Les Aventures de Nigel/Introduction 2

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 12-30).


INTRODUCTION.
EN FORME D’ÉPÎTRE DÉDICATOIRE.



LE CAPITAINE CLUTTERBUCK
AU RÉVÉREND DOCTEUR DRYASDUST.


Mon cher monsieur,


Je vous prie d’agréer mes remercîments des civilités dont vous avez bien voulu m’honorer dans votre obligeante lettre. J’adhère complètement à votre citation : quam bonum et quam jucundum ! Nous pouvons, en effet, nous regarder comme provenant de la même famille, et, suivant l’expression de notre pays, comme les enfants d’un même père. Vous n’aviez donc besoin d’aucune excuse, révérend et cher monsieur, pour me demander les renseignements que je puis être dans le cas de vous fournir sur l’objet de votre curiosité. L’entrevue dont vous voulez parler eut lieu dans le cours de l’hiver dernier, et elle est si profondément gravée dans ma mémoire, que sans nul effort j’en pourrai rassembler les plus petits détails.

La part que j’ai prise à la publication du roman intitulé le Monastère m’a fait, vous le savez, une sorte de réputation littéraire dans notre métropole d’Écosse. Nos libraires ne me laissent plus dans leur première boutique à marchander les objets de ma curiosité avec un garçon sans conséquence, et confondu dans la foule des enfants qui viennent acheter de la ficelle et des cahiers pour leurs leçons, ou des servantes qui marchandent pour un sou de papier ; mais aussitôt que je parais, le bibliopole en personne m’accueille avec cordialité, en me disant : « Passez, je vous prie, dans l’arrière-boutique, capitaine. Jeune homme, donnez un siège au capitaine Clutterbuck. Voici le journal, capitaine, le journal d’aujourd’hui, ou bien voici le nouvel ouvrage… Prenez ce plioir, ne vous gênez pas pour couper les feuilles, ou si vous aimez mieux, mettez le volume dans votre poche et emportez-le chez vous ; nous vous traiterons en libraire, monsieur, vous l’aurez au prix de facture. » Ou peut-être même, s’il s’agit d’une publication du digne libraire lui-même, poussera-t-il la libéralité jusqu’à dire : « Il est inutile de vous porter en compte une semblable bagatelle, monsieur, c’est un exemplaire de surplus… veuillez bien, je vous prie, recommander cet ouvrage aux hommes de lettres vos amis. » Je ne parle pas de la petite société littéraire bien choisie, attablée autour d’un turbot, d’un gigot de mouton de cinq ans, ou autre mets semblable, ni de la circulation d’une bonne bouteille de la meilleure bière forte de Robert Cockburn, ou peut-être de son meilleur genièvre[1], pour animer notre conversation sur d’anciens livres, ou nous encourager à en composer de nouveaux. De semblables douceurs sont réservées aux membres de la corporation des lettres, et j’ai l’avantage d’en jouir dans toute leur étendue.

Mais tout change sous le soleil, et c’est avec un sentiment de regret peu ordinaire que, dans mes visites annuelles à la métropole, je ressens l’absence de l’accueil affectueux et cordial du spirituel et obligeant ami qui me fit d’abord connaître au public : il possédait à lui seul assez d’esprit naturel pour faire la réputation d’une douzaine de diseurs de bons mots, et une originalité assez piquante pour faire la fortune d’un pareil nombre. À cette privation fort sensible s’est jointe la perte qui, j’espère, ne sera que momentanée, d’un autre libraire de mes amis, dont l’esprit vigoureux et les idées libérales ont fait de son pays natal l’entrepôt de la littérature contemporaine, et qui a établi dans cette capitale une cour littéraire, faite pour inspirer le respect à ceux qui sont le plus disposés à s’écarter de ses statuts. L’effet de ces changements, opérés en grande partie par le sens ferme et les judicieux calculs d’un individu qui sut tirer le parti le plus inattendu et le plus inespéré des divers genres de talent produits par son pays, sera probablement plus frappant encore pour la génération qui suivra la nôtre.

J’entrai l’autre jour dans la boutique At the Cross pour demander des nouvelles de la santé de mon digne ami, et j’appris avec satisfaction que sa résidence dans le midi avait diminué la violence des symptômes de sa maladie. M’autorisant alors des privilèges dont j’ai parlé, je m’enfonçai dans le labyrinthe de petites salles obscures, ou cryptes, pour parler le langage de nos antiquaires, qui forment les derrières de ce vaste et célèbre établissement de librairie. Cependant, tout en traversant, toujours au milieu des ténèbres, une suite de pièces remplies les unes de vieux bouquins, les autres de livres dont les rangs, égaux et sans vide sur les tablettes, me firent soupçonner que ce n’étaient pas les productions les plus faciles à vendre de l’établissement, je ne pouvais me défendre d’une sainte frayeur : quel danger ne courais-je point d’interrompre quelque barde inspiré dans un accès de fureur poétique, ou, ce qui pouvait être plus redoutable encore, une troupe de critiques occupés à dépecer le gibier dont ils venaient de s’emparer ! Dans une telle supposition, j’éprouvais d’avance cette horreur dont se sentent pénétrer les montagnards illuminés quand, par suite du don de divination, ils sont forcés de contempler des choses invisibles aux yeux des mortels, ou quand, pour me servir de l’expression de Collins,


Impassibles, souvent comme atteints de démence,
Ils contemplent d’un œil ou stupide ou hagard
La troupe des démons qui, dans le vide immense,
À leurs œuvres sans fin travaillent à l’écart.


