Les Aventures de Nigel/Chapitre 29

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 388-403).


CHAPITRE XXIX.

DÉGUISEMENT DÉCOUVERT.


Que deviendrait l’homme sur qui les gens de bien ne peuvent plus porter que des regards de blâme et de dédain, si la charité chrétienne ne nous avait appris que celui qui mérite le plus le mépris et la haine est digne aussi de toute notre pitié ?
Vieille Comédie.


On aurait pu croire que la visite de John Christie aurait entièrement détourné l’attention de Nigel de son jeune compagnon ; et effectivement, tel fut l’effet que produisirent d’abord les réflexions que cette circonstance amena : cependant, quelques moments après le départ de Christie, lord Glenvarloch commença à trouver extraordinaire que l’enfant eût dormi d’un sommeil si profond pendant qu’on parlait si haut à ses oreilles ; pourtant il ne paraissait pas s’être réveillé. Était-il malade ? ou feignait-il de dormir ? Il s’approcha de lui pour s’en assurer, et remarqua qu’il avait pleuré, et pleurait encore, quoiqu’il eût les yeux fermés. Il le toucha doucement sur l’épaule : l’enfant tressaillit, mais ne s’éveilla pas ; il le secoua plus fort, et lui demanda s’il dormait.

« Est-ce l’usage de votre pays d’éveiller les gens pour s’assurer s’ils dorment ou non ? » demanda l’enfant d’un ton impatient.

« Non, mon petit ami, répondit Nigel ; mais quand ils pleurent en dormant, comme vous le faites, on les réveille pour leur demander ce qu’ils ont. — Ce que j’ai n’importe guère à personne, reprit l’enfant. — Cela se peut, dit lord Glenvarloch ; mais avant de vous endormir vous saviez le peu de moyens que j’avais de vous être utile, et néanmoins vous paraissiez disposé à mettre quelque confiance en moi. — S’il en était ainsi, j’ai changé d’avis. — Et qui peut avoir occasionné ce changement d’avis ? Il y a des gens qui ont la faculté de parler en dormant ; peut-être avez-vous celle d’entendre ? — Non ; mais le patriarche Joseph ne fit jamais de rêves plus vrais que les miens. — Vraiment ! et dites-moi, je vous prie, quel rêve vous avez pu faire qui m’ait enlevé la bonne opinion que vous aviez de moi ? car voilà, je pense, quelle en est la conclusion. — Vous en jugerez vous-même, répondit l’enfant… Je rêvais que j’étais dans une forêt sauvage qui retentissait de l’aboiement des chiens et des sons du cor, tout comme ce que j’ai entendu ce matin. — Cela vient d’avoir été ce matin dans le parc, enfant que vous êtes. — Attendez, milord : mon rêve continuait de la sorte, quand, à l’entrée d’une large allée de verdure, je vis un noble cerf tombé dans le piège, je pensai que c’était ce même cerf que l’on poursuivait, et que, si la chasse arrivait, les chiens le mettraient en pièces, et les chasseurs lui couperaient la gorge… J’eus pitié du pauvre cerf ; et quoique je fusse d’une autre espèce que lui, et qu’il m’inspirât même quelque frayeur, je résolus de risquer quelque chose pour sauver un si majestueux animal… Je tirai donc mon couteau ; et comme je commençais à couper les mailles du filet, l’animal s’élança sur moi sous la forme d’un tigre plus grand et plus féroce qu’aucun de ceux que vous avez pu voir à la ménagerie des bêtes sauvages, et il était sur le point de me déchirer les membres quand vous m’avez éveillé. — Il me semble que je méritais d’autres remercîments pour vous avoir délivré d’un tel danger en vous éveillant ; mais, mon cher enfant, je ne vois pas dans toute cette histoire d’un tigre et d’un cerf un grand rapport avec votre changement d’humeur à mon égard. — Je ne sais si elle en a ou non ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne vous dirai pas qui je suis. — Eh bien donc, gardez votre secret, jeune obstiné que vous êtes, « dit Nigel en le laissant, et recommençant à se promener dans la chambre ; puis s’arrêtant tout à coup, il ajouta : » Et cependant vous ne m’échapperez pas sans savoir que j’ai pénétré votre secret. — Mon secret, » dit le jeune homme avec un mélange de crainte et d’irritation ; « que voulez-vous dire, milord ? — Seulement que je puis expliquer votre rêve sans l’aide d’un interprète chaldéen ; et voici comment je le fais… c’est que mon gentil compagnon ne porte pas les habits de son sexe. — Et quand il en serait ainsi, milord ? » s’écria l’inconnu en se levant à la hâte, et s’enveloppant des plis de son manteau : l’habit que je porte, tel qu’il est, couvre une personne qui ne le déshonorera pas. — Il y a des gens qui appelleraient cela un véritable défi, » dit lord Glenvarloch en la regardant fixement ; « mais les femmes n’empruntent pas les habits des hommes dans le dessein de se servir de leurs armes. — Ce n’est pas mon dessein, » répliqua le jeune homme supposé ; « j’ai d’autres moyens de protection, mais je désire savoir d’abord quelles sont vos intentions. — Elles sont honorables, et vous pouvez compter sur mon respect, répondit lord Glenvarloch. Quels que soient votre nom et le motif qui vous a placée dans une situation équivoque, je suis convaincu, et il n’y a pas une de vos paroles, un de vos gestes, qui ne le fasse sentir davantage que vous n’êtes pas faite pour être l’objet d’importunités offensantes, encore bien moins pour justifier un manque d’égards. J’ignore quelles sont les circonstances qui ont pu vous entraîner dans cette position délicate ; mais je suis convaincu qu’il ne peut y avoir de votre part des torts assez graves pour mériter de froides insultes… Vous n’avez rien à craindre de moi. — Je n’en attendais pas moins de votre honneur, milord, reprit la jeune femme. L’aventure qui m’a conduite ici tient, je l’avoue, à une entreprise bien folle et bien désespérée, quoique je ne sois pas aussi dénuée de protection, et que ma situation puisse s’expliquer d’une manière moins choquante que ma présence ici, sous cet étrange déguisement, ne peut le faire supposer. J’ai assez et trop souffert de la seule honte d’être vue sous cet humiliant costume, et des conjectures que vous devez nécessairement avoir formées sur ma conduite ; mais je remercie Dieu du moins de m’avoir accordé une protection telle que je n’aurais pu être insultée sans en obtenir vengeance. »

