Les Aventures de Nigel/Chapitre 22

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 295-306).


CHAPITRE XXII.

L’USURIER ET SA FILLE.


Le hasard n’accomplira pas l’œuvre à lui tout seul. C’est le hasard qui envoie le vent ; mais si le pilote s’endort au gouvernail, ce même vent qui nous faisait entrer dans le port peut encore nous briser sur des écueils. C’est au timonier à montrer de la vigilance, que le vent soit favorable ou contraire.
Vieille Comédie.


Nous avons laissé Nigel, dont nous sommes tenus de raconter les aventures, suivant l’engagement auquel le titre de cet ouvrage nous oblige ; nous l’avons laissé, dis-je, triste et solitaire dans la maison de l’usurier Traphois, au moment où il venait de recevoir, au lieu d’une visite de son ami du Temple, une lettre dans laquelle ce dernier lui rendait compte des raisons qui l’empêchaient pour le moment de venir le voir dans l’Alsace. Toute relation avec la partie, la plus respectable de la société lui semblait momentanément interdite. Cette réflexion était affligeante ; et pour un esprit aussi fier que celui de Nigel, elle avait quelque chose d’humiliant.

Il s’approcha de la croisée de sa chambre, et vit que la rue était enveloppée dans un de ces brouillards épais et jaunâtres qui envahissent quelquefois la partie basse de Londres et de Westminster. Au milieu de ces ténèbres condensées et palpables, on voyait errer, comme des fantômes, un ou deux ivrognes que le matin avait surpris où le soir les avait laissés, et qui d’un pas chancelant, et par un instinct que l’ivresse n’absorbait pas entièrement, regagnaient à tâtons leur logis, pour y faire du jour la nuit, et dissiper par le sommeil les effets de cette débauche qui pour eux avait fait de la nuit le jour. Quoiqu’il fût grand jour dans toutes les autres parties de la ville, il était à peine matin dans l’Alsace, et l’on n’y entendait aucun de ces bruits qui indiquent l’industrie et les occupations actives, et qui avaient déjà réveillé depuis long-temps les dormeurs des autres quartiers. La vue de la rue avait quelque chose de trop triste et de trop désagréable pour que lord Glenvarloch restât long-temps à cette place : abandonnant donc la croisée, il se mit à examiner avec plus d’intérêt son appartement et l’ameublement qui s’y trouvait.

La plupart des meubles avaient été dans leur temps riches et curieux. Il y avait un grand lit à quatre colonnes, où il entrait autant de chêne sculpté qu’il en faut pour la poupe d’un vaisseau de guerre, et des tentures de tapisserie assez vastes pour lui servir de voiles. On y voyait une énorme glace de Venise, qui avait valu une somme considérable avant de recevoir la terrible fêlure qui, la traversant d’un coin à l’autre, tenait autant de place sur sa surface qu’en occupe le Nil sur la carte d’Égypte. Les chaises étaient de formes et de grandeurs différentes ; quelques-unes avaient été ciselées, d’autres dorées, d’autres couvertes de damas, d’autres enfin de tapisseries, mais toutes se trouvaient endommagées et mangées des vers. Il y avait au-dessus de la cheminée un tableau représentant Susanne entre les Vieillards : cette peinture aurait pu être regardée comme un morceau de prix, si les rats n’avaient pris la liberté de ronger le nez de cette chaste beauté, ainsi que la barbe d’un de ses révérends admirateurs.

En un mot, tout ce qui frappait les yeux de lord Glenvarloch semblait être des objets provenant d’un encan ou d’une saisie, ou achetés à vil prix chez quelque obscur fripier, et entassés dans cet appartement comme dans une salle de vente, sans égard au goût ni à l’arrangement.