Cependant, l’impulsion irrésistible d’une curiosité indéfinissable m’entraînait toujours à travers cette enfilade de pièces obscures. Enfin, semblable au joaillier de Delhi, dans la maison du magicien Bennascar, j’atteignis une salle voûtée, consacrée au secret et au silence : là, j’aperçus, assise à côté d’une lampe et occupée à lire une épreuve, la personne, ou pour mieux dire, le spectre de l’auteur de Waverley ! Vous ne serez pas surpris de l’instinct filial qui me fit reconnaître au premier coup d’œil les traits de cette vénérable apparition, et qui me fit plier le genou devant elle en lui adressant cette salutation classique : « Salve, magne parens ! » La vision cependant coupa court à mes politesses, en me montrant un siège et en m’apprenant que ma visite n’était pas inattendue, et qu’on avait quelque chose à me dire.

Je m’assis avec une humble soumission, et j’essayai d’examiner les traits de l’être avec lequel je me trouvais si inopinément en tête-à-tête. Mais sur ce point, je pourrai difficilement satisfaire Votre Révérence ; car, outre l’obscurité de l’appartement et l’agitation nerveuse que j’éprouvais, je me trouvais comme accablé d’un sentiment de respect filial qui m’empêchait de remarquer et de retenir ce que sans doute le personnage qui était devant moi désirait me cacher. D’ailleurs, il était tellement enveloppé et affublé, soit d’un manteau, d’une robe de chambre, ou de quelque vêtement flottant du même genre, qu’on aurait pu lui appliquer ces vers de Spencer :


Et même aucune créature
Jamais n’aurait pu découvrir
À ses traits comme à son allure,
Si c’était une femme ou quelqu’homme en peinture.


Cependant je continuerai à lui appliquer le genre masculin ; car, malgré les raisons très ingénieuses, et même les espèces de preuves administrées par ceux qui prétendent que deux femmes de talent se cachent sous le nom de l’auteur de Waverley, je m’en tiens à l’opinion générale et le range parmi les individus du sexe le moins aimable. Il y a dans ses écrits trop de choses,

Quæ maribus sola tribuuntur[2].


pour me permettre de concevoir le moindre doute à cet égard. Je continuerai, en adoptant la forme du dialogue, afin de répéter aussi exactement que possible ce qui se dit entre nous, observant seulement que, dans le cours de la conversation, la familiarité avec laquelle il me parlait fit disparaître insensiblement ma timidité première, et que je finis par discuter avec l’assurance convenable.

« L’Auteur de Waverley. Je désirais vous voir, capitaine Clutterbuck, comme étant la personne de ma famille pour laquelle j’ai le plus d’estime depuis la mort de Jedediah Gleishbotham. Je crains de vous avoir fait quelque tort en vous assignant le Monastère comme une partie de mes effets. J’ai quelque envie de vous dédommager en vous choisissant pour parrain de cet enfant encore à naître (montrant l’épreuve du doigt)… Mais d’abord, parlons du Monastère : qu’en dit-on dans le public ? Vous êtes répandu, et dans le cas de le savoir.

Le Capitaine Clutterbuck. Hé, hé ! la question est délicate… Je n’ai pas reçu de plaintes des éditeurs.

L’Auteur. C’est le point principal ; cependant un mauvais ouvrage est quelquefois conduit en pleine mer par ceux qui ont quitté le port avant lui, et qui avaient le vent en poupe.

Le Capitaine. Il y a une opinion générale… c’est qu’on n’aime pas la Dame Blanche.

L’Auteur. Je regarde moi-même ce caractère comme manqué, mais plutôt dans l’exécution que dans la conception. Si j’avais pu évoquer un esprit follet, en même temps fantasque et intéressant, capricieux et bienveillant, un lutin semblable au feu élémentaire, qu’aucune loi fixe, aucun principe d’action n’aurait enchaîné, fidèle et tendre, et cependant taquin et mobile…

Le Capitaine. Veuillez m’excuser, monsieur, si je vous interromps ; mais il me semble que vous venez de décrire une jolie femme.

L’Auteur. Je crois, sur ma parole, que vous avez raison… Il faut que je donne à mes esprits aériens un peu de sang et de chair humaine. Ils sont trop raffinés pour le goût actuel du public.

Le Capitaine. On dit aussi que votre fée[3] aurait dû avoir un but plus constamment noble… Le plongeon qu’elle fait faire au prêtre n’est pas un amusement bien digne d’une naïade.

L’Auteur. Ah ! il faut accorder quelque chose au caprice de ce qui n’est après tout qu’un lutin d’un ordre un peu élevé. Le bain dans lequel Ariel, la création la plus ingénieuse qu’ait produite l’imagination de Shakspeare, attire notre joyeux ami Trinculo, n’était pas d’ambre ni de rose. Mais personne ne me trouvera obstiné à lutter contre le courant : j’écris pour amuser le public ; il m’est égal qu’on le sache ; et quoique incapable de viser à la popularité par des moyens que je regarderais comme indignes de moi, d’un autre côté, je ne m’obstinerai pas à défendre mes propres erreurs contre l’opinion publique.

Le Capitaine. Vous abandonnez donc dans l’ouvrage actuel (jetant à mon tour un coup d’œil sur la feuille d’épreuve) le genre mystique et tout le système des signes, prodiges et présages ? Il n’y aura ni songes, ni augures, ni présage, même obscur, des événements qui suivront.

L’Auteur. Pas une égratignure de Cock-Lane, mon fils ; pas un seul coup sur le tambour de Tedworth ; pas seulement le misérable bruit que fait derrière la boiserie un faible insecte, présage de mort, nous dit-on. Tout y est clair et à découvert, et un métaphysicien écossais peut en croire jusqu’au dernier mot.

Le Capitaine. Et l’histoire en est, j’espère, naturelle et probable, débutant d’une manière frappante, marchant avec simplicité, et se terminant avec magnificence ? Tel un fleuve célèbre s’élance de quelque grotte obscure et romantique ; puis coulant ensuite sans jamais arrêter ni précipiter son cours, il visite comme par un instinct naturel tout ce qui lui paraît digne d’intérêt dans le pays qu’il traverse ; s’élargissant et devenant plus profond à mesure qu’il avance dans sa marche, il arrive enfin à son terme dans quelque port florissant où des vaisseaux de toute espèce viennent abaisser leurs voiles et leurs vergues.

