Les Aventures de Nigel/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 257-265).


CHAPITRE XIX.

L’AMOUR D’UNE JEUNE FILLE.


Par cette lumière ! c’est une fille d’un courage incomparable… Elle est née pour être l’amante d’un soldat, pour bander ses blessures, baiser son front sanglant et chanter une ronde joyeuse tout en l’aidant à s’armer ; quoique le tambour de l’ennemi lui servît d’accompagnement.
Vieille Comédie.


Quand mistress Marguerite entra dans l’appartement Foljambe, elle en trouva les habitantes occupées de la manière accoutumée, la maîtresse à lire, et la suivante à travailler à une grande pièce de tapisserie que Marguerite lui avait vue entre les mains depuis qu’elle était admise dans leur retraite.

Hermione fit un signe amical à la jeune fille, mais ne parla pas, et Marguerite, habituée à cette réception, dont elle n’était pas fâchée dans ce moment, parce qu’elle lui donnait le temps de recueillir sa présence d’esprit, se baissa sur le métier de Monna Paula, et lui dit à demi voix : « Vous en étiez à cette rose quand je vous vis pour la première fois, Monna… Regardez, voici l’endroit où j’eus la maladresse de gâter la fleur en essayant d’apprendre le point… Je n’avais guère plus de quinze ans, alors ; ces fleurs me vieillissent, Monna Paula. — Je voudrais qu’elles pussent vous rendre sage, mon enfant, » répondit Monna Paula, dans l’estime de laquelle la jolie mistress Marguerite n’occupait pas à beaucoup près une aussi haute place que dans celle de sa maîtresse, soit à cause de son austérité naturelle, qui était un peu intolérante pour la jeunesse et la gaieté, soit à cause de cette jalousie qu’inspire à une domestique favorite une personne qu’elle considère comme une espèce de rivale dans les affections de sa maîtresse.

« Que disiez-vous à Monna, petite ? demanda lady Hermione. — Rien, madame, reprit Marguerite ; seulement que j’ai vu les roses fleurir trois fois depuis que Monna Paula travaille à sa tapisserie ; et cependant ses violettes ne sont pas encore écloses. — Cela est vrai, ma colombe ; mais les boutons qui sont le plus longtemps à s’épanouir restent aussi le plus long-temps en fleurs ; vous les avez vus fleurir trois fois dans les jardins, et trois fois aussi vous les avez vus passer. Les roses de Monna Paula ne changeront jamais ; elles ne craignent ni la gelée ni les orages. — Vous avez raison, madame ; mais elles n’ont ni vie, ni parfum. — Marguerite veut-elle comparer une vie agitée par l’espoir et la crainte, mêlée de succès et de revers, une vie livrée à la fièvre des passions, aux sensations tumultueuses de l’amour et de la haine, attristée, abrégée par l’effet de ces fatigantes émotions, à une existence animée par le seul sentiment des devoirs, et dont l’occupation unique est de se livrer sans relâche à leur accomplissement ? Est-ce là le sens de vos paroles, Marguerite ? — Je ne sais pas, madame ; mais il me semble que j’aimerais mieux être l’alouette dont les chants nous annoncent la brise d’été, que le coq perché sur le clocher pour dire d’où vient le vent, et qui ne bouge qu’autant qu’il faut pour s’acquitter de son devoir. — Des métaphores ne sont pas des arguments, ma belle petite, » dit lady Hermione en souriant.