Cet endroit rappelait à Nigel les maisons situées sur le bord de la mer, qui sont trop souvent meublées des dépouilles des vaisseaux naufragés, comme probablement celle-ci l’était des débris de dissipateurs ruinés… « Ma barque est au milieu des écueils, pensa-t-il, quoique mon naufrage ne doive pas beaucoup enrichir celui qui en profitera. »

Son attention se porta surtout sur la grille, énorme assemblage de barres de fer rouillées, posé dans la cheminée et soutenu inégalement par trois pieds bronzés représentant des griffes de lion, tandis que le quatrième, qui avait été dérangé par accident, semblait se lever avec orgueil comme pour frapper la terre, ou bien comme si toute la machine avait formé l’ambitieux projet de s’avancer au milieu de l’appartement, et avait déjà un pied levé pour commencer le voyage. Un sourire effleura un moment les lèvres de Nigel quand cette idée bizarre vint s’offrir à son imagination… « Il faut pourtant que j’arrête sa marche, se dit-il, car il fait un froid assez humide ce matin pour sentir le besoin du feu. »

En conséquence, il se mit à appeler du haut d’un grand escalier garni d’une lourde balustrade de chêne qui conduisait à son appartement et à d’autres, car la maison était vieille et très-vaste. Mais n’ayant reçu aucune réponse, quoiqu’il eût appelé plusieurs fois, il fut forcé d’aller chercher quelqu’un qui pût lui procurer ce qu’il demandait.

Nigel, conformément aux usages de l’ancien temps en Écosse, avait reçu une éducation qui, sous quelques rapports, pouvait être regardée comme simple, austère et sans ostentation, mais il avait cependant été habitué à beaucoup d’égards personnels, et au service d’un ou de plusieurs domestiques : c’était la coutume universelle en Écosse, où les gages ne comptaient presque pour rien, et où un homme qui avait un titre ou un rang pouvait avoir autant de domestiques qu’il lui plaisait, seulement pour la nourriture et l’entretien. Nigel fut donc mortifié et mécontent de voir que personne ne lui répondait et ne se présentait pour le servir, et son humeur s’en ressentit d’autant plus qu’il s’irritait contre lui-même de se sentir troublé par des bagatelles de ce genre, occupé comme il l’était de sujets bien plus importants. « Il doit certainement y avoir des domestiques dans une grande maison comme celle-ci, » se disait-il en parcourant un corridor où l’avait conduit un passage qui donnait sur le palier. Tout en avançant, il essaya d’ouvrir plusieurs portes dont il trouva les unes fermées à double tour, et dont celles qui s’ouvrirent ne laissèrent voir que des chambres vides et inhabitées, de sorte qu’il revint à l’escalier et résolut de descendre dans le bas de la maison, où il finirait sans doute par trouver le vieillard et sa peu avenante fille. Dans ce but, il entra d’abord dans un petit parloir bas et sombre, contenant un grand fauteuil de cuir tout usé, sous lequel était une paire de pantoufles, tandis que sur le bras gauche était appuyée une béquille ; une table de chêne était devant et soutenait un énorme pupitre garni de fer et un massif encrier de plomb. Autour de cette pièce étaient des tablettes, des armoires et autres meubles commodes pour ranger des papiers. Une épée, un mousquet et une paire de pistolets suspendus au-dessus de la cheminée avec ostentation, semblaient annoncer que le propriétaire serait disposé à défendre son domicile s’il y était attaqué.

« Ce doit être là l’antre de l’usurier, » pensa Nigel, et il allait appeler tout haut quand le vieillard, qu’éveillait le plus léger bruit (car l’avarice dort rarement d’un sommeil profond), fit bientôt entendre de la chambre à côté une voix irritée, rendue plus tremblante encore par sa toux du matin.

« Hem ! hem ! hem ! qui est là ? hem ! hem ! qui est là, encore une fois ? Martha ! hem ! hem !… Eh ! Martha Traphois ! il y a des voleurs dans la maison et ils ne veulent pas répondre… Martha ! Martha ! des voleurs ! des voleurs ! hem ! hem ! hem ! hem ! »

Nigel essaya de s’expliquer ; mais l’idée de voleur avait tellement pris possession de la tête du vieillard, qu’il continua de tousser et de crier, de crier et de tousser, jusqu’à ce que la gracieuse Martha entrât dans l’appartement. Elle se mit d’abord à crier plus fort que lui pour l’assurer qu’il n’y avait pas de danger, et que la personne qu’il avait entendue était leur nouveau locataire ; et après que son père se fut écrié plusieurs fois : « tenez-le bien ! hem ! hem ! tenez-le ferme jusqu’à ce que je vienne ! » elle réussit enfin à apaiser ses craintes et ses cris, et demanda ensuite d’un ton froid et sec à lord Glenvarloch ce qu’il cherchait dans l’appartement de son père.