L’Auteur. Hé, hé ! que diable veut dire cela ?… Comment donc ! il faudrait un Hercule pour inventer une histoire dont la marche rapide et coulante ne se ralentit jamais, devient plus large et plus profonde, et tout ce qui s’ensuit. Je serais enfoncé dans la tombe jusqu’au menton, mon cher, avant d’avoir fini cette tâche : et en même temps toutes les pointes et toutes les belles choses que j’aurais pu inventer pour l’amusement du lecteur me pourriraient dans le ventre comme les proverbes que supprimait Sancho dans la crainte d’encourir le mécontentement de son maître. Il n’y eut jamais de roman écrit sur ce plan depuis que le monde est monde.

Le Capitaine. Pardonnez-moi : Tom Jones.

L’Auteur. C’est vrai, et peut-être encore Amélie. Fielding avait des idées très-élevées sur la dignité d’un art dont il peut être considéré comme le fondateur. Il élève le roman au rang de l’épopée. Smollet, Le Sage et d’autres, s’affranchissant de la sévérité des règles qu’il a posées, ont écrit l’histoire des diverses aventures arrivées à un individu pendant le cours de sa vie, plutôt qu’ils n’ont suivi le plan d’un poème régulier, où chaque pas, par un enchaînement naturel, nous rapproche de la catastrophe finale. Ces grands maîtres se sont contentés d’amuser le lecteur sur la route ; et s’ils amènent la conclusion, c’est que l’histoire doit finir : de même que le voyageur s’arrête à l’auberge parce qu’il est à la fin de sa journée.

Le Capitaine. C’est une manière de voyager très-commode, pour l’auteur du moins. En un mot, monsieur, vous êtes de l’opinion de Bayes. À quoi diable est bon le plan, si ce n’est à amener de jolies choses ?

L’Auteur. Supposons que cela fût vrai, et que j’écrivisse d’une manière spirituelle et piquante quelques scènes sans suite ni liaison, mais qui eussent en elles-mêmes assez d’intérêt pour faire oublier un moment les souffrances du corps, distraire les peines de l’esprit, dérider un front sillonné par les fatigues d’un travail journalier, ou du moins prendre la place des mauvaises pensées, en suggérer peut-être de meilleures, ou même encore inspirer à un oisif le désir d’étudier l’histoire de son pays ; enfin, dont la lecture, sans nuire à l’accomplissement d’aucun devoir sérieux, pût procurer un amusement innocent… L’auteur d’un tel ouvrage, avec quelque peu d’art qu’il fût exécuté, ne pourrait-il pas, pour faire pardonner ses erreurs et ses négligences, se servir de la même excuse que cet esclave qui, sur le point d’être puni pour avoir répandu le faux bruit d’une victoire, s’écria : Ô Athéniens, suis-je donc blâmable de vous avoir procuré un jour heureux ?

Le Capitaine. Auriez-vous la bonté de me permettre de rapporter une anecdote de mon excellente grand’mère ?

L’Auteur. Je ne vois pas trop le rapport qu’elle peut avoir avec ce sujet, capitaine Clutterbuck.

Le Capitaine. Elle vient fort à propos, puisque nous en sommes au plan de Bayes. La très-judicieuse vieille dame, que Dieu veuille avoir son âme ! était fort attachée à l’Église, et ne pouvait souffrir que les mauvaises langues exerçassent leur malignité sur tel ou tel de ses ministres, sans prendre chaudement son parti. Il y avait pourtant une raison qui la déterminait infailliblement à délaisser la cause de son révérend protégé : c’était quand elle apprenait qu’il avait prêché en chaire contre les médisants et les diffamateurs.

L’Auteur. Et qu’est-ce que cela a de commun ?

Le Capitaine. Seulement que j’ai entendu dire à des ingénieurs que l’on risque de découvrir le côté faible à l’ennemi en s’occupant trop ostensiblement de le fortifier.

L’Auteur. Et encore une fois, je vous prie, où en voulez-vous venir ?

Le Capitaine. Eh bien donc, sans plus de métaphore, je crains que cette nouvelle production, dans laquelle votre générosité paraît disposée à m’accorder quelque intérêt, n’ait grand besoin d’indulgence, puisque vous jugez à propos de commencer votre défense avant que l’affaire soit en jugement. Je parierais une pinte de claret que l’intrigue est confuse et sans liaison.

L’Auteur. C’est une pinte de Porto, sans doute, que vous voulez dire ?

Le Capitaine. J ai dit de claret, de bon claret du Monastère… Ah ! monsieur, si vous vouliez seulement suivre les conseils de vos amis, et tâcher de mériter au moins la moitié de la faveur publique qui vous a été accordée, nous pourrions tous boire du Toksay.

L’auteur. Peu m’importe ce que je bois, pourvu que ce soit une boisson saine.

Le Capitaine. Songez à votre réputation, du moins à votre gloire.

L’Auteur. Ma gloire !… je vous ferai la même réponse qu’un de mes amis, avocat du célèbre Jem Mac-Coul, homme plein d’esprit, de talent et d’expérience, fit à la partie adverse qui s’applaudissait de voir son client refuser de répondre à certaines questions, auxquelles, disait-elle, un homme qui avait le moindre égard pour sa réputation ne pouvait hésiter à répliquer. « Mon client, dit-il (et, par parenthèse, Jem était derrière lui dans ce moment, ce qui faisait vraiment un spectacle curieux), mon client a le malheur de ne pas se soucier beaucoup de sa réputation, et j’agirais avec fort peu de sincérité envers la cour si je disais que celle qu’il a mérite qu’il en prenne quelque soin. » Je suis, quoique par des motifs bien différents, dans cet heureux état d’insouciance. Que la gloire accompagne ceux qui ont une forme substantielle, mais une ombre (et un auteur anonyme n’est pas davantage), une ombre ne peut produire aucune ombre.

