommes. — Oui, milord, » reprit l’impassible domestique ; « mais, sauf votre respect, c’est encore tant pis. Si vous jouiez avec vos égaux, il pourrait y avoir encore du péché, mais ce serait plus honorable aux yeux du monde. Votre Seigneurie le sait, ou doit le savoir par sa propre expérience, vieille à peine de quelques semaines, les petites sommes font grandement faute à ceux qui n’en ont pas de plus fortes ; et, pour vous parler franchement, on a remarqué que Votre Seigneurie ne jouait jamais qu’avec ces pauvres créatures égarées à qui leurs moyens ne permettent pas de jouer gros jeu. — Qui oserait parler ainsi ? » s’écria Nigel fort irrité. « Je joue avec qui bon me semble, et je n’expose que ce qu’il me plaît. — C’est précisément ce qu’on dit, milord, » répondit l’impitoyable Richie, qui, ayant un goût naturel pour les sermons, et n’étant pas doué d’une sensibilité bien délicate, ne se faisait aucune idée de la peine qu’il causait à son maître. « Ce sont exactement leurs propres paroles. Pas plus tard qu’hier, à votre Ordinaire, il plut à Votre Seigneurie de gagner une somme de cinq livres sterling, ou environ, à cette espèce de petit gentilhomme portant un pourpoint de velours cramoisi et une plume de coq à son chapeau, celui qui s’est battu avec ce fanfaron de capitaine. Je l’ai vu traverser l’antichambre, et, s’il lui reste encore croix ou pile en poche, je n’ai jamais vu un homme ruiné. — Pas possible ! » dit lord Glenvarloch. « Comment donc ? qui est-il ? il m’avait l’air d’un homme riche. — Tout ce qui reluit n’est pas or, milord, répondit Richie ; les broderies et les boutons d’argent laissent les poches à sec. Et si vous me demandez qui il est, ma foi, il est possible que je m’en doute et ne me soucie pas de le dire. — Au moins, si j’ai fait du tort à ce garçon, dit lord Nigel, enseigne-moi les moyens de le réparer. — Que cela ne vous tourmente pas toujours, milord ; sauf votre respect, reprit Richie, on aura soin de lui. Ne pensez à lui que comme à un homme qui allait en poste au diable, et à qui Votre Seigneurie a donné en route un bon coup d’épaule pour le faire avancer. Mais je l’arrêterai, si la raison y peut quelque chose ; ainsi Votre Seigneurie n’a pas besoin de s’en inquiéter davantage, car il ne lui servirait en rien de savoir qui c’est ; bien au contraire. — Écoutez, maraud, dit Nigel, je vous ai supporté jusqu’à présent pour certaines raisons… mais n’abusez pas davantage de ma bonté ; et puisque vous voulez vous en aller, partez, au nom du ciel : voilà pour les frais de votre voyage. » En parlant ainsi, il mit de l’or dans la main de Richie. Celui-ci compta la somme avec la plus grande précision. « Le compte est-il juste ? Est-ce que les pièces ne sont pas de poids ?… Qui diable vous arrête encore, quand vous étiez si pressé il y a cinq minutes ? » s’écria le jeune lord tout à fait irrité de l’importance présomptueuse avec laquelle Richie venait de lui débiter ses préceptes de morale.