« J’en suis fâchée, madame, répondit Marguerite, car c’est une manière très-commode de dire indirectement sa pensée quand elle diffère de celle des personnes à qui on doit du respect… D’ailleurs cette forme offre des ressources inépuisables, et c’est une façon de s’exprimer si polie, et si convenable… — Vraiment ! dit la dame ; voyons-en donc quelques échantillons, je vous prie. — Par exemple, madame, il serait très-hardi à moi d’oser dire à Votre Seigneurie que je préférerais à une vie si tranquille un peu d’espérance et de crainte, de peine et de plaisir, et… et… aussi un peu des autres sentiments dont il a plu à Votre Seigneurie de parler… Mais je puis dire librement et sans encourir de blâme, que je préfère un papillon à un escargot, le peuplier à la feuille tremblante au sombre sapin d’Écosse dont le feuillage ne s’agite jamais, et que de toutes les machines de bois, de cuivre et de fil de fer mises en mouvement par les doigts de mon père, celle que je hais et déteste le plus est une grande et vieille horloge allemande qui sonne les heures, les demies, les quarts et les demi-quarts, comme s’il importait beaucoup au monde de savoir qu’elle est montée et qu’elle va. Maintenant, très-chère dame, veuillez comparer cette lourde et ennuyeuse machine avec la pendule que maître Heriot a fait faire à mon père pour Votre Seigneurie, qui joue une foule de jolis airs, et dont il sort à chaque sonnerie une troupe de petits danseurs moresques qui viennent sauter en mesure au son de cette joyeuse musique. — Et laquelle de ces pendules va le mieux, Marguerite ? — Je suis forcée d’avouer que c’est la vieille horloge allemande ; et je vois que vous avez raison, madame, et que les comparaisons ne sont pas des arguments ; du moins les miennes ne m’ont pas amenée là où j’en voulais venir. — Sur ma parole, Marguerite, » dit la dame en souriant, « vous semblez avoir beaucoup rêvé sur ce sujet depuis quelque temps. — Peut-être trop, madame, » dit Marguerite, mais si bas qu’elle ne pouvait être entendue que de la dame derrière la chaise de laquelle elle s’était placée. Ces mots furent prononcés d’un ton sérieux, et accompagnés d’un soupir étouffé qui n’échappa pas à l’attention de la personne à laquelle ils étaient adressés. Lady Hermione se retourna vivement, et regarda fixement Marguerite ; elle réfléchit un instant, et ordonna à Monna Paula de porter son métier à tapisserie dans la pièce voisine. Quand elles furent seules, elle engagea sa jeune amie à quitter le dossier de sa chaise et à venir s’asseoir sur un tabouret à côté d’elle.

« Je resterai là, madame, si vous voulez bien me le permettre, » répondit la jeune fille sans changer de posture ; « je désirerais que vous pussiez m’entendre sans me voir. — Au nom du ciel ! ma chère fille, que pouvez-vous donc avoir à me dire pour n’oser le faire en face d’une aussi sincère amie que moi ?

Sans faire de réponse directe, Marguerite se contenta de dire : « Vous aviez bien raison, madame, en disant que je rêve beaucoup depuis quelque temps. J’ai eu bien tort, et vous allez être bien fâchée contre moi, ainsi que mon parrain ; mais il est trop tard, et il faut le sauver. — Le !… répéta lady Hermione, voilà un petit mot qui explique le mystère ; mais sortez de derrière cette chaise, petite folle que vous êtes. Je gagerais que vous n’avez pas su défendre votre cœur contre ce malin apprenti de votre père… Je ne vous ai pas entendue parler du jeune Vincent depuis quelque temps ; si son nom n’était plus dans votre bouche, son souvenir n’était peut-être pas effacé de votre pensée. Auriez-vous été assez imprudente pour lui permettre de s’expliquer sérieusement ? On dit que le jeune homme est hardi. — Pas assez, madame, pour rien dire qui puisse me déplaire, répondit Marguerite. — Peut-être voulez-vous dire que cela ne vous a pas déplu, reprit la dame, ou peut-être n’a-t-il pas parlé ; ce qui serait encore plus sage. Soyez franche et sans détours, ma petite amie… Votre parrain ne tardera pas à revenir, et nous l’admettrons dans nos consultations. Si le jeune homme est laborieux et né de parents honnêtes, sa pauvreté ne saurait être un obstacle insurmontable. Mais vous êtes tous deux bien jeunes, Marguerite, et je sais que votre parrain voudra que le jeune homme achève auparavant son apprentissage. »

Marguerite jusque-là avait laissé parler lady Hermione sans lui faire apercevoir sa méprise, seulement parce qu’elle ne savait de quelle manière l’interrompre ; mais le dépit que lui causèrent ces derniers mots lui donna la force de dire : « Je vous demande pardon, madame ; mais il ne s’agit ni du jeune homme dont vous parlez, ni d’aucun apprenti ou maître de la ville de Londres… — Marguerite, s’écria la dame, le ton de mépris avec lequel vous parlez des hommes de votre classe, dont il existe des centaines, pour ne pas dire des milliers, qui valent mieux que vous, et qui vous honoreraient beaucoup en songeant à vous pour épouse ; ce mépris, dis-je, m’est un mauvais garant de la sagesse de votre choix, car il paraît que vous en avez fait un. Répondez, enfant, quel est celui pour lequel vous avez conçu un attachement si téméraire ?… je crains que ce ne soit le mot dont il faille se servir.