Le Capitaine. Vous n’êtes peut-être pas aussi anonyme que vous croyez. Ces Lettres au membre du parlement pour l’université d’Oxford…

L’Auteur. Montrent l’esprit, le génie et la délicatesse d’un auteur que je désire de tout mon cœur voir s’occuper de sujets plus importants : elles prouvent d’ailleurs que le soin que j’ai pris de conserver mon caractère d’incognito a engagé un jeune talent dans la discussion d’une question singulière en fait d’évidence ; mais, pour avoir été ingénieusement plaidée, une cause n’est pas, à coup sûr, gagnée. Vous devez vous rappeler que l’habile enchaînement de preuves circonstancielles si adroitement produites pour établir le titre de sir Philip Francis aux Lettres de Junius, parut d’abord irréfragable ; et cependant l’influence de ces raisonnements s’est évanouie, et l’auteur de Junius, dans l’opinion générale, est aussi inconnu que jamais. Mais, sur ce sujet, soit qu’on me flatte ou qu’on me pique, on ne tirera pas de moi un mot de plus. Dire qui je ne suis pas, serait faire un pas pour dire qui je suis : or, comme je n’ambitionne pas plus qu’un certain juge de paix dont parle Shenstone[4], le bruit ou l’effet que de semblables choses font dans le monde, je continuerai de garder le silence sur un sujet qui, dans mon opinion, est très-indigne de l’attention qu’on y a donnée, et qui mérite encore moins d’occuper sérieusement l’esprit ingénieux du jeune auteur des Lettres.

Le Capitaine. Mais en admettant, mon cher monsieur, que vous soyez indifférent à votre réputation personnelle, et à celle de tout autre homme de lettres sur les épaules duquel vos fautes peuvent retomber, permettez-moi de vous faire une question. La seule reconnaissance envers un public qui vous accueillit avec tant de bonté et les critiques qui vous traitèrent avec tant d’indulgence, ne devraient-elles pas vous engager à donner plus de soin à votre ouvrage ?

L’Auteur. Je vous conjure, mon fils, comme l’aurait dit le docteur Johnson, de vous affranchir de l’hypocrisie. Quant aux critiques, ils ont fait leur métier, et moi le mien, suivant ce proverbe de nourrice :


Ce qu’en Hollande les enfants
À fabriquer mettent leur gloire,
Les bambins anglais, plus méchants,
Se font une œuvre méritoire
De le briser par passe-temps.


Je suis leur humble pourvoyeur[5], trop occupé à leur fournir leur pâture pour avoir le temps de regarder s’ils l’avalent ou s’ils la rejettent. Quant au public, je suis à son égard à peu près comme le facteur qui laisse une lettre à la porte d’un individu : si elle contient une bonne nouvelle, si c’est le billet d’une maîtresse, le souvenir d’un fils absent, une remise d’un correspondant qu’on croyait en faillite, la réception en est agréable ; elle est lue et relue, ployée soigneusement, et disposée dans le secrétaire. Si le contenu en est importun, si elle vient d’un créancier ou d’un ennuyeux, le correspondant est maudit, la lettre jetée au feu, et l’on en regrette amèrement le port ; dans l’un ou l’autre cas, on ne s’occupe pas plus du porteur de la dépêche que de la neige de l’hiver d’avant. Toute la bienveillance qui existe entre l’auteur et le public, consiste, de la part de ce dernier, à montrer quelque indulgence aux ouvrages qui suivent ceux qui ont réussi à lui plaire, quand ce ne serait que pour se conformer à la direction déjà prise ; de son côté, l’auteur est naturellement tout disposé à juger favorablement du goût de ceux qui ont si libéralement applaudi ses productions ; mais je nie qu’il y ait de part ou d’autre aucun sujet de reconnaissance proprement dite.

Le Capitaine. Alors, par respect pour vous-même, vous devriez être plus prudent.

L’Auteur. Oui, si la prudence pouvait augmenter ma chance de succès. Mais, pour vous avouer la vérité, les ouvrages et les morceaux dans lesquels j’ai le mieux réussi sont ceux qui ont été écrits avec le plus de rapidité, et quand je les ai entendu mettre en opposition avec d’autres, loués comme étant plus travaillés, j’aurais pu en appeler à ma plume et à mon écritoire. D’ailleurs, je doute que trop de délai puisse avoir un effet favorable pour l’auteur et pour le public. Il faut frapper le fer quand il est chaud, et mettre à la voile quand le vent est bon. Dès qu’un auteur heureux n’occupe plus la scène, un autre s’en empare aussitôt. Un écrivain qui attendra dix ans avant de produire un second ouvrage, se trouvera remplacé par d’autres, ou bien si le siècle est assez pauvre de génies pour que cela n’arrive pas, sa réputation même deviendra son plus grand écueil. Le public espérera un livre dix fois meilleur que les précédents ; l’auteur, de son côté, comptera sur dix fois plus de succès, et il y a cent à parier contre dix que l’un et l’autre seront trompés dans leur attente.

Le Capitaine. Ceci peut justifier un certain degré de rapidité dans la publication, mais non pas celle qu’on dit n’avancer à rien. Il faut respecter le proverbe Festina lente[6], et au moins prendre le temps d’arranger votre histoire.

L’Auteur. C’est là le point embarrassant pour moi, mon fils. Croyez-moi, je n’ai pas été assez sot pour négliger les précautions ordinaires. J’ai, à plusieurs reprises, refait le plan de mon ouvrage ; je l’ai divisé en volumes et en chapitres, et j’ai essayé de construire une fable qui procédât d’une manière graduelle et marquée, tînt le lecteur en suspens et piquât sa curiosité, et qui enfin se terminât par une catastrophe éclatante. Mais je crois qu’un démon vient se mettre à cheval sur ma plume quand je commence à écrire, et s’occupe tout exprès de l’écarter de son but. Les caractères se développent sous sa main, les incidents se multiplient, l’histoire languit à mesure que les matériaux augmentent. Mon édifice régulier devient une construction gothique de tous les genres, et l’ouvrage est fini que je suis encore loin d’atteindre le but que je m’étais proposé.