« Le compte de l’argent est juste, répliqua Richie ; et quant au poids, quoiqu’on soit scrupuleux dans cette ville au point de faire la grimace à une pièce tant soit peu légère, ou dont le bord a été fendu, par ma foi, on sautera dessus à Édimbourg comme un coq pour attraper un grain de blé. Les pièces d’or n’y sont pas si communes, malheureusement. — Vous n’en êtes que plus fou alors, » dit Nigel, dont la colère n’était que momentanée, « d’abandonner un pays où il n’en manque pas. — Milord, reprit Richie, pour vous parler franchement, la grâce de Dieu vaut mieux que les pièces d’or. Quand ce M. Lutin vous recommandera un page, vous ne lui entendrez pas prêcher une doctrine semblable à celle que je défends devant vous… Et quand ce devraient être mes dernières paroles, » ajouta-t-il en élevant la voix, « je vous répéterai que vous vous égarez en abandonnant les voies de votre honorable père, et qui plus est, toujours avec votre permission, que vous allez au diable avec un torchon au dos, car ceux qui vous entraînent dans ces dérèglements sont les premiers à se moquer de vous. — À se moquer de moi ! » s’écria Nigel, qui comme tous les jeunes gens de son âge était plus sensible au ridicule qu’à la raison. « Qui ose se moquer de moi ? — Milord, aussi vrai que je me nourris de pain, ou plutôt comme je suis un honnête homme, et je ne crois pas que Votre Seigneurie ait jamais entendu autre chose que la vérité sortir de la bouche de Richie, à moins que l’honneur de Votre Seigneurie, le bien de mon pays, ou quelque autre intérêt à moi particulier ne m’ait fait juger inutile de la proclamer toute entière… je vous dis donc, aussi vrai que je suis un honnête homme, qu’au moment où ce pauvre diable traversa le vestibule pour sortir de cet Ordinaire, maudit (le ciel me pardonne de jurer !) de Dieu et des hommes, le bonnet enfoncé sur les yeux, grinçant les dents et se tordant les mains en désespéré, Lutin me dit : Voilà un pigeon que votre maître a passablement bien plumé ; mais ce ne sera pas de si tôt qu’il arrachera une plume à un des coqs du jeu… Ainsi donc, milord, pour parler clairement, les laquais et leurs maîtres, et surtout votre ami juré, lord Dalgarno, vous appellent l’épervier… J’avais quelque envie de casser la tête à Lutin pour ces paroles, mais cela ne valait pas la peine d’une querelle. — Ont-ils osé se servir de semblables termes ? s’écria lord Nigel. Par la mort ! par le diable ! — Oui, oui, milord, répondit Richie ; le diable n’est pas oisif à Londres. Ensuite Lutin et son maître se sont moqués de vous, milord, disant que vous aviez laissé croire, j’ai honte de le répéter, que vous étiez au mieux avec la femme de ce brave et honnête homme dont nous venons de quitter la maison parce qu’elle n’était plus assez élégante pour vous. Et ils ont ajouté, les mauvaises langues ! que vous prétendiez avoir ses bonnes grâces, tandis qu’au fond vous n’aviez pas eu le courage de l’attaquer, et que l’épervier avait été trop poule mouillée pour fondre sur la femme d’un marchand de fromage. » Il s’arrêta un moment, en regardant fixement son maître, dont le visage était enflammé de honte et de colère. « Milord, ajouta-t-il, je vous ai rendu intérieurement justice, et à moi aussi ; car, ai-je pensé, il se serait plongé dans ce genre de libertinage, comme dans les autres, s’il n’avait eu Richie près de lui. — Quelles nouvelles sottises avez-vous encore à me débiter ? » dit lord Nigel ; « allons, voyons, continuez ; puisque c’est la dernière fois que vous devez me persécuter de vos impertinences, jouissez de votre reste. — Sur ma foi, répliqua Richie, c’est ce que je ferai ; et comme le ciel m’a donné une langue pour parler et donner des conseils… — C’est un talent qu’on ne vous accusera pas de négliger, interrompit Nigel. — C’est vrai, milord, » reprit Richie en faisant un signe de la main, comme pour demandera son maître silence et attention, « et j’espère que vous continuerez de penser ainsi. Or, comme me voilà sur le point de quitter votre service, il convient que vous sachiez la vérité, afin de réfléchir aux pièges qui peuvent être tendus à votre innocence, quand vous n’aurez plus auprès de vous une tête plus mûre et plus sage. Je vous dirai, milord, qu’une commère de bonne mine et d’une quarantaine d’années ou environ est venue s’informer de vous, et me faire mille questions à votre sujet. — Et que me voulait-elle ? demanda Nigel. — Au premier abord, milord, » reprit le judicieux serviteur, « comme elle m’avait l’air d’une femme bien élevée, et qui aimait à entendre causer sensément, je n’ai pas cru devoir me refuser à entrer en conversation avec elle. — C’est ce dont je ne doute pas, non plus que de votre empressement à lui conter mes affaires. — Vous vous trompez, miiord ; car bien qu’elle m’ait fait beaucoup de questions sur votre réputation, votre fortune, et les affaires que vous aviez ici, je n’ai pas jugé à propos de lui dire la vérité à ce sujet — Il me semble que vous n’aviez besoin de lui dire ni vérité ni mensonge sur un sujet qui ne la regarde pas. — C’est ce que j’ai pensé, milord, et c’est pourquoi je ne lui ai dit ni l’un ni l’autre. — Et que lui avez-vous donc dit alors, éternel babillard ? » s’écria son maître impatienté de son bavardage, et curieux cependant de savoir comment cela allait finir.