Celui-ci avait eu, pendant ce temps, le loisir de contempler son hôtesse, ce qui ne contribua en aucune façon à lui en donner une idée plus favorable que celle qu’il en avait prise à la lumière. Elle portait ce qu’on appelait alors la fraise et le vertugadin de la reine Marie, non pas cette fraise rabattue avec laquelle on peint ordinairement l’infortunée Marie d’Écosse, mais celle qui, avec une roideur plus qu’espagnole, entourait le cou et faisait ressortir la figure morose de la fanatique Marie de sanglante mémoire. Ce costume antique était tout-à-fait en harmonie avec le teint fané, les yeux gris, les lèvres minces et la figure austère de la vieille fille ; en outre elle portait un capuchon noir qui lui servait de coiffure : ce capuchon était soigneusement arrangé de façon à ne pas laisser voir un seul cheveu, probablement parce que la simplicité du siècle ne connaissait pas l’art de déguiser la couleur grisonnante que le temps leur avait donnée. Sa taille était haute, maigre et plate, ses bras et ses mains décharnés ; et ses pieds, de la plus grande dimension, étaient encaissés dans d’énormes souliers à talons, qui augmentaient encore la hauteur d’une taille déjà disproportionnée. Le tailleur paraissait avoir voulu recourir à l’art pour cacher un léger défaut de conformation, occasionné par la saillie d’une de ses épaules sur l’autre ; mais les louables efforts de l’ingénieux artiste n’avaient servi qu’à attirer l’attention de l’observateur sur son charitable dessein, sans qu’il eût trouvé le moyen de l’accomplir.

Telle était miss Martha Traphois. D’un ton encore plus sec, elle répéta sa question à l’étonné Nigel, qui contemplait cette étrange personne, et la comparait en lui-même à une des figures grimaçantes et fanées de la vieille tapisserie qui ornait son lit. Il fallait cependant dire quelque chose ; il répondit qu’il était venu chercher un domestique, désirant qu’on lui allumât du feu, à cause de l’humidité du matin.

« La femme qui fait notre ménage vient à huit heures, répondit miss Martha ; si vous avez besoin de feu plus tôt, il y a des fagots et du charbon dans le cabinet qui est au pied de l’escalier ; il y a aussi un briquet sur la planche d’en haut, vous pouvez vous allumer du feu si bon vous semble. — Non, non, Martha ! » s’écria le père, qui ayant passé sa vieille tunique avec ses hauts-de-chausses à moitié boutonnés et ses souliers en pantoufles, sortit à la hâte de la chambre du fond, l’esprit probablement encore tout rempli de la pensée des voleurs, car il avait à la main une rapière d’un aspect formidable, malgré la rouille qui en obscurcissait un peu l’éclat. « Non !… non ! » s’écria-t-il, et chaque négation était plus emphatique que la précédente. « Monsieur n’aura pas la peine d’allumer son feu… Hem !… hem ! je l’allumerai moi-même pour une certaine con-si-dé-ra-ti-on[1]. »

Ce dernier mot était une expression favorite du vieillard ; il le prononçait d’une manière particulière, l’épelant syllabe par syllabe, et appuyant fortement sur la dernière. C’était une espèce de clause, de précaution par laquelle il se mettait à l’abri de tous les inconvénients qui accompagnent l’imprudente habitude de faire des offres de service qui, étant acceptées avec empressement par ceux à qui elles sont adressées, mettent souvent celui qui les fait dans le cas de se repentir de sa promptitude.