Le Capitaine. De la résolution et une ferme persévérance pourraient remédier à cela.

L’Auteur. Hélas ! mon cher monsieur, vous ne connaissez pas la force de l’affection paternelle. Quand je tombe sur un caractère tel que celui du bailli Jarvie ou de Dalgetty, mon imagination s’échauffe, et mes idées s’éclaircissent à chaque pas que je fais dans leur compagnie, quoiqu’ils me fassent faire plus d’un mille hors de la grande route, et me forcent de sauter par-dessus les haies et les fossés pour y rentrer. Si je résiste à cette tentation, comme vous me le conseillez, mes pensées deviennent languissantes, plates et insipides. J’écris péniblement pour moi-même et avec le sentiment de ma faiblesse, ce qui me rend plus faible encore. Le coloris brillant que mon imagination avait donné aux incidents disparaît, et tout devient froid et sombre. Je ne suis plus le même auteur. Le chien condamné à tourner dans une roue pendant des heures entières ne ressemble guère à ce même chien tournant gaiement après sa queue, et bondissant, folâtrant en toute liberté. Bref, monsieur, dans de telles occasions, il me semble que je suis ensorcelé.

Le Capitaine. Ma foi, monsieur, si vous parlez de sortilège, il n’y a plus rien à dire. On ne peut pas aller contre le diable. Et Voilà, je suppose, pourquoi vous ne vous essayez pas dans le genre dramatique, comme on vous y a si souvent engagé.

L’Auteur. Une très-bonne raison pour ne pas écrire pour le théâtre, c’est que je ne sais pas former une intrigue. D’ailleurs, l’idée qu’ont adoptée des juges trop indulgents relativement à mes dispositions en ce genre, est fondée sur des fragments de vieilles comédies provenant d’une source inaccessible aux compilateurs, et que l’on a crus un peu légèrement être le fruit de mon imagination. Or, la manière dont ces fragments sont venus en ma possession est si extraordinaire, que je ne puis m’empêcher de vous la raconter.

Il faut que vous sachiez qu’il y a une vingtaine d’années j’allais visiter dans le comté de Worcester un ancien ami, avec lequel j’avais servi autrefois dans les dragons.

Le Capitaine. Ainsi vous avez servi, monsieur ?

L’Auteur. Que j’aie servi ou non, cela revient au même. Le titre de capitaine est souvent utile en voyage… Je trouvai, contre mon attente, la maison de mon ami remplie d’une foule d’hôtes, et, comme d’usage, je fus condamné (car l’habitation était un vieux château) à coucher dans la chambre aux revenants. J’ai, comme l’a dit un célèbre contemporain, vu trop de fantômes peur y croire ; je m’arrangeai donc fort tranquillement pour dormir, bercé par le murmure du vent qui agitait les feuilles des tilleuls : ces arbres interceptaient partiellement les rayons de la lune qui frappaient sur le plancher à travers les vitres de la croisée. Tout à coup une ombre plus épaisse vint s’interposer entre la lune et moi, et j’aperçus distinctement dans la chambre…

Le Capitaine. La Dame Blanche d’Avenel, sans doute ? Vous nous avez déjà raconté cette histoire.

L’Auteur. Non, j’aperçus une figure de femme avec une cornette, un tablier à bavette, des manches retroussées jusqu’au coude, tenant d’une main une poivrière, de l’autre une cuiller à pot. Je conclus naturellement que c’était la cuisinière de mon ami, qui était somnambule ; et comme je savais qu’il faisait cas de Sally, qui est une fille sans pareille dans le pays pour retourner une crêpe, je me levai pour la guider jusqu’à la porte, afin qu’il ne lui arrivât pas d’accident ; mais, comme je m’approchais d’elle, elle s’écria : « Arrêtez, monsieur, je ne suis pas ce que vous croyez, » paroles qui venaient si à propos dans cette circonstance que je n’y aurais pas fait grande attention sans le son de voix sépulcral dont elles furent prononcées ; « sachez donc, » ajouta-t-elle de la même voix creuse et surnaturelle, « que je suis le spectre de Betty Barns… qui se pendit par amour pour le cocher d’une diligence. » Voilà, pensai-je en moi-même, une belle œuvre ! « Oui, continua-t-elle, je suis le spectre de cette malheureuse Élisabeth ou Betty Barns, long-temps cuisinière de M. Warburton, ce laborieux compilateur, mais, hélas ! conservateur trop négligent de la plus volumineuse collection de pièces de théâtre connues : il en possédait un grand nombre dont il ne reste plus que les titres pour égayer les préfaces des éditions Variorum de Shakspeare. Oui, étranger, ce furent ces mains fatales qui condamnèrent à la graisse et au feu des quantités de petits in-quarto, qui, s’ils existaient encore, feraient perdre la raison au club entier de Roxburgh[7]. Voici les malheureux doigts qui flambèrent de grasses volailles et essuyèrent de sales tranchoirs avec les ouvrages perdus des Beaumont et Fletcher, des Massinger, Johnson, Webster… que dirai-je ? de Shakspeare lui-même ! » Comme tout amateur des antiquités du théâtre, l’ardente curiosité qu’avait excitée en moi quelque pièce mentionnée dans le livre de l’ordonnateur des jeux et fêtes de la cour, avait souvent été trompée, en apprenant que l’objet de mes recherches était du nombre des victimes offertes en holocauste par cette malheureuse prêtresse au dieu de la bonne chère ; il n’est donc pas étonnant que, comme l’ermite de Parnell,


Je me sois affranchi des liens de la crainte,
Pour dire : « Misérable ! infâme ! » À ce propos,
Betty brandit sa poêle, et répond en ces mots :


« Prenez garde que votre fureur intempestive ne vous fasse perdre l’occasion d’indemniser le monde des pertes dont mon ignorance fut la cause. Dans ce trou à charbon dont on ne s’est pas servi depuis des années, est enfoui le petit nombre des fragments gras et noircis d’anciens drames qui ont échappé à une ruine totale… » Eh bien, pourquoi ouvrir de grands yeux, capitaine… sur mon âme, c’est vrai : comme dit le major Longbow, à quoi me servirait-il de dire un mensonge ?