« Je lui ai dit, répondit Richie, sur votre fortune temporelle et sur le reste, des choses qui ne sont pas exactement vraies dans ce moment, mais qui l’ont été autrefois, qui devraient être, et qui le seront un jour : c’est que vous étiez en possession de très-belles terres, sur lesquelles vous n’avez encore que votre droit. Nous causâmes fort agréablement sur ce sujet et sur d’autres, jusqu’à ce qu’elle vînt à me laisser voir le pied fourchu, en commençant à me parler d’une jeune fille, qui, disait-elle, voulait du bien à Votre Seigneurie ; mais, quand j’ai entendu de quoi il s’agissait, j’ai soupçonné tout de suite que ce n’est qu’une… whist ! » Et Richie conclut sa narration en sifflant doucement, mais d’une manière très-expressive.

« Et qu’a fait votre sagesse dans de telles circonstances ? » demanda lord Nigel, qui, en dépit de son ressentiment, pouvait à peine s’empêcher de rire.

« Je lui ai lancé un regard, milord, » répondit Richie en fronçant le sourcil d’un air imposant, « un regard qui a dû pénétrer de confusion la porteuse de semblables messages. Je lui ai reproché sa perversité, et je l’ai menacée de la chaise à plongeon[1]. Elle, de son côté, m’a répondu par des injures, en m’appelant insolent et rustaud d’Écossais ; de sorte que nous nous sommes séparés de cette manière pour ne nous revoir jamais, comme je l’espère et m’en flatte. C’est ainsi, milord, que je me suis placé entre Votre Seigneurie et cette tentation, qui aurait pu être plus forte que celle des maisons de jeu et des théâtres mêmes ; car vous savez bien ce que Salomon, roi des Juifs, dit de la femme étrangère… Vraiment, me suis-je dit à moi-même, nous nous sommes déjà adonnés au dés, et si nous donnons ensuite dans les femmes, le Seigneur sait où nous nous arrêterons. — Votre impertinence mériterait une correction ; mais c’est la dernière que de longtemps j’aurai à vous pardonner… je vous la pardonne, dit lord Nigel… et puisque nous allons nous séparer, Richie, je ne vous dirai rien sur les précautions que vous avez jugé à propos de prendre à cet égard, si ce n’est qu’il me semble que vous auriez dû me laisser le soin de me conduire comme j’aurais jugé à propos. — Non pas, milord, répliqua Richie ; il en est beaucoup mieux autrement : nous sommes tous des créatures fragiles, et nous jugeons plus sainement dans les affaires des autres que dans les nôtres… Quant à moi, il en a toujours été ainsi, excepté dans le cas de la supplique ; ce qui aurait pu arriver à tout autre ; mais, en général, j’ai remarqué que j’étais beaucoup plus prudent dans tout ce que je faisais pour Votre Seigneurie que lorsqu’il s’agissait de mes propres intérêts ; et ceux-ci, je les ai toujours fait passer après ceux de Votre Seigneurie, comme c’était mon devoir. — Je te crois sur ce point, dit lord Nigel, t’ayant toujours trouvé honnête et fidèle. Eh bien ! puisque Londres vous plaît si peu, je ne vous retiendrai pas davantage, Richie ; vous pouvez partir pour Édimbourg jusqu’à ce que j’y retourne moi-même… J’espère qu’alors vous rentrerez à mon service. — Que le ciel vous bénisse, milord ! » dit Richie Moniplies en élevant les yeux vers le ciel ; « car ce mot sonne plus agréablement à mes oreilles qu’aucun de ceux que je vous ai entendu prononcer depuis quinze jours… Je vous fais mes adieux, milord. »

En parlant ainsi il avança son énorme main osseuse, s’empara de celle de lord Glenvarloch, la porta à ses lèvres, puis se retournant brusquement il se hâta de quitter la chambre, comme s’il eût eu peur de montrer plus d’émotion qu’il ne convenait d’après ses idées de décorum. Lord Nigel, un peu surpris de ce départ soudain, le rappela pour lui demander s’il avait assez d’argent : mais Richie secouant affirmativement la tête, sans faire d’autre réponse, descendit rapidement l’escalier, tira précipitamment la porte sur lui, et se mit à arpenter le Strand à grands pas.