« Fi donc ! mon père, dit Martha, cela ne peut être ainsi. Maître Grahame allumera son feu lui-même, où il attendra que la femme de ménage soit venue, tout comme il lui plaira. — Non, mon enfant ; — non, mon enfant ; — non, ma fille Martha, » répéta encore une fois le vieil avare ; « jamais aucune femme de ménage ne touchera une grille dans ma maison… Elles ont l’habitude… hem… hem… de mettre le fagot par-dessus, de sorte que le charbon ne s’allume pas, que la flamme monte dans la cheminée, et que le bois et la chaleur sont également perdus. Moi, je l’arrangerai comme il faut pour ce monsieur, pour une certaine con-si-dé-ra-ti-on, et de manière à ce qu’il dure… hem… hem… toute la journée. » Ici sa toux redoubla violemment, et tout ce que Nigel put comprendre d’un mot qu’il attrapa par-ci par-là, c’est qu’il recommandait à sa fille d’ôter les pincettes et le fourgon de la chambre de l’étranger, en l’assurant que quand il serait nécessaire, il trouverait son hôte tout prêt à arranger le feu pour une certaine con-si-dé-ra-ti-on.

Martha semblait faire aussi peu d’attention aux injonctions du vieillard qu’une femme habituée à commander dans le ménage n’en fait à celles de son mari. Seulement elle répéta avec une expression plus forte encore de reproche : « Fi, fi, mon père ! n’avez-vous pas de honte ? » et se tournant vers son hôte avec sa sécheresse habituelle de manières ; « Maître Grahame, dit-elle, il vaut mieux vous parler franchement du premier abord. Mon père est vieux et très-vieux, et sa tête, comme vous le voyez, est un peu affaiblie, quoique, soit dit en passant, je ne vous conseille pas de faire un marché avec lui, car vous pourriez le trouver trop fin pour vous. Quant à moi, je vis très-retirée, et, pour dire la vérité, je ne me soucie pas beaucoup d’avoir de communication avec personne ; si vous pouvez vous contenter d’une maison qui vous offre un logement spacieux et un asile sûr, il ne tient qu’à vous de les trouver ici, et c’est ce qu’on ne rencontre pas toujours dans ce malheureux quartier ; mais si vous vous attendez à être servi, et que vous cherchiez des soins et des attentions, je vous préviens que vous n’en trouverez pas ici. — Je ne suis habitué à me jeter à la tête de personne, madame, ni à donner de l’embarras, répondit son nouvel hôte ; cependant j’ai besoin d’un domestique pour m’aider à m’habiller, peut-être pourrez-vous m’en recommander un. — Oui ! une vingtaine, répondit mistress Martha, qui vous escamoteront votre bourse en attachant vos pointes, et vous couperont la gorge en préparant votre couverture. — Je serai moi-même son domestique, » dit le vieillard, dont les idées, égarées un moment, reprenaient le fil de la conversation. « Je brosserai son habit… hem… hem… je nouerai ses pointes… hem… hem… je brosserai ses souliers, et je ferai ses commissions avec promptitude et sûreté… hum… hum… pour une certaine con-si-dé-ra-ti-on. — Je vous salue, monsieur, » dit Martha à Nigel, d’un ton qui lui donnait un congé direct et positif. « Il ne peut être agréable à une fille d’entendre son père parler de cette manière ; si vous êtes réellement un homme bien élevé, vous vous retirerez dans votre appartement. — Je ne m’arrêterai pas un moment, » répondit Nigel, qui sentait que les circonstances rendaient excusable l’incivilité de la vieille fille ; « je ne voulais que vous demander s’il y avait du danger à se procurer les services d’un domestique mâle dans ce lieu. — Jeune homme, dit Martha, il faut que vous connaissiez bien peu White-Friars pour faire cette question. Nous vivons seuls dans cette maison, et il est rare qu’un étranger y mette le pied… vous-même, pour parler franchement, n’y seriez pas entré si ma volonté avait été consultée. Regardez la porte… voyez si celle d’un château peut-être plus solide… Les croisées du premier étage sont grillées au dehors, et dans l’intérieur remarquez ces volets. »

Elle en poussa un, et montra un appareil formidable de barres et de chaînes destinées à les fermer, tandis que son père, se pressant à ses côtés, et la saisissant par sa robe d’une main tremblante, lui dit à voix basse : « Ne lui montrez pas le secret pour les ouvrir et les fermer ; ne lui montrez pas le secret, Martha, pour aucune con-si-dé-ra-ti-on. » Martha continua sans lui donner la moindre attention.