Le Capitaine. Un mensonge, monsieur ! Dieu me préserve d’appliquer ce mot à un personnage si vénérable. Seulement, je vois que vous êtes en train de vous amuser un peu ce matin, et voilà tout. Ne feriez-vous pas mieux de garder cette légende pour servir d’introduction à trois anciens drames retrouvés, ou quelque chose de semblable ?

L’Auteur. Vous avez raison, l’habitude est une chose étrange, mon fils. J’oubliais à qui je parlais. Oui, des drames pour le cabinet et non pour le théâtre.

Le Capitaine. Justement, et de cette manière vous êtes sûr qu’on vous jouera, car les directeurs de théâtre, tandis que des milliers de volontaires s’empressent à les servir, ont une singulière partialité pour prendre les gens de force.

L’Auteur. J’en suis un témoin vivant, car de même qu’un second Labérius, on a fait de moi un poète dramatique bon gré mal gré. Je crois qu’on trouverait moyen de me mettre en scène, même si j’écrivais un sermon[8].

Le Capitaine. Ma foi, si cela vous arrivait, je craindrais que certaines gens n’en fissent une farce ; c’est pourquoi, si vous avez l’intention de changer de genre, je vous conseillerais un volume de drames à la manière de lord Byron.

L’Auteur. Non, non, Sa Seigneurie est d’un degré au-dessus de moi, et je ne veux pas m’exposer, si je puis, à rompre une lance avec elle. Mais voilà mon ami Allan qui vient de composer une pièce telle que j’aurais pu en faire une moi-même dans un jour de verve et avec une des plumes brevetées de Bramah, première qualité… Je ne puis jamais rien faire de bon, sans tous les accessoires nécessaires.

Le Capitaine. Voulez-vous parler d’Allan Ramsay ?

L’Auteur. Non, ni d’Allan Barbara non plus, mais d’Allan Cunningham qui vient de publier sa tragédie de Marmaduke-Maxwell, où l’on trouve des réjouissances mêlées à des assassinats, des scènes d’amour et de massacre, et des passages qui n’aboutissent à rien, mais qui n’en sont pas moins fort jolis. Il n’y a pas dans l’intrigue une ombre de probabilité, mais il y a des morceaux si pleins de feu, et partout une verve si poétique, que je voudrais de tout mon cœur pouvoir en répandre autant dans les fragments de la cuisinière, si j’étais jamais tenté de les publier. Dans une édition convenable, tout le monde lirait et admirerait les beautés d’Allan ; comme il est imprimé, on ne remarquera peut-être que ses défauts, ou ce qui est pis, on ne le remarquera peut-être pas du tout. Mais, consolez-vous, brave Allan, vous n’en faites pas moins honneur à la Calédonie… Il y a aussi des effusions lyriques que vous ferez bien de lire, capitaine. C’est chez nous, c’est chez nous[9], est un morceau digne de Burns.

Le Capitaine. Je suivrai votre avis. Le club de Kennaquhair est devenu difficile depuis que Catalani a visité l’abbaye. La froide pauvreté[10] a été pauvrement et froidement reçue, et l’on n’a fait que tousser pendant les Bords de la jolie Doon, dont on n’a pas écouté un mot. Tempora mutantur[11].

L’Auteur. Ils ne peuvent pas rester toujours les mêmes, il faut bien qu’ils changent avec nous. N’importe, après tout,


Un homme en est-il moins un homme ?


Mais l’heure de nous séparer approche.

Le Capitaine. Vous êtes donc déterminé à poursuivre votre système ordinaire ? N’avez-vous pas réfléchi qu’on pourrait attribuer à quelque motif peu honorable cette succession rapide de publications ? On dira que vous ne travaillez que par amour du gain.

L’Auteur. Supposons que la perspective des avantages considérables qu’on peut retirer du succès littéraire se joignît à d’autres motifs pour m’engager à paraître plus fréquemment devant le public… cet émolument est la taxe volontaire que le public paie pour un certain genre d’amusement littéraire ; elle n’est exigée de personne, et ceux qui veulent bien se l’imposer sont probablement en état de le faire : ils y trouvent sans doute une satisfaction proportionnée à leur dépense. Si ces volumes ont mis en circulation une somme immense, en ai-je profité tout seul, et ne puis-je pas dire à cent individus depuis l’honnête Duncan, manufacturier de papier, jusqu’aux plus humbles apprentis d’imprimerie[12] : N’en avez-vous pas reçu votre part ? n’avez-vous pas reçu vos quinze sous ? Je pense, je l’avoue, que notre moderne Athènes m’a beaucoup d’obligations d’avoir établi dans son sein une si vaste manufacture ; et quand la mode viendra de se faire nommer au parlement par le suffrage populaire, fort du crédit de tous les ouvriers barbouilleurs qui travaillent à la littérature, mon intention est d’y postuler un siège.

Le capitaine. Voilà le véritable langage d’un fabricant de calicot.