— C’est le jeune Écossais, lord Glenvarloch, madame, » répondit Marguerite, d’un ton bas et modeste, mais assez ferme pour un pareil aveu.

« Le jeune lord Glenvarloch ! » répéta la dame avec une surprise extrême. « Jeune fille, votre raison vous abandonne. — Je savais bien que vous diriez cela, madame ; une autre personne me l’avait déjà dit ; et je suis quelquefois tentée de me le répéter à moi-même… Mais regardez-moi, madame, me voilà devant vous ; dites-moi s’il y a dans mes yeux ou dans mon langage quelque signe de folie ou d’égarement quand je vous répète que ce jeune lord est l’objet de toutes mes affections. — S’il n’y a pas de folie dans vos yeux, il y a infiniment d’extravagance dans ce que vous dites, jeune fille, » répondit sévèrement lady Hermione. « Quand un amour mal placé engendra-t-il autre chose que le malheur ? Cherchez un époux parmi vos égaux, Marguerite, et évitez les dangers et les chagrins sans nombre qui doivent accompagner une passion dont vous avez choisi l’objet dans un rang si supérieur au vôtre. Pourquoi ce sourire, jeune fille ? Y a-t-il rien dans mes paroles qui puisse vous offrir un sujet de raillerie ? — Non, sans doute, madame ; seulement je ne pouvais m’empêcher de sourire en me demandant comment il se fait que, tandis que le rang constitue une si grande différence entre des créatures formées de la même argile, l’esprit du vulgaire se trouve néanmoins tellement en rapport avec celui des êtres les plus nobles et les plus accomplis. Il n’y a de différence entre eux que la manière de s’exprimer. Dame Ursule m’a dit précisément la même chose que Votre Seigneurie ; seulement, madame, vous avez parlé de malheurs sans nombre, et dame Ursule m’a parlé de potence et de mistress Turner qui y avait été pendue. — Vraiment ! dit lady Hermione ; et quelle est donc cette dame Ursule que votre sagesse m’a associée dans la tache difficile de vous donner des conseils ? — La femme du barbier qui demeure à côté de chez nous, madame, » dit Marguerite avec une simplicité affectée, mais bien aise au fond du cœur d’avoir trouvé une manière indirecte de mortifier sa minerve ; « c’est la femme la plus sage que je connaisse après Votre Seigneurie. — Une excellente confidente ! choisie avec beaucoup de délicatesse, avec le sentiment éclairé de ce que vous devez à vous-même et aux autres ! Mais qu’avez-vous, petite ? où allez-vous donc ? — Demander des conseils à dame Ursule, madame, » répondit Marguerite en feignant de se retirer ; « car je vois que Votre Seigneurie est trop en colère contre moi pour vouloir m’en donner, et la circonstance est pressante. — Quelle circonstance, petite folle ? » reprit la dame d’un ton plus affectueux. « Asseyez-vous et racontez-moi votre histoire. Il est vrai que vous êtes une folle et une petite opiniâtre ; mais vous êtes aussi une enfant, une aimable enfant, et je veux venir à votre secours, s’il est possible. Voyons, asseyez-vous ; vous trouverez peut-être mes conseils plus sûrs et plus sages que ceux de la femme du barbier. Dites-moi d’abord comment vous en êtes venue à supposer que vous aviez fixé vos affections d’une manière inaltérable sur un homme que vous n’avez, je crois, vu qu’une seule fois. — Je l’ai vu plus d’une fois ; madame, » dit la jeune personne en baissant les yeux, « quoique je ne lui aie parlé qu’une seule… Le souvenir de ce jour est resté si profondément gravé dans ma pensée, que je pourrais répéter en ce moment jusqu’à la parole la plus insignifiante que je lui entendis prononcer. Peut-être cependant cette impression se fût-elle affaiblie peu à peu si d’autres circonstances ne l’avaient à jamais fixée dans mon cœur. — À jamais est une expression dont on se sert légèrement dans de semblables circonstances, mais qui cependant est la dernière dont nous devrions nous servir. Tout ce qui appartient à ce monde, ses passions, ses joies et ses douleurs passe comme la brise fugitive… il n’y a que cet autre monde qu’on trouve au-delà du tombeau qui doive durer à jamais… — Vous m’avez justement reprise, madame, » dit Marguerite avec calme ; « en parlant de l’état actuel de mon cœur, j’aurais dû me borner à dire qu’il durerait toute ma vie, qui, à la vérité, peut être courte. — Et qu’y a-t-il donc dans ce jeune lord écossais qui ait tant frappé votre imagination ? dit la dame. Je conviens qu’il est d’un physique agréable ; je l’ai vu, et je veux supposer qu’il soit aimable et poli ; mais quels sont ses talents, ses vertus ? car il faut qu’il en possède d’extraordinaires.