« Et cependant, jeune homme, plus d’une fois nous nous sommes vus dans le cas de craindre que ceci ne suffît pas pour protéger nos vies… tant nous avons à redouter l’effet qu’a produit sur la race perverse qui nous entoure le bruit fatal des richesses de mon pauvre père ! — Ne parle pas de cela, ma fille… dit le vieil avare, irrité par la seule supposition qu’il possédât quelques richesses ; « ne parle pas de cela, ou je te battrai… oui, je te frapperai de mon bâton, pour t’apprendre à inventer des mensonges qui finiront par nous faire couper le cou… Je ne suis qu’un pauvre homme, » continua-t-il en se tournant vers Nigel, « un très-pauvre homme, disposé à rendre tout honnête service pour la plus petite con-si-dé-ra-ti-on. — Je vous avertis, en conséquence, de la vie que vous devez mener, jeune homme, reprit Martha : la pauvre femme qui fait notre ménage vous aidera en ce qu’elle pourra ; mais le sage n’a pas de meilleur serviteur que lui-même. — C’est une leçon dont je vous remercie, madame ; je l’étudierai assurément à loisir. — Vous ferez bien ; et comme vous avez l’air reconnaissant des avis qu’on vous donne, quoique en général je ne prodigue mes conseils à personne, cependant je vous donnerai encore ceux-ci : Ne contractez aucune liaison à White-Friars, n’empruntez d’argent à qui que ce soit, moins encore à mon père qu’à tout autre, car quoiqu’il ait l’air d’être en enfance, il vous attraperait ; enfin, et surtout, ne restez ici qu’autant que vous ne pourrez faire autrement… Adieu, monsieur. »

« Un arbre raboteux peut porter de bons fruits ; une personne dure et bourrue peut donner de bons conseils, » pensa Nigel en rentrant dans son appartement, où la même réflexion se représenta plus d’une fois à son esprit, pendant qu’incapable de se réconcilier avec la pensée de faire lui-même son feu, il se promenait de long en large dans sa chambre pour se réchauffer.

À la fin ses réflexions s’arrangèrent par degrés dans sa tête, et prirent la forme du soliloque suivant… non que je veuille dire, par cette expression, comme je demande la permission de le faire observer une fois pour toutes, que Nigel ait prononcé tout haut, en se promenant tout seul dans sa chambre, les paroles qui suivent entre deux guillemets ; mais c’est moi, qui désirant vous faire connaître les pensées et les secrètes réflexions de mon héros, ai emprunté la forme d’un discours plutôt que celle d’un récit : en d’autres termes, j’ai mis ses pensées en paroles : c’est là, je crois, le but du monologue sur la scène comme dans le cabinet ; c’est au moins la manière la plus naturelle, et peut-être la seule, de communiquer au spectateur ce qu’on suppose se passer dans l’esprit du personnage qui est en scène. De tels monologues n’existent pas dans la nature ; mais, si on ne les recevait pas comme un moyen convenu de communication entre le poète et l’auditoire, on réduirait les auteurs dramatiques à l’expédient de maître Puff, qui représente lord Purleigh communiquant un long raisonnement politique à son auditoire par un hochement de tête. Dans le récit, l’écrivain a sans doute le choix de nous dire que ses personnages ont pensé de telle et telle manière, fait telle et telle conjecture, et sont arrivés à telle et telle conclusion ; mais le soliloque est un moyen plus concis et plus animé d’apprendre au lecteur les mêmes choses : ceci posé, lord Glenvarloch se parla, ou aurait pu se parler ainsi à lui-même :