Cette singulière explication en était là quand le geôlier parut, et servit à lord Glenvarloch un repas qui, dans sa situation actuelle, pouvait être regardé comme bon, et qui, s’il n’approchait pas de la cuisine du célèbre chevalier Beaujeu, était très supérieur en propreté, ainsi qu’en qualité, à celui qu’il avait fait dans l’Alsace. Un des gardes resta présent pour servir, et fit signe à la jeune femme déguisée de se lever pour l’aider dans son service ; mais Nigel déclara qu’il connaissait la famille de ce jeune page, et exigea que sa compagne se mît à table avec lui. Elle y consentit avec une espèce d’embarras qui rendit ses jolis traits encore plus intéressants ; cependant, elle conserva à table cette grâce naturelle et ces habitudes de la bonne compagnie qui annoncent l’éducation et le savoir-vivre. Nigel, soit qu’il fût déjà prévenu en sa faveur par les circonstances extraordinaires qui les avaient rassemblés, soit qu’il jugeât sans partialité d’après ce qu’il voyait réellement, pensa qu’il n’avait jamais vu une jeune personne observer aussi bien les convenances, conservant une simplicité si ingénue ; tandis que le sentiment de son étrange situation donnait une teinte particulière à sa manière d’être ; on n’y voyait dominer ni une politesse réservée, ni une gracieuse aisance, ni un timide embarras, mais elle se composait de ces diverses nuances, et en offrait tour à tour le caractère. On apporta du vin, dont aucune instance ne put la décider à goûter. Leur conversation, en présence du garde, se trouva naturellement bornée aux lieux communs relatifs au dîner ; mais Nigel, long-temps avant qu’on eût enlevé la nappe, avait résolu de chercher à découvrir l’histoire de cette jeune personne, d’autant plus qu’il commençait à penser que ses traits et le son de sa voix ne lui étaient pas aussi étrangers qu’il l’avait cru d’abord. Ce ne fut cependant qu’à force de réflexions qu’il se livra à cette conviction, et par suite de plusieurs circonstances qui survinrent pendant le dîner.

À la fin du repas, tandis que lord Glenvarloch réfléchissait à la manière dont il pourrait entamer la conversation sur le sujet qu’il désirait traiter, le geôlier lui annonça une visite.

« Hem ! » dit Nigel un peu contrarié, « je vois qu’une prison n’est pas un refuge contre les visites importunes. »

Il se prépara cependant à recevoir sa visite, tandis que sa compagne alarmée se réfugia dans le grand fauteuil, en forme de dormeuse, qui lui avait déjà servi d’asile, s’enveloppa dans son manteau, et s’arrangea de manière à éviter, autant que possible, d’être remarquée. Elle avait à peine fait ses dispositions à cet égard, que la porte s’ouvrit, et le digne George Heriot entra dans la chambre.

Il jeta autour de l’appartement ce coup d’œil vif et observateur qui lui était ordinaire, et s’avança vers Nigel en lui disant : « Milord, je voudrais pouvoir dire que je suis heureux de vous voir. — La vue des malheureux est rarement un bonheur pour ceux qui sont leurs amis, maître Heriot… mais du moins, moi, je suis heureux de vous voir.

Il lui tendit la main ; mais Heriot s’inclina avec beaucoup de cérémonie, au lieu d’accueillir une politesse qui, dans ces temps où la distinction des rangs était maintenue par tant de formes et d’étiquette, était considérée comme une faveur distinguée.

« Vous avez quelque chose contre moi, maître Heriot, » dit en rougissant lord Glenvarloch ; car il ne se laissait pas imposer par ces démonstrations de cérémonie et de respect.