— Il est malheureux, bien malheureux, madame, et entouré de toutes sortes de pièges combinés méchamment pour lui faire perdre sa réputation, sa fortune et peut-être sa vie. Ces complots ont été formés dans l’origine par l’avarice ; mais maintenant ils sont suivis par l’ambition et la vengeance, animées par le génie du mal lui-même ; car lord Dalgarno… — Monna Paulal… Monna Paula !… » s’écria lady Hermione en interrompant la narration de sa jeune amie… « Elle ne m’entend pas, » dit-elle en se levant pour sortir ; « il faut que j’aille lui parler, je vais revenir à l’instant. » Elle revint effectivement un moment après. « Vous avez prononcé un nom, » dit-elle en rentrant, « que j’avais cru m’être familier ; mais Monna Paula m’a prouvé que je me trompais ; je ne connais pas ce lord… comment l’appelez-vous ? — Lord Dalgarno, répondit Marguerite ; c’est le plus méchant homme qui soit au monde. Sous le prétexte de l’amitié, il a introduit lord Glenvarloch dans une maison de jeu, espérant l’entraîner à sa perte ; mais celui-ci était trop vertueux, trop modéré, trop prudent, pour se laisser prendre à un piège si grossier. Qu’a fait alors lord Dalgarno ? il a cherché à décréditer cette modération en répandant le bruit que, ne voulant pas devenir la proie des loups, lord Glenvarloch s’était mis de leur côté pour avoir sa part du butin. En même temps que le perfide minait ainsi la réputation de son trop confiant compatriote, il avait soin de l’entourer de ses propres créatures et de l’empêcher de paraître à la cour. Depuis la conspiration des poudres, y eut-il jamais un complot plus profondément tramé et exécuté avec plus de lâcheté et de perfidie ! »

La dame sourit tristement de la véhémence de Marguerite ; mais elle soupira le moment d’après, en disant à sa jeune amie qu’elle devait connaître bien peu le monde où elle allait vivre, puisqu’elle témoignait une si grande surprise d’y trouver tant de scélératesse.

« Mais par quels moyens, ajouta-t-elle, avez-vous pu arriver à la connaissance des vues secrètes d’un homme aussi prudent, aussi dissimulé que lord Dalgarno… que les scélérats le sont ordinairement ? — Permettez-moi de garder le secret là-dessus, madame, dit la jeune fille, je ne pourrais vous rapprendre sans trahir celui des autres… Qu’il vous suffise de savoir que ces renseignements sont aussi exacts que la source en est secrète. Mais je ne puis dire, même à vous, comment je les ai obtenus. — Vous êtes bien hardie, Marguerite, de vous servir de tels moyens d’intrigue, jeune comme vous l’êtes… non seulement ils sont dangereux, mais encore peu convenables pour une personne de votre âge et de votre sexe. — Je savais que vous me diriez aussi cela, » répondit Marguerite avec plus de douceur et de patience qu’elle n’en montrait ordinairement en recevant une réprimande ; « mais Dieu sait que mon cœur n’a d’autre sentiment que le désir de sauver l’homme le plus innocent et le plus indignement trahi ! Je trouvai moyen de lui donner avis de la perfidie de son ami. Hélas ! cette précaution n’aura fait que hâter sa perte, à moins qu’on ne puisse lui porter de prompts secours. Il reprocha à son faux ami sa trahison, et tira son épée contre lui dans le parc ; le voilà maintenant exposé à la peine fatale décrétée contre ceux qui violent les privilèges du palais du roi. — Voilà en effet une histoire bien extraordinaire, dit lady Hermione. Et lord Glenvarloch est-il donc en prison ? — Non, madame, Dieu merci ; il s’est réfugié dans le sanctuaire de White-Friars : mais il est douteux que ce lieu soit pour lui un asile sûr dans un pareil cas : on parle d’un mandat d’arrêt du lord grand-justicier. Un étudiant du Temple a été arrêté, et se trouve dans l’embarras pour l’avoir aidé dans sa fuite. Le refuge temporaire où l’a jeté son extrême danger va servir à le diffamer davantage… Je sais tout cela, je le sais ; et cependant je ne puis le sauver, je ne le puis que par votre assistance. — Par mon assistance, jeune fille ! vous perdez l’esprit : quels moyens puis-je avoir dans ma retraite de secourir ce malheureux lord ? — Vous en avez, madame, » reprit vivement Marguerite ; « vous avez ces moyens qui font tout réussir dans cette grande ville et dans le monde entier ; vous possédez des richesses : la disposition d’une très-petite portion de ces richesses peut me rendre facile de le sauver du péril où il est… Il recevra, avec les moyens de s’échapper, des avis sur la manière d’effectuer sa fuite et je… — Et vous l’accompagnerez sans doute, et recueillerez le fruit des efforts que vous avez faits en sa faveur ? » reprit ironiquement lady Hermione.