« Cette vieille fille a raison, et elle m’a donné une leçon dont je profiterai. J’ai été toute ma vie un être dépendant des autres, pour des services qu’il eût été bien plus noble de devoir à ma propre activité. Je suis honteux de sentir l’embarras qu’une longue habitude d’être servi me fait éprouver dans l’absence d’un domestique. Mais je rougis bien plus encore que cette même habitude de toujours compter sur les autres m’ait rendu, depuis que je suis dans cette ville, la victime d’événements que je n’ai jamais tenté de maîtriser. Je suis un être n’agissant jamais par lui-même, toujours dirigé par une impulsion étrangère. Aujourd’hui protégé par un ami, demain trahi par un autre. Au milieu du bien que je recevais de l’un et des maux dans lesquels l’autre m’entraînait, je suis resté aussi passif, aussi inactif qu’une barque sans voiles et sans aviron, flottante à la merci des vents et des vagues. Je suis devenu courtisan, parce qu’Heriot me l’a conseillé… joueur, parce que Dalgarno l’avait décidé ainsi… Alsacien, parce que Lowestoffe l’a voulu… Quelque bien ou quelque mal qui me soit arrivé, les autres, et non pas moi, en ont été les agents. Mais le fils d’un père tel que le mien ne doit pas mener plus long-temps cette vie irrésolue et puérile. Qu’il vive ou qu’il meure, qu’il s’enfonce ou surnage, Nigel Olifaunt ne devra son salut, ses succès et son honneur qu’à ses propres efforts ; s’il périt, il aura du moins le mérite d’avoir exercé une fois ses facultés et son indépendance. Je vais écrire sur mes tablettes ses propres paroles… « Le sage n’a pas de meilleur serviteur que lui-même. »

Il venait de mettre ses tablettes dans sa poche quand la vieille femme de ménage qui, pour ajouter à son activité, était sévèrement maltraitée par les rhumatismes, entra en boitant, afin de voir si elle ne pourrait pas gagner quelque chose en servant l’étranger : elle entreprit volontiers d’aller chercher à déjeûner à Nigel, et comme il y avait un traiteur à la porte à côté, elle revint plus tôt que Nigel ne l’avait espéré.

Il venait de finir ce repas solitaire quand on lui annonça qu’un commissionnaire du Temple demandait M. Grahame, de la part de son ami maître Lowestoffe. Nigel ayant ordonné à la vieille femme de le faire entrer, il déposa dans la chambre une malle qui contenait les effets que le jeune lord avait demandés ; puis avec un air de mystère il lui remit une cassette ou coffre-fort, qu’il avait soigneusement caché sous son manteau ; « Je suis bien aise d’en être débarrassé, » dit cet homme en la posant sur la table.

« Comment donc ? dit Nigel, elle n’est pourtant pas si lourde, et vous m’avez l’air d’un jeune homme vigoureux. — Oui, oui, monsieur ; mais Samson lui-même n’aurait pas porté un objet de ce genre sans danger au milieu de l’Alsace, si les gaillards qui l’habitent avaient su ce que c’était. Veuillez bien l’ouvrir, monsieur, et vous assurer que tout y est bien. Je suis un honnête homme, et votre cassette sort de mes mains comme elle y est entrée… Puissiez-vous la conserver long-temps intacte ! cela dépendra désormais de vos propres soins ; mais je ne voudrais pas que ma réputation souffrît des accidents qui pourraient survenir. »

Pour satisfaire les scrupules du messager, lord Glenvarloch ouvrit la cassette en sa présence ; il vit que sa petite provision d’argent avec deux ou trois papiers importants, et surtout l’ordonnance du roi, étaient encore comme il les avait mis. À la prière de cet homme, il profita aussi du papier et des plumes qu’il y trouva pour écrire un billet à maître Lowestoffe, dans lequel il déclarait qu’il avait reçu ses effets en bon état. Il y ajouta quelques lignes de remercîments pour les services que Lowestoffe lui avait rendus, et au moment où il cachetait son billet et le remettait au commissionnaire, son vieil hôte entra dans la chambre… Son habillement noir tout râpé était ajusté avec un peu plus de soin que lorsqu’il avait paru le matin dans son premier déshabillé ; ses nerfs et sa tête paraissaient aussi un peu plus fermes ; car sans être trop interrompu par sa toux, il invita Nigel à prendre avec lui le coup du matin : c’était une mesure d’une petite ale très-saine, qu’il apportait d’une main, dans un grand pot de cuir, tandis que de l’autre il la remuait avec une branche de romarin, ce qui, suivant le vieillard devait lui donner du parfum.