« En aucune façon, milord, reprit Heriot ; mais j’ai été en France, et j’ai jugé à propos d’importer, avec quelques autres articles plus substantiels, un petit échantillon de cette politesse pour laquelle les Français sont si renommés. — Il n’est pas aimable à vous, dit Nigel, de vous en servir d’abord avec un ancien ami, et qui est de plus votre obligé. »

Heriot ne répondit à cette observation que par une petite toux sèche, et puis continua :

« Hem ! hem ! dis-je, hem ! Milord, comme il est possible que ma politesse française ne me mène pas loin, je voudrais savoir véritablement si je dois parler en ami, puisque Votre Seigneurie daigne me donner ce nom, ou si je dois, comme il convient à ma condition, me borner à traiter l’affaire indispensable qui m’amène ici. — Parler comme un ami ! certainement, maître Heriot… Je vois que vous avez adopté en grande partie, sinon entièrement, les préjugés défavorables qu’on a cherché à répandre sur mon compte… Parlez librement et sans réserve… J’avouerai du moins avec franchise les torts que j’ai réellement. — Et j’espère aussi, milord, que vous chercherez à les réparer. — Autant qu’il est en mon pouvoir de le faire, assurément. — Ah ! milord, voilà une restriction aussi triste qu’elle est inévitable ; combien ne voyons-nous pas tous les jours d’individus commettre légèrement cent fois plus de mal qu’il ne sera en leur pouvoir d’en réparer envers la société et ceux qui en sont devenus victimes ! Mais nous ne sommes pas seuls ici, » dit-il en souriant et jetant un regard pénétrant sur la jeune femme déguisée, qui, malgré tous ses efforts pour se soustraire à son observation, n’avait pu lui échapper. Plus soigneux d’empêcher qu’elle ne fût découverte que de tenir ses propres affaires cachées, Nigel se hâta de dire :