Son maître, de sa fenêtre, le suivit involontairement des yeux, et tacha de distinguer la figure longue et maigre de son ancien serviteur jusqu’à ce qu’il l’eût perdu dans la foule des passants. Les réflexions de Nigel ne tournaient pas toutes à la satisfaction de sa conscience. Il ne pouvait s’empêcher de s’avouer secrètement que ce n’était pas un très-bon témoignage de son genre de vie que de voir un serviteur si fidèle ne plus se tenir honoré de le servir, et n’éprouver plus pour sa personne le même attachement qu’il lui avait manifesté auparavant. Il ne pouvait non plus étouffer certains remords de conscience en reconnaissant intérieurement la justice de quelques-unes des accusations que Richie avait portées contre lui, ni vaincre le sentiment de honte et d’humiliation qu’excitait en lui la manière dont était représenté par les autres ce qu’il aurait appelé, lui, sa modération et sa prudence au jeu. Il n’avait pas d’excuse à en donner, sinon qu’il ne l’avait jamais envisagée sous un semblable point de vue.

D’un autre côté, son orgueil et son amour-propre lui suggéraient que Richie, avec toutes ses bonnes intentions, n’était qu’un domestique présomptueux et importun, plus disposé à prendre le rôle de pédagogue que celui de laquais, et s’armant du prétexte de son attachement à la personne de son maître pour s’arroger le droit de se mêler de toutes ses actions et de les contrôler, outre qu’il le rendait ridicule dans le grand monde par sa tournure à l’antique, ses manières roides et empesées, et les libertés qu’il prenait sans cesse.

Nigel avait à peine quitté la croisée quand son nouveau propriétaire, entrant dans l’appartement, lui remit un billet soigneusement plié, entouré d’une aiguillée de soie et scellé. Il venait de lui être donné, dit-il, par une femme qui ne s’était pas arrêtée un moment. Le contenu touchait la même corde que Moniplies venait déjà de faire vibrer. L’épître était ainsi conçue :


Pour être remise aux mains du très-honorable lord Glenvarloch, de la part d’un ami inconnu.
« Milord,

« Vous vous fiez à un ami perfide, et vous faites du tort à votre réputation. Un ami inconnu de Votre Seigneurie vous dira d’un seul mot ce que vous n’apprendrez pas de tous les flatteurs qui vous entourent pendant le temps nécessaire à la consommation de votre ruine. Celui dont vous croyez l’attachement si sincère… votre ami, lord Dalgarno, vous trahit complètement, et, sous le prétexte de l’amitié, ne cherche qu’à renverser votre fortune et à ternir l’honorable réputation qui pourrait vous aider à la relever. L’amitié qu’il vous témoigne est plus dangereuse que la froideur du prince ; de même qu’il est plus honorable de perdre chez Beaujeu que d’y gagner. Méfiez-vous de l’un et de l’autre ; cet avis vous vient d’un ami sincère et qui veut rester anonyme.

« Ignoto. »


Lord Glenvarloch s’arrêta un moment, et froissa le papier entre ses mains ; puis, le dépliant de nouveau, il le relut avec attention, fronça le sourcil, rêva un instant, et enfin le déchirant en mille morceaux, s’écria : « C’est une vile calomnie !… Cependant j’examinerai… je me tiendrai sur mes gardes. »

Mille pensées se succédèrent en lui ; mais, au total, lord Glenvarloch fut si peu satisfait du résultat de ses réflexions, qu’il résolut de les dissiper par une promenade dans le parc ; et prenant son manteau et son chapeau, il sortit.



  1. Ducking slool, c’est-à-dire tabouret à plongeon, auquel on attachait autrefois en Écosse les femmes de mauvaise vie, pour les plonger dans l’eau comme un seau de pluie. a. m.