L’Auteur. Encore du charlatanisme, mon cher fils… Il y a aussi de la chaux dans ce vin-là… tout n’est que falsification dans ce monde ! Je le soutiens en dépit d’Adam Smith et de ses partisans, un auteur à succès est comme le laboureur auquel on doit le produit de la terre ; ses ouvrages constituent une partie aussi effective de la richesse publique que les marchandises de toute autre manufacture. Si une nouvelle denrée, ayant une valeur intrinsèque et commerciale, est le résultat de l’opération, pourquoi les ballots de livres d’un auteur seraient-ils regardés comme une partie moins avantageuse de la fortune publique que les marchandises de tout autre manufacturier ? Je parle par égard à la circulation de l’argent qui se répand dans le public, et au degré d’industrie qu’un ouvrage, même aussi frivole que celui-ci, doit exciter et récompenser même avant que les volumes aient quitté le magasin de l’éditeur. Quant à mes émoluments, ils sont le prix de mon travail, et je ne me crois responsable au ciel que de la manière dont je les emploie ; les gens de bien penseront peut-être que la somme n’est pas employée tout entière au profit de l’égoïsme, et, sans que celui qui les dépense prétende s’en faire un grand mérite, qu’une portion dirigée par le ciel peut aller remplir la poche du pauvre.

Le Capitaine. Cependant on regarde généralement comme vil d’écrire par un pur motif d’intérêt.

L’Auteur. Ce serait une chose vile que de le faire exclusivement dans ce but, ou même d’en faire le principal motif d’un travail littéraire… Je dirai plus, je ne crois pas qu’un ouvrage d’imagination uniquement entrepris dans la vue d’en tirer une certaine somme, ait jamais eu ou puisse jamais avoir du succès. De même l’avocat qui plaide, le soldat qui combat, le médecin qui fait ses ordonnances, et le ministre qui prêche, si toutefois il en existe un pareil, sans aucun zèle pour sa profession, sans aucun sentiment de leur dignité, et purement à cause des honoraires, paie ou salaire quelconque, ceux-là s’abaissent au rang d’artisans mercenaires. C’est pourquoi, à l’égard des deux facultés savantes au moins, leurs services sont regardés comme au-dessus de toute valeur, et sont reconnus, non par une appréciation exacte, mais par un honorarium ou reconnaissance volontaire. Mais si un client ou si un malade essaie d’oublier cette petite cérémonie de l’honorarium, qui est censée une chose dont on ne s’occupe pas, qu’il fasse alors attention à la manière dont le savant docteur le traitera. Il en est donc de même, hypocrisie à part, à l’égard des émoluments littéraires. Aucun homme sensé, quelque soit son rang, n’est honteux, ou ne doit rougir d’accepter un juste dédommagement de son temps et une portion raisonnable du capital qui doit son existence même à ses travaux. Quand Pierre-le-Grand travaillait aux retranchements, il recevait la paie d’un simple soldat : et les seigneurs, les hommes d’État, et les théologiens les plus distingués de leur temps, n’ont pas dédaigné de régler leur compte avec leur libraire.

Le Capitaine. (Il chante.)

Oh ! si c’était chose vulgaire,
Les grands seigneurs l’éviteraient ;
Et si c’était péché sur terre,
Les prêtres s’y refuseraient.


L’Auteur. Vous parlez comme il faut. Mais il n’y a pas d’homme d’honneur, de génie ou de mérite, qui voulût faire de l’amour du gain le principal, encore moins l’unique but de ses travaux. Quant à moi, je ne suis pas fâché que ce jeu me soit favorable ; tant que je plairai au public, il est probable que je le continuerai, plutôt pour le plaisir de jouer qu’autrement ; car j’ai éprouvé aussi fortement qu’aucun autre cette passion pour la composition, le plus puissant peut-être de tous les instincts, qui pousse l’auteur à son secrétaire et le peintre à son chevalet, souvent sans aucune chance de gloire, sans perspective de récompense. Peut-être en ai-je trop dit là-dessus. J’aurais pu sans doute, avec autant de sincérité que la plupart des gens, me justifier de l’accusation d’avoir des penchants avides ou mercenaires : mais je ne suis pas assez hypocrite pour nier les motifs ordinaires d’après lesquels je vois le monde entier autour de moi travailler sans cesse et sacrifier le repos, le bonheur, la santé et la vie. Je n’affecte pas le désintéressement de cette ingénieuse association de gentilshommes dont parle Goldsmith, qui vendaient leur journal six sous pièce, seulement pour leur plaisir.

Le Capitaine. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter. On dit dans le monde que vous vous épuiserez…

L’Auteur. Le monde a raison. Mais qu’en arrivera-t-il ? Quand il ne dansera plus je briserai mes chalumeaux. La férule du public ne manquera pas de me faire sentir que je ne suis plus bon à rien ; et je ne manquerai pas de coups dans la main pour me faire revenir de l’apoplexie.

Le Capitaine. Et que deviendrons-nous, nous autres, membres de votre pauvre famille ?… Nous tomberons dans l’oubli et le mépris.

L’Auteur. Tel qu’un pauvre diable déjà accablé du nombre de ses enfants, je ne puis m’empêcher de l’augmenter encore : « C’est ma vocation, Hal ! » Ceux de vous qui méritent l’oubli, peut-être tous, y seront consignés. Quoi qu’il en soit, vous avez été lus dans votre temps, ce qui est plus qu’on en peut dire de vos contemporains, moins heureux quoique plus méritants. On ne peut nier que vous n’ayez eu du succès. Quant à moi, je mériterai toujours du moins le tribut involontaire que Johnson rendit à Churchill ? lorsqu’il compara son génie à un arbre qui ne portait que des fruits sauvages, mais qui étant productif en rapportait à foison. N’importe comment, c’est toujours quelque chose d’avoir occupé l’attention du public pendant sept ans. Si je n’avais écrit que Waverley, je serais maintenant, suivant la phrase d’usage : « l’ingénieux auteur d’un roman fort à la mode dans le temps. » Je crois, sur mon âme, que la réputation de Waverley s’est, en grande partie soutenue par les éloges des critiques disposés à préférer cet ouvrage à ceux qui l’ont suivi.