« C’est un page qui est à mon service ; vous pouvez parler librement devant lui ; il vient de France, et n’entend pas l’anglais. — Vous m’assurez donc que je puis parler librement, » reprit Heriot après avoir jeté un second coup d’œil sur le fauteuil ; « mais je crains que mes paroles ne soient plus franches qu’agréables… — Continuez, monsieur ; je vous ai dit que je savais supporter le reproche. — En un mot, milord, pourquoi vous trouvé-je ici, sous le poids d’accusations faites pour flétrir un nom illustré par des siècles de vertus ? — Vous me trouvez ici, parce que ma première erreur fut de vouloir être plus sage que mon père. — C’était chose difficile, milord : votre père avait la réputation d’être l’un des hommes les plus sages et les plus braves de l’Écosse. — Il m’avait recommandé d’éviter le jeu ; et j’ai cru pouvoir me permettre de modifier cette injonction en réglant mon jeu d’après ma prudence, mes moyens et mon bonheur. — Je comprends ; ce fut un sentiment de présomption auquel vint ensuite se joindre le désir du gain… Vous espériez pouvoir toucher de la poix sans que vos doigts en fussent souillés… Eh bien ! milord, il est inutile de m’en dire davantage sur ce point, car j’ai appris avec un vif regret combien cette conduite avait porté atteinte à votre réputation. Quant à votre seconde erreur, je vous la rappellerai sans scrupule… Milord ! milord ! quels que fussent les torts de lord Dalgarno à votre égard, le fils d’un tel père aurait dû être un objet sacré pour vous. — Vous parlez de sang-froid, maître Heriot ; moi j’étais exaspéré par mille outrages dont il m’avait accablé sous le masque de l’amitié. — C’est-à-dire qu’il avait donné de mauvais conseils à Votre Seigneurie ; et que vous, milord… — Je fus assez fou pour les suivre, interrompit Nigel. Mais nous laisserons cela de côté, s’il vous plaît, Maître Heriot. Les gens d’un certain âge et les jeunes gens, les hommes d’épée et ceux qui se livrent à des professions paisibles, ont toujours pensé et penseront toujours différemment sur ce sujet. — Je conviens de cette différence d’opinions entre un jeune lord et un vieil orfèvre… Cependant vous auriez dû avoir plus de patience par égard pour lord Huntinglen, et plus de prudence dans votre propre intérêt, en supposant que votre querelle fût juste. — Je vous prie de vouloir bien passer à quelqu’autre accusation. — Je ne suis pas votre accusateur, milord ; mais j’espère que votre cœur vous a déjà reproché amèrement la manière outrageante dont vous avez violé les devoirs de l’hospitalité envers votre ancien hôte. — Si j’avais été coupable du crime dont vous parlez, si j’y avais été entraîné par un moment de tentation, le repentir le plus amer n’aurait pas tardé à le suivre… Mais je ne suis pas le séducteur de cette malheureuse femme… Il y a une heure, j’ignorais encore qu’elle se fût détournée de son devoir. — Allons donc, milord ! » dit Heriot avec un peu de sévérité, « ceci ressemble trop à de l’affectation. Je sais qu’il y a parmi la jeunesse de notre temps une nouvelle morale au sujet de l’adultère comme de l’homicide… J’aimerais mieux vous entendre parler de corriger le Décalogue, et d’y substituer des peines plus légères en faveur des ordres privilégiés ; je le préférerais, dis-je, à vous entendre nier un fait dont on sait que vous vous êtes glorifié. — M’en glorifier ! jamais ! Il était impossible que je pusse tirer vanité d’une chose semblable ; mais pouvais-je empêcher de jeunes écervelés à la langue légère de faire des suppositions ? — Vous auriez bien su leur fermer la bouche, milord, s’ils avaient dit de vous quelque chose qui eût choqué vos oreilles et qui n’eût pas été fondé sur la vérité. Allons, milord, rappelez-vous la promesse que vous m’avez faite d’être sincère : un aveu, en semblable cas, est déjà un commencement de réparation. Je conviendrai que vous êtes jeune, que cette femme est jolie, et même, à ce que j’ai remarqué, un peu légère. Apprenez-moi où elle est. Son bonhomme de mari a encore quelque compassion d’elle ; il veut la mettre à l’abri de l’infamie, et peut-être même, avec le temps, la reprendra-t-il ; car nous sommes une bonne espèce de gens, nous autres marchands. Ne cherchez pas, milord, à imiter ceux qui font le mal pour le plaisir de le faire… c’est le pire attribut du démon lui-même. — Vos sévères remontrances me rendront fou : elles ont une apparence de sens et de raison ; et cependant c’est insister positivement pour que je vous apprenne une chose dont je n’ai pas la moindre connaissance. — Fort bien, milord » ; répondit froidement Heriot. « Vous avez sans doute le droit de garder votre secret, de quelque nature qu’il soit ; mais, puisque c’est si vainement que je vous parle sur ce point, nous ferons mieux de nous occuper d’affaires. Cependant il me semble voir apparaître l’image de votre père qui m’engage à continuer. — Comme il vous plaira, monsieur ; je ne chercherai pas à offrir d’autre garantie à celui qui doute de ma parole. — Eh bien ! milord, j’ai appris que dans le sanctuaire de White-Friars, asile si indigne d’un jeune homme de votre rang, un meurtre avait été commis. — Et vous m’accusez d’en être l’auteur, probablement ? — Dieu m’en préserve ! milord. Une enquête a été faite par le magistrat, dans laquelle il est rapporté que Votre Seigneurie, sous le nom supposé de Grahame, s’est comportée avec la plus grande bravoure. — Pas de compliment, je vous prie : je dois seulement me trouver fort heureux qu’on ne m’accuse pas encore d’avoir assassiné le vieillard. — C’est vrai, milord ; mais cette affaire même a besoin d’explication. Votre Seigneurie s’est embarquée ce matin-là avec une femme, et, dit-on, une immense somme d’argent en espèces et autres valeurs ; mais depuis on n’a pas entendu parler de cette femme. — Je me suis séparé d’elle au quai Saint-Paul, où elle est descendue avec son trésor. Je lui avais donné une lettre pour ce même John Christie. — Oui, c’est là l’histoire du batelier ; mais John Christie nie se souvenir de rien de cela. — Je suis fâché de ce que vous m’apprenez : fasse le ciel qu’elle n’ait pas été attirée dans un piège à cause du trésor qu’elle avait avec elle ! — J’espère que non, milord ; mais cela excite beaucoup d’inquiétude dans le public, et notre caractère national souffre de tous côtés. On se rappelle la fatale histoire de lord Sanquhar, pendu pour l’assassinat d’un maître d’armes, et l’on s’écrie qu’on ne veut pas voir séduire sa femme et voler son bien par la noblesse écossaise. — Et c’est moi qu’on accuse de tout ceci ? il ne me sera pas difficile de me justifier. — Je l’espère, milord, je dirai même que je n’en doute pas. Mais pourquoi avez-vous quitté White-Friars de cette manière ? — Maître Reginald Lowestoffe m’avait envoyé une barque en me faisant dire de songer à ma sûreté. — Je suis fâché de dire qu’il nie absolument avoir eu aucune connaissance des mouvements de Votre Seigneurie après vous avoir envoyé un commissionnaire avec quelques effets. — Les bateliers me dirent que c’était lui qui les envoyait. — Les bateliers ? il se trouve que l’un d’eux est un vaurien d’apprenti, une de mes anciennes connaissances… L’autre s’est échappé ; mais le garçon qui a été arrêté persiste à déclarer qu’il a été employé par Votre Seigneurie. — Il en a menti ! » s’écria Glenvarloch avec vivacité ; « il m’a dit être envoyé par maître Lowestoffe. J’espère que cet obligeant jeune homme est en liberté ? — Oui, milord, répondit Heriot, il en a été quitte pour une remontrance de la part des magistrats pour s’être mêlé d’une affaire telle que celle de Votre Seigneurie. La cour désire se conserver en bonne intelligence avec les jeunes étudiants dans ces temps de troubles ; sans quoi il ne s’en serait pas si bien tiré. — Voici la seule parole consolante que j’aie entendue de vous, reprit Nigel. Mais cette pauvre femme, que sera-t-elle devenue ? Elle s’était remise avec sa cassette à la garde de deux porteurs. — C’est ce qu’a dit le prétendu batelier ; mais aucun des commissionnaires du quai ne veut avoir fait cette commission… Je vois que cette pensée vous inquiète, milord ; mais on s’occupe de faire des recherches pour découvrir la retraite de cette pauvre femme, si tant est qu’elle existe encore, et aucun effort ne sera épargné. Maintenant, milord, j’ai rempli ma tâche dans ce qui regardait personnellement Votre Seigneurie… ce qui me reste à vous dire a rapport à une affaire d’un autre genre. — Occupons-nous-en sans délai ; j’aime mieux entendre parler des affaires de tout autre que des miennes propres. Vous ne pouvez pas avoir oublié, milord, reprit Heriot, la transaction qui eut lieu, il y a quelques semaines, chez lord Huntinglen, et par suite de laquelle une somme considérable fut avancée pour dégager les biens de Votre Seigneurie ? — Je me le rappelle parfaitement, et votre sévérité en ce moment ne peut me faire oublier le service que vous m’avez rendu dans cette occasion. Heriot s’inclina gravement et continua : « Cet argent fut avancé sur l’espoir et dans la confiance qu’il pourrait être remboursé par le montant d’un mandat revêtu de la signature royale, et accordé à Votre Seigneurie par Sa Majesté, en paiement de certaines sommes d’argent dues à votre père par le gouvernement. J’espère que Votre Seigneurie a bien compris cette affaire dans le temps, et j’espère qu’elle comprend maintenant le résumé que je viens de lui en faire, et le reconnaît exact ? — Parfaitement exact, répondit lord Glenvarloch ; et si les sommes spécifiées dans le bon ne peuvent être recouvrées, mes terres devront devenir la propriété de ceux qui ont remboursé les premières créances, et qui sont mis à leur place. — Précisément, milord, et la malheureuse position de Votre Seigneurie ayant, à ce qu’il paraît, alarmé ces nouveaux créanciers, je suis fâché de dire qu’ils deviennent pressants pour obtenir l’une ou l’autre de ces alternatives ; c’est-à-dire la possession des biens ou le paiement de leur argent. — Ils ont droit d’exiger l’un ou l’autre ; et comme dans ma position actuelle je ne puis pas les rembourser, je ne dois pas m’opposer à ce qu’ils prennent possession. — Arrêtez, milord ; si vous avez cessé de me regarder comme l’ami de votre personne, du moins vous me trouverez toujours disposé à me montrer celui de votre maison, ne fût-ce que par respect pour la mémoire de votre père. Si vous voulez me confier l’ordonnance qui porte le seing royal, je crois que dans l’état où sont les choses à la cour, je pourrai obtenir le recouvrement de cet argent. — Je le ferais avec plaisir, dit lord Glenvarloch ; mais la cassette où ce papier est renfermé n’est pas entre mes mains : elle a été saisie lors de mon arrestation à Greenwich. — Elle ne vous sera pas long-temps retenue, répondit Heriot ; car j’ai appris que le sain jugement du roi, éclairé par quelque renseignement qu’il s’était procuré, l’avait porté à rétracter toute accusation d’un attentat contre sa personne. Elle est entièrement abandonnée, et vous ne serez poursuivi que pour la violence avec laquelle vous avez assailli lord Dalgarno dans les dépendances mêmes du palais… Cette charge seule est assez grave pour que vous ayez de la peine à la réfuter. — Je ne me laisserai pas abattre ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant… Si j’avais cette cassette… — J’ai vu votre bagage dans l’antichambre en passant… cette cassette a frappé mes yeux. Je crois qu’elle vous vient de moi, elle avait appartenu à mon ancien ami sir Faithful Frugal… lui aussi avait un fils… » À ce mot il s’arrêta court.