Nigel repoussa poliment cette attention, et tâcha de faire entendre qu’il désirait ne pas être dérangé dans son appartement, ce qu’il avait d’autant plus le droit d’exiger que lui-même avait été fort mal reçu le matin pour avoir pénétré dans la chambre de son propriétaire. Mais la cassette ouverte contenait des choses ou plutôt un métal d’une vertu si attractive pour le vieux Traphois, que, semblable à un chien d’arrêt, il restait là fixé, le nez en l’air, et une main étendue comme la pâte que cet intelligent animal tient levée pour indiquer que c’est un lièvre qu’il sent. Nigel était sur le point de rompre le charme qui attirait ainsi le vieux Traphois en fermant le couvercle de la cassette, lorsque son attention fut détournée par la question du messager qui tenant toujours la lettre à la main, lui demanda s’il fallait la laisser au logement de maître Lowestoffe dans le Temple, ou la lui porter à la prison de la Marshalses[2].

« À la Marshalses ! répéta lord Nigel, et pourquoi donc ? — C’est, Monsieur, parce que le gentilhomme s’est fait renfermer là, pour avoir, dit-on, par excès de bon cœur, brûlé ses doigts en les trempant dans la soupe d’un autre. »

Nigel arracha des mains du commissionnaire la lettre qu’il tenait, l’ouvrit précipitamment, et y ajouta qu’il priait instamment son nouvel ami de lui faire connaître la cause de sa captivité ; que si elle était occasionnée par sa malheureuse affaire, elle serait de courte durée, puisque, avant même de connaître un événement qui exigeait si impérieusement qu’il se constituât prisonnier, il avait résolu de prendre ce parti comme le plus noble et le seul convenable qui lui fût laissé par son imprudence et sa mauvaise fortune. Il conjurait donc M. Lowestoffe de ne pas à ce sujet suivre l’impulsion d’une délicatesse excessive ; mais, puisque sa résolution de se livrer était un sacrifice qu’il avait cru devoir à son propre caractère, de lui dire franchement de quelle manière il pouvait en exécutant ce projet obtenir la libération de son ami Lowestoffe, dont il craignait que la réclusion ne fût occasionnée par le généreux intérêt qu’il avait pris à ses affaires. Il finissait sa lettre en le prévenant qu’il espérait recevoir de ses nouvelles avant vingt-quatre heures ; que, ce délai écoulé, il était résolu à exécuter son dessein. Il remit ensuite sa lettre au commissionnaire, et lui commanda de la porter sans délai à maître Lowestoffe, en appuyant sa recommandation d’une pièce de monnaie.

« Je… je la porterai moi-même, dit le vieil usurier, pour moitié prix. »

L’homme, qui entendit cette proposition de le supplanter et de lui enlever son salaire, empocha l’argent sans perdre de temps, et partit pour remplir sa commission avec toute la vitesse dont il était capable.

« M. Thaphois, » dit Nigel en s’adressant au vieillard avec un peu d’impatience, « avez-vous quelque chose de particulier à me dire ? — Je… je… j’étais venu voir si vous avez bien reposé, dit le vieil avare, et si je pouvais faire quelque chose pour vous moyennant une certaine con-si-dé-ra-ti-on. — Je vous remercie, monsieur, » répondit lord Glenvarloch. Avant qu’il en pût dire davantage, un pas lourd se fit entendre sur l’escalier.

« Mon Dieu ! » dit le vieillard en tressaillant, » Dorothée ! fermez ; Martha ! ma fille ! fermez les verrous : femmes, vous dis-je, la porte est restée ouverte. »

La porte de la chambre s’ouvrit toute grande, et l’on vit entrer fièrement le héros guerrier à la haute taille, que Nigel, le soir précédent, avait en vain cherché à reconnaître.



  1. Le mot considération n’exprime pas bien en français le sens anglais. Il veut dire, dans cette phrase, récompense équivalente, dédommagement, rétribution, compensation. a. m.
  2. Très-ancienne prison de Londres, dans le quartier de la Cité dit le Borough. a. m.