Les Aventures de Nono/XXI. À l’aventure

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P.-V. Stock (p. 301-315).


XXI

À L’AVENTURE


Le lendemain, lorsqu’ils s’éveillèrent, il faisait grand jour. Disant un dernier adieu au pays d’Autonomie, Hans fit jouer le ressort que lui avait indiqué Solidaria, puis, bravement, ils s’engagèrent tous trois dans le couloir qui s’ouvrit devant eux, sorte de boyau sombre qui leur souffla un vent frais et humide au visage. Derrière eux, la pierre qui le fermait s’était replacée d’elle-même, leur ôtant tout espoir de retour.

À l’aide du talisman d’Électricia, qui pouvait aussi leur fournir de la lumière, ils s’éclairèrent sur leur route. Mais rien ne vint les entraver ; après deux heures de marche, ils débouchèrent dans le ravin que leur avait indiqué Solidaria. S’étant retournés pour voir encore une fois le souterrain, l’entrée avait disparu. Plus rien n’en décelait la trace.

Grimpant une pente douce, nos trois voyageurs se trouvèrent sur la route. Ils étaient dans le pays de leur ennemi.

Ils marchèrent droit devant eux, et ne tardèrent pas à voir pointer les toits des premières maisons d’un village.

Ils hâtèrent le pas. Midi approchait. Le village était encore loin, leur déjeuner du matin avait été des plus sommaires, et leurs provisions étaient épuisées.

Ils l’atteignirent enfin. C’était un hameau misérable, ne se composant guère que d’une dizaine de maisons qui bordaient la route.

Pour rester dans leur rôle de musiciens ambulants, avant de penser à se restaurer, ils s’arrêtèrent au milieu de la route, et commencèrent à jouer un des airs qui se jouent en Argyrocratie, et que Solidaria leur avait appris avant de partir, Hans en soufflant dans sa clarinette, Mab en agitant son tambour de basque et en dansant.

Au bruit de la musique, Penmoch se dressa gravement debout sur ses deux pattes de derrière, tenant, avec ses deux pattes de devant, une robe imaginaire, se mit à danser aussi.

Quoiqu'ils l’eûssent vu déjà danser et que leurs idées ne fussent pas précisément tournées à la gaîté, Hans et Mab ne purent s’empêcher de rire. Mab s’arrêta pour lui mettre son tablier, et le coiffer de son chapeau.

Puis, Hans ressouffla dans sa clarinette, Mab reprit sa danse, et Penmoch l’imita en poussant un petit grognement de satisfaction.

La musique avait attiré quelques gamins qu’amusèrent l’air grave et la danse de Penmoch, mais ce fut tout ; à peine deux ou trois têtes de femmes se firent-elles voir dans l’entre-bâillement des portes.

Afin d’attirer l’attention de Nono au cas où il se trouverait par là, Hans joua un des airs préférés d’Autonomie, l’encadrant d’un motif d’Argyrocratie afin de ne pas trop se déceler.

Mais leurs regards interrogateurs ne virent rien de particulier. Pendant que Hans continuait à jouer de la clarinette et que Penmoch dansait et faisait des grâces aux petits Argyrocratiens émerveillée de voir danser un cochon, Mab alla faire la quête aux portes, tendant son tambourin ; mais elle revint sans rien avoir récolté.

Nos deux artistes, que la faim talonnait, s’adressèrent à une vieille Argyrocratienne, lui demandant de leur vendre un peu de pain. Mais celle-ci leur demanda à voir leur argent auparavant.

Pour ne pas éveiller la défiance, ils ne tirèrent de leur bourse que quelque petite monnaie qu’ils lui mirent dans la main. La vieille leur coupa, à Hans et Mab, un morceau de pain. Hans réclama pour Penmoch. — La vieille parut scandalisée, mais comme elle ne leur en avait pas donné pour la moitié de leur argent, elle en coupa un autre morceau en rechignant et leur ferma la porte sur le nez.

Les trois voyageurs s’éloignèrent du village en grignotant leur pain, se proposant de compléter leur déjeuner plus loin.

Ils marchèrent ainsi quelque temps, croisant quelques rares passants sur la route, apercevant parfois quelque ferme isolée, au loin, au milieu des champs.

À la fin ils se décidèrent à se détourner de leur chemin pour aller demander à une de ces fermes qu’on voulût bien leur vendre quelque chose à manger.

On leur donna du pain, du lait et du beurre. Ils demandèrent que l’on voulût bien faire cuire quelques pommes de terre pour Penmoch. Le fermier leur demanda à quoi ils pensaient de traîner ainsi, derrière eux, un cochon qui ne leur serait qu’un embarras et proposa de le leur acheter.

Mais Hans lui dit que Penmoch n’était pas un cochon ordinaire, et qu’il ne voulait s’en défaire pour rien au monde.

Et se tournant vers Penmoch.

— Montre au monsieur comment tu es un petit cochon bien élevé.

Et Penmoch se mit debout, et fit une révérence au fermier.

— Danse-lui maintenant une valse.

Et Penmoch de tourner, d'une façon gauche qui ne le rendait que plus comique.

Le fermier rit de bon cœur, et en considération des talents de Penmoch ne voulut rien accepter pour sa nourriture.

Hans demanda s’ils étaient loin de quelque ville ou village.

Il lui fut répondu que, en suivant la route, le village le plus proche était bien encore à quelques heures de marche, et qu’ils n’y arriveraient guère avant la nuit. Mais par contre, on lui fit espérer qu’ils pourraient y récolter quelque argent. Les habitants, pour la plupart, étaient de gros fermiers qui employaient les habitants plus misérables des villages environnants. Leur éloignement des grands centres rendant assez rares les distractions, ils accueillaient assez généreusement les chanteurs, bateleurs et acteurs ambulants de toute sorte qui passaient chez eux.

Hans et Mab demandèrent encore au fermier s’il n’avait pas vu passer un garçon habillé de telle et telle façon, et ils lui détaillèrent ce qui pouvait faire reconnaître leur camarade Nono ; — mais le fermier ne se souvenait pas d’avoir vu passer personne qui se rapprochât de ce signalement. Et Hans, Mab et Penmoch se remirent en route, fort anxieux de savoir comment ils retrouveraient les traces de leur infortuné camarade. Peut-être en auraient-ils des nouvelles dans le bourg où ils se rendaient ?

Mais leur espérance devait être trompée, ce n’était pas la route que Nono avait suivie, et ils devaient encore faire pas mal de chemin, avant d’attraper la bonne piste.

Ce ne fut, en effet, que très peu avant la tombée de la nuit qu’ils atteignirent le bourg en question. Arrivés sur une grande place où les habitants, en plus grand nombre, semblaient se promener de préférence, ils se mirent sous un hêtre énorme qui ombrageait la place, accordèrent leurs instruments, — lorsqu’elle ne dansait pas, Mab avait une guitare, — et ils préludèrent aux premières mesures de l’hymne des Argyrocratiens.

Cet hymne qui avait le don d’exalter les Argyrocratiens jusqu’à la démence, vantait les vertus d’Argyrocratie, chantait les louanges d’Argyrocratie, exaltait la force et le courage des Argyrocratiens, insultant et menaçant de mort non seulement les ennemis d’Argyrocratie, mais aussi tous les voisins d’Argyrocratie.

Les promeneurs n’en eurent pas plutôt entendu les premières notes qu’ils vinrent aussitôt faire le cercle autour des chanteurs, demandant avec des cris féroces que ceux-ci le recommençassent encore, et en accompagnant les musiciens de leurs voix les plus discordantes.

Et lorsque