« Un fils qui, comme celui de lord Glenvarloch, ne fit pas honneur à son père… n’est-ce pas ainsi que vous auriez fini votre phrase, maître Heriot ? — Milord, ce serait un jugement précipité. La miséricorde de Dieu est bien grande ; cependant je dirai que moi, qui ai souvent envié à mes amis leurs belles et florissantes familles, j’ai vu tant de changements survenir quand la mort en avait enlevé le chef, tant de fils ruinés dont les pères étaient fort riches, tant d’héritiers de baronnies et de beaux domaines sans un acre de terre, que je commence à croire probable que ma fortune, de la manière dont j’en disposerai, survivra à celle d’hommes plus puissants, quoique Dieu ne m’ait accordé aucun héritier de mon nom. Mais ceci est étranger à notre affaire. Holà, garde ! apportez les effets de lord Glenvarloch ! » Le gardien obéit et apporta le bagage. Les scellés avaient été apposés sur la malle et sur la cassette, mais en avaient été levés, dit le gardien, en conséquence d’un ordre subséquent de la cour, et le tout était à la libre disposition du prisonnier.

Impatient de mettre un terme à cette pénible visite, lord Glenvarloch ouvrit la cassette : il examina les papiers qu’elle contenait, d’abord à la hâte, puis ensuite plus lentement et avec plus d’attention ; mais ce fut en vain, l’ordonnance signée du roi avait disparu.

« Je ne m’attendais pas à autre chose ! » s’écria George Heriot avec amertume… « une première faute entraîne à toutes les autres. Voilà un bel héritage perdu, qui aura été escamoté par un coup de dé ou par un tour de cartes… Milord, vous jouez bien la surprise, je vous félicite de vos talents. J’ai vu bien des jeunes gens mauvaises têtes et dissipateurs, mais jamais une dissimulation aussi accomplie. Peu m’importent vos regards courroucés ? je parle dans l’amertume de mon cœur, et plein du souvenir de votre père : si personne n’a le courage de dire à son fils combien il a dégénéré, il se l’entendra reprocher du moins de la bouche du vieil orfèvre. »

Ce nouveau soupçon acheva de faire perdre patience à Nigel. Cependant, les motifs et le zèle du brave homme, joints aux circonstances qui faisaient naître ses soupçons, le rendaient si excusable, que ces considérations triomphèrent du ressentiment de lord Glenvarloch, qui, après deux ou trois exclamations très-vives, finit par garder un morne et dédaigneux silence. À la fin, maître Heriot reprit ses remontrances.

« Écoutez, milord, dit-il, il est presque impossible que vous ayez fait l’abandon complet de cet important papier. Apprenez-moi dans quel coin obscur, et pour quelle misérable somme vous l’avez donné en garantie… on pourra peut-être encore faire quelque chose… — Vos efforts en ma faveur sont d’autant plus généreux que vous croyez avoir lieu de concevoir la plus mauvaise opinion de celui qui en est l’objet… mais ils sont absolument inutiles. La fortune s’est déclarée contre moi sur tous les points : je lui abandonne la partie. — Morbleu ! » s’écria Heriot avec impatience, « vous feriez jurer un saint. Ne vous ai-je pas dit que si ce papier, à la perte duquel vous paraissez attacher si peu d’importance, ne se retrouvait pas, il fallait dire adieu à la belle baronnie de Glenvarloch, à ses forêts, à ses enclos, à ses champs de blé, à son lac, à ses eaux limpides, à tout ce qui a appartenu à la maison de Glenvarloch depuis le temps de Guillaume-le-Lion ? — Eh bien donc, je leur fais mes adieux ; et mes regrets ne seront pas longs. — Morbleu ! milord, le regret vous en prendra plus d’une fois avant de mourir, » s’écria Heriot du même ton de colère et d’impatience.

« Non pas, mon vieil ami, reprit Nigel. Si je regrette quelque chose, maître Heriot, ce sera d’avoir perdu l’estime d’un homme respectable, et, je puis ajouter, de l’avoir perdue sans le mériter. — Oui, oui, jeune homme, » dit Heriot en secouant la tête, « persuadez-moi cela si vous pouvez. Mais pour en venir à une conclusion (car les affaires que nous avons ensemble se réduisent désormais à peu de chose), vous me feriez croire tout aussi facilement que ce masque, dont je me saisis maintenant au nom de l’autorité paternelle, est un page français qui n’entend pas notre langue. »

En parlant ainsi, il saisit le page supposé par son manteau, et non sans employer quelque peu de violence, attira au milieu de l’appartement la belle déguisée, qui essaya de se couvrir le visage de son manteau d’abord, puis ensuite de ses mains. Mais Heriot ayant écarté successivement ces deux obstacles avec assez peu de cérémonie, fit voir à découvert la fille du vieil horloger, sa jolie filleule Marguerite Ramsay.