Le Capitaine. Vous consentiriez donc à acheter votre présente popularité aux dépens de votre gloire future ?

L’Auteur. Meliora spero[13]. Horace lui-même ne se flattait pas que tous ses ouvrages dussent passer à la postérité. Je puis espérer revivre dans quelqu’un des miens ; non omnis moriar[14]. C’est une consolation de penser que, dans tous les pays, les meilleurs auteurs ont été les plus volumineux, et il est souvent arrivé que ceux qui ont été le mieux reçus de leur temps ont aussi continué d’être bien vus de la postérité. Je ne pense pas assez mal de la génération présente pour supposer que sa faveur actuelle doive faire soupçonner la condamnation de celle qui la suivra.

Le Capitaine. Si tout le monde agissait d’après ces principes, le public serait inondé.

L’Auteur. Encore une fois, mon cher fils, gardez-vous de l’hypocrisie ; vous parlez comme si le public était obligé de lire des livres parce qu’ils sont imprimés. Vos amis les libraires vous auraient beaucoup d’obligations si vous réussissiez à faire prévaloir cette opinion. Le plus grand malheur qui puisse résulter des inondations dont vous parlez, c’est qu’elles font renchérir les chiffons. La multiplicité des publications ne fait aucun mal à notre siècle, et peut être fort utile à celui qui lui succédera.

Le Capitaine. Je ne vois pas trop comment.

L’Auteur. Du temps d’Élisabeth et de Marie, on se plaignait aussi hautement qu’on le fait aujourd’hui de la fécondité alarmante de la presse, cependant, regardez le rivage qui a été couvert de l’inondation de ce siècle, il ressemble maintenant à celui de la Reine des Fées[15],


Dont le sable est parsemé d’or,
De perles et de pierreries.


Croyez-moi, même dans les ouvrages les moins soignés de notre siècle, nos enfants découvriront peut-être des trésors.

Le Capitaine. Il y a des livres qui défient le pouvoir de l’alchimie, et qu’on aura beau passer au creuset…

L’Auteur. Il n’y en a certes qu’un petit nombre, puisque les écrivains dépourvus de tout talent, à moins qu’ils ne veuillent publier leurs ouvrages à leurs frais, comme sir Richard Black-more, sont entravés dans le désir qu’ils auraient d’importuner le public par la difficulté de trouver un libraire.

Le Capitaine. Vous êtes incorrigible. N’y a-t-il pas de bornes à votre audace ?

L’Auteur. Il y a les limites sacrées et éternelles de l’honneur et de la vertu. Ma marche est comme celle de Britmarto[16] dans la Chambre enchantée,


Qui, regardant tout autour d’elle,
Sur la porte aperçut écrit
Ce mot Osez ! ce qui la mit
En perplexité bien nouvelle ;
Mais au bout de l’appartement
Une autre porte en ce moment
Vint s’offrir à la demoiselle
Qui put lire cet autre mot :
N’osez pas trop !


Le Capitaine. Fort bien : alors il faut vous préparer aux dangers qui peuvent résulter d’une conduite dirigée par de tels principes.

L’Auteur. Et vous, agissez d’après les vôtres, et ne restez pas là à muser jusqu’à ce que l’heure du dîner soit passée. J’ajouterai cet ouvrage à votre patrimoine, valeat quantum[17]. »

Ici se termina notre dialogue ; car un petit Apollon de la Canongate, au visage barbouillé, vint demander la feuille d’épreuve de la part de M. Corkindale, et j’entendis M. C. réprimander M. F. dans une autre partie du même labyrinthe, d’avoir laissé pénétrer un profane aussi avant dans le penetralia de leur temple.

Je vous laisse le soin de vous faire une opinion sur le but de ce dialogue, et je ne puis m’empêcher de croire que je préviendrai le désir de notre père commun en plaçant cette lettre en tête de l’ouvrage qu’elle concerne.

Je suis, mon révérend et cher monsieur, avec des sentiments d’affection sincère,

Votre, etc.

Clutbert Clutterbuck
Kennaquhair, 1er avril 1822.



  1. Best blew, dit le texte, expression d’argot, pour désigner l’eau-de-vie de grain, et que l’auteur fait contraster avec black, mot qui désigne la bière forte.
  2. Que l’on ne peut attribuer qu’à des hommes. a. m.
  3. Your Nixie, dit le texte ; lutin femelle. a. m.
  4. Auteur de poésies pastorales. a. m.
  5. Le texte dit Jackal, espèce de chien-loup, regardé comme le pourvoyeur du lion. a. m.
  6. Hâte-toi lentement. a. m.
  7. Société des bibliophiles anglais.
  8. Le texte dit : I believe my muse would be terrified into trending the stage even if I should write a sermon. Le mot terrified fait allusion à l’acteur Terry qui a dramatisé pour le théâtre anglais les principaux romans de Waller Scott. L’équivalent de la phrase serait : « Je crois que ma muse pourrait être talmafié » (transportée sur la scène par un autre Talma) sur la scène même si j’écrivais un sermon. » a. m.
  9. It’s hame, it’s ham, écossisme, pour it is home. a. m.
  10. May poort’ith cauld : premier vers d’une chanson de Burns, sur un vieil air écossais ; de même que the basis of Boonie Doon (les rives de la jolie Doon, rivière d’Écosse, dans le comté d’Ayr, patrie de Burns). a. m.
  11. Les temps sont changés. a. m.
  12. Le texte dit printer’s devils, parce qu’en Angleterre on appelle diables les petits garçons d’imprimerie, spécialement chargés de porter et de rapporter les épreuves d’auteur. a. m.
  13. J’espère mieux. a. m.
  14. Je ne mourrai pas tout entier. a. m.
  15. Poème de Spencer. a. m.
  16. Personnage de Spencer. (a. m.)
  17. Vaille que vaille. (a. m.)