« Que le ciel vous pardonne cette injuste pensée, madame ! répondit Marguerite ; je ne le reverrai plus, mais je l’aurai sauvé, et cette pensée fera mon bonheur. — Voilà une conclusion bien froide pour une entreprise si téméraire, » répondit la dame avec un sourire d’incrédulité.

« C’est pourtant la seule que je puisse attendre, madame ; la seule peut-être que je désire… Je vous assure que je ne tenterai rien pour en amener une autre ; si je suis hardie dans sa cause, je suis assez timide dans la mienne. La seule fois que je le vis, je me sentis incapable de lui dire un mot… Il ne connaît pas le son de ma voix, et tout ce que j’ai risqué et vais risquer encore, c’est pour un homme qui a sans doute oublié depuis long-temps qu’il m’a vue, qu’il a été assis près de moi, qu’il a adressé la parole à une créature aussi insignifiante… — C’est se livrer de gaieté de cœur à une passion aussi dangereuse qu’étrange, dit lady Hermione. — Je vois que vous ne voulez pas m’accorder votre secours, reprit Marguerite ; adieu donc, madame ; mon secret est en sûreté entre des mains si honorables. — Attendez un peu, et dites-moi par quelles manœuvres vous pourriez sauver ce jeune homme, si vous aviez l’argent nécessaire. — Il est inutile de me faire cette question, à moins que vous ne vouliez m’aider, et, dans ce cas, elle est encore inutile. Vous ne comprendriez pas les moyens que j’emploie, et les moments sont trop courts pour permettre des explications. — Mais du moins avez-vous réellement les moyens de le sauver ? — J’ai, avec le secours d’une somme médiocre, le moyen de déjouer les complots de ses ennemis, d’éluder la colère du roi irrité, le ressentiment moins impétueux mais plus profond du prince de Galles, l’esprit vindicatif de Buckingham, si prompt à poursuivre quiconque vient entraver sa marche sur la route de l’ambition ; enfin jusqu’à la malignité froide et concentrée de lord Dalgarno ; oui, j’ai les moyens de les déjouer tous. — Mais pouvez-vous faire tout cela sans vous exposer personnellement, Marguerite ? reprit encore lady Hermione ; car, quel que soit votre dessein, vous ne devez pas mettre en danger votre réputation et votre personne dans le but romanesque d’en sauver une autre ; et moi, jeune fille, je dois à moi-même ainsi qu’à votre parrain, votre bienfaiteur et le mien, de ne pas vous prêter mon appui dans une entreprise qui, selon mon opinion, pourrait être dangereuse et peu convenable à votre sexe. — Croyez à mon serment, très-chère dame, s’écria la suppliante ; je n’agirai dans tout ceci qu’au moyen des autres, et ne veux paraître personnellement dans aucune entreprise dangereuse ou peu convenable à mon sexe. — Je ne sais que faire, dit lady Hermione. Il est peut-être imprudent, inconsidéré à moi de vous aider dans un projet si extravagant ; cependant le but me semble honorable, si les moyens sont sûrs… Quel est le châtiment auquel il est réservé s’il est pris ? — Hélas ! hélas ! la perte de sa main droite, » répondit Marguerite, la voix étouffée de sanglots.

« Les lois d’Angleterre sont-elles donc si cruelles ? Alors il n’y a de miséricorde que dans le ciel, puisque même dans ce pays de liberté les hommes sont les uns pour les autres des loups dévorants… Calmez-vous, Marguerite, et dites-moi quelle est la somme nécessaire pour sauver lord Glenvarloch. — Deux cents livres sterling. Je parlerais de vous les rendre, et j’en aurai un jour le moyen, si je ne savais, c’est-à-dire si je ne croyais que Votre Seigneurie est indifférente sur ce sujet. — N’en dites pas davantage : appelez ici Monna Paula. »