« Voilà une belle affaire ! » s’écria-t-il ; et tout en parlant, il ne put s’empêcher de la secouer légèrement, car nous avons remarqué plus haut qu’il était sévère sur l’article des mœurs et des convenances. « Comment se fait-il, mignonne, que je vous trouve sous un costume si indécent et dans une position si humiliante ?… Allons, votre modestie est maintenant hors de saison, elle aurait dû vous venir plus tôt. Parlez, ou je… — Maître Heriot, dit lord Glenvarloch, quelque droit que vous puissiez avoir partout ailleurs sur cette jeune fille, tant qu’elle sera dans mon appartement elle est sous ma protection. — Votre protection, milord ! un joli protecteur, ma foi ! Et depuis combien de temps, mistress, êtes-vous sous la protection de milord ? Parlez, et dites la vérité. — Depuis environ deux heures, mon parrain, « répondit la jeune fille, le visage incliné vers la terre et couvert de rougeur ; « mais c’était contre ma volonté. — Deux heures ! c’est plus qu’il ne faut pour qu’il en résulte bien du mal… Milord, voilà, je suppose, une autre victime sacrifiée à votre galanterie… une autre aventure dont vous irez vous glorifier chez Beaujeu. Il me semble que la maison où vous avez vu pour la première fois cette jeune folle aurait dû la mettre du moins à l’abri d’un pareil sort. — Sur mon honneur, maître Heriot, vous me rappelez maintenant que ce fut dans votre famille que je vis cette jeune demoiselle. Quoique ses traits ne soient pas de ceux qu’on peut facilement oublier, j’essayais vainement de me souvenir de l’endroit où ils avaient frappé mes yeux pour la première fois. Quant à vos soupçons, ils sont aussi faux qu’ils sont injurieux pour l’un et pour l’autre. Je venais seulement de découvrir son déguisement à l’instant où vous êtes entré. Je suis convaincu, d’après sa conduite et ses manières, que sa présence ici a été involontaire ; et Dieu me préserve d’être capable d’en abuser ! — Voilà de belles paroles, milord ; mais un clerc adroit peut lire les apocryphes avec autant d’assurance que les Écritures. Franchement, milord, vous en êtes venu à ce point où l’on ne peut croire à vos paroles que sur des preuves. — Je ne devrais pas parler, peut-être, » dit Marguerite, qui ne pouvait long-temps maîtriser la vivacité naturelle de son caractère, quel que fût le désavantage de sa position ; « mais je ne puis me taire plus long-temps : mon parrain, vous me faites injure, et vous n’êtes pas moins injuste envers ce jeune gentilhomme : vous dites que ses paroles ont besoin de preuves ; je saurais moi-même en trouver pour quelques-unes ; et quant aux autres, il ne me faut pas d’autre preuve que sa parole, pour qu’elles m’inspirent une profonde et religieuse croyance. — Je vous remercie, reprit Nigel, de la bonne opinion que vous venez d’exprimer à mon égard. Je vois que j’en suis venu à un point, quoique j’ignore comment j’ai pu y arriver, où l’on s’obstine à rejeter toute interprétation honorable de mes motifs et de mes actions. Je dois donc éprouver d’autant plus de reconnaissance envers celle qui me rend une justice que le monde me refuse. Quant à vous, madame, si j’étais en liberté, j’ai une épée et un bras qui sauraient protéger votre réputation. — Sur ma parole, voilà de l’Amadis et de l’Ariana tout pur, dit George Heriot ; Dieu sait ce que je deviendrais entre le chevalier et la princesse, si les mangeurs de bœuf n’étaient heureusement à portée de la voix… Allons, allons, madame l’étourdie, si vous voulez réussir avec moi, ce ne peut être que par des faits bien clairs, et non par de beaux discours tirés de romans ou de comédies. Comment, au nom du ciel ! vous trouvez-vous ici ? — Monsieur répondit Marguerite, puisque vous voulez le savoir, je vous dirai que je suis allée ce matin à Greenwich, avec Monna Paula, afin de présenter au roi une pétition pour lady Hermione. — Merci de ma vie ! s’écria l’orfèvre, ne voilà-t-il pas qu’elle se trouve aussi mêlée dans cette affaire ! Est-ce qu’elle ne pouvait pas attendre mon retour pour faire cette démarche ?… Mais je suppose que la nouvelle que je lui ai envoyée lui a ôté tout repos. Ah, femme ! femme ! celui qui doit vivre avec toi a besoin d’une double portion de patience, car tu n’en apportes guère dans la communauté. Mais voyons ! en quoi cette ambassade de Monna Paula peut-elle expliquer cet absurde déguisement ?… répondez sans détour. — Monna Paula était intimidée, répondit Marguerite, et ne savait comment s’y prendre pour remplir cette commission ; car vous savez qu’elle ne met presque jamais le pied dehors ; et… et… c’est pourquoi je lui promis d’aller avec elle pour lui donner du courage ; et… quant à ce costume, je suis sûre que vous vous rappellerez me l’avoir vu porter à Noël, car même vous trouvâtes qu’il n’était pas messéant. — Oui, c’était bon dans un salon, le jour de Noël, dit Heriot, mais non pour courir le pays comme une mascarade. Je me le rappelle fort bien, la belle, et je l’avais reconnu tout de suite : c’est cela qui, avec votre petit pied, et un avis que j’ai reçu ce matin d’un ami, ou soi-disant tel, m’a permis de vous découvrir. » Ici lord Glenvarloch ne put s’empêcher de jeter un regard sur le joli petit-pied que l’austère marchand lui-même avait jugé digne de remarque ; mais il se contenta d’un coup d’œil rapide, car il vit combien il augmentait la pénible confusion de Marguerite. « Et dites-moi, jeune fille, » continua maître Heriot, (car cette observation n’était qu’une parenthèse) lady Hermione avait-elle connaissance de cette belle œuvre ? — Je n’aurais pas osé le lui dire pour rien au monde, répondit Marguerite ; elle croyait que c’était un de nos apprentis qui devait aller avec Monna Paula. »

On remarquera ici que le mot d’apprenti parut être un talisman qui dissipa le charme sous l’influence duquel lord Glenvarloch avait écouté jusque-là les détails interrompus, mais pleins d’intérêt, de l’histoire de Marguerite.

« Et pourquoi n’y alla-t-il pas ? c’eût été, je pense, un compagnon plus convenable que vous pour Monna Paula ? » demanda le vieux marchand.

« Il était occupé d’une manière différente, » répliqua Marguerite d’une voix qu’on entendait à peine.

Maître George jeta un regard rapide sur Nigel ; et voyant que ses traits n’indiquaient aucun embarras, il murmura pour lui-même : « Il paraît qu’il n’y a pas tant de mal que je le craignais… Ainsi cette maudite Espagnole, la tête remplie, comme elles l’ont toutes, de déguisements, de masques, de portes secrètes et d’échelles de cordes, fut assez folle et assez imprudente pour vous emmener avec elle dans cette sage expédition ? Et comment vous en êtes-vous tirée, je vous prie ? — Comme nous arrivions à la grille du parc, dit Marguerite, le cri de trahison s’éleva de toutes parts ; je ne sais pas ce que devint Monna Paula ; mais je me mis à courir jusqu’à ce que je rencontrasse un honnête domestique du roi, appelé Linklater ; je fus bien obligée de lui dire que j’étais votre filleule, de sorte qu’il me protégea contre tous les autres, et me donna le moyen de parler à Sa Majesté, comme je l’en avais supplié. — C’est la seule preuve que vous ayez donnée dans toute cette affaire qu’il y avait encore un reste de bon sens dans votre petite tête. — Sa Majesté, continua la jeune fille, eut la bonté de me recevoir seule, quoique ses courtisans se récriassent contre le danger que pouvait courir sa personne et voulussent même, Dieu me pardonne ! me fouiller, pour voir si j’avais des armes. Mais le roi le défendit… Je crois que Linklater lui avait laissé entendre qui j’étais. — Fort bien, jeune fille ; je ne vous demande pas ce qui s’est passé ; il ne me convient pas de chercher à pénétrer les secrets de Sa Majesté. Si vous eussiez été enfermée avec son grand’père, le Renard rouge de Saint-André, comme l’appelait David Linsay, sur ma foi, j’aurais pu avoir des soupçons sur cette affaire ; mais notre maître, Dieu le bénisse ! est tranquille et sage ; c’est un véritable Salomon en toutes choses, excepté sur le chapitre des femmes et des concubines. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur, reprit Marguerite. Sa Majesté eut pour moi toute compassion et toute bonté ; mais elle dit qu’il fallait que je vinsse ici, et que la femme du lieutenant, lady Mansel, aurait soin de moi, et veillerait à ce que je fusse bien traitée. Le roi promit de m’y envoyer dans une barque couverte, et sous la conduite d’une personne bien connue de vous ; et c’est de cette manière que je fus amenée à la Tour. — Mais comment et pourquoi vous trouvez-vous dans cet appartement, la belle ? expliquez-moi cela, car il me semble que cette énigme a besoin d’être éclaircie. — Je ne puis pas l’expliquer autrement qu’en vous disant, monsieur, que lady Mansel persista à m’y envoyer, en dépit de mes prières, de mes larmes et de mes instances. Je n’avais rien à craindre, car je savais que je serais protégée ; mais je me sentais, je me sens encore prête à mourir de honte. — Eh bien ! si vos larmes sont sincères, le souvenir de votre faute en sera plus tôt effacé. Votre père connaît-il votre escapade ? — Je ne voudrais pas, pour rien au monde, qu’il la sût ; il me croit avec lady Hermione. — Oui, oui, l’honnête David s’entend mieux à régler ses horloges que sa famille… Allons, mademoiselle, je vais vous reconduire près de lady Mansel, et je la prierai d’avoir la bonté, lorsqu’on lui confie une jeune fillette, de ne pas la donner en garde au renard. Les gardes nous laisseront bien passer jusqu’à l’appartement de milady, j’espère ? — Arrêtez un seul moment, dit lord Glenvarloch : quelque mauvaise opinion que vous ayez conçue de moi, je vous le pardonne, car le temps vous prouvera qu’elle était injuste, et vous-même, j’en suis sûr, serez le premier à regretter l’injure que vous m’avez faite. Mais que vos soupçons ne s’étendent pas jusque sur cette jeune personne, dont les anges eux-mêmes attesteraient la pureté. J’ai remarqué chacun de ses gestes, de ses regards, et tant que je respirerai, je ne cesserai de penser à elle avec… — Ne pensez pas à elle du tout, milord ; c’est, je crois, la plus grande grâce que vous puissiez lui faire, ou ne pensez à elle que comme à la fille de David Ramsay : elle n’est pas faite pour être l’objet d’aventures romanesques et de beaux compliments dans le style de l’Arcadie. Je vous souhaite le bonjour, milord ; croyez cependant que je ne suis pas tout à fait aussi dur que mes paroles ont pu vous le faire croire… Si je pouvais vous être utile… c’est-à-dire, si je pouvais me retrouver à travers ce labyrinthe… Mais il est superflu d’en parler maintenant… Je souhaite le bonjour à Votre Seigneurie… Holà ! garde, laissez-nous passer pour aller chez lady Mansel. »

Le garde répondit qu’il lui fallait des ordres du lieutenant de la Tour, et, pendant qu’il était allé les demander, ils restèrent tous trois debout l’un auprès de l’autre, sans se parler, sans même se regarder autrement qu’à la dérobée ; situation qui, pour deux des personnages au moins, ne laissait pas d’être embarrassante. La différence de rang, tout importante que fût alors cette considération, n’empêchait pas lord Glenvarloch de remarquer que Marguerite Ramsay était une des plus jolies personnes qu’il eût jamais vues ; de soupçonner, sans qu’il pût trop dire pourquoi, qu’il ne lui était pas indifférent, et d’éprouver la conviction qu’il était pour beaucoup dans les circonstances qui avaient amené la situation pénible où elle se trouvait. L’admiration, l’amour-propre et la générosité se réunissaient en faveur du même objet ; et quand le garde revint avec la permission de les laisser sortir, le salut que Nigel adressa à la charmante fille de l’horloger fut accompagné d’une expression si particulière, qu’il fit naître sur les joues de la jeune personne une rougeur aussi vive que celle dont aucun des événements du jour avait pu les colorer. Elle lui rendit sa révérence d’un air embarrassé et timide ; et, s’attachant au bras de son parrain, quitta la chambre de la prison, qui, tout obscure qu’elle fût naturellement, n’avait pas encore paru aussi sombre à Nigel que lorsque la porte se fut refermée derrière la jeune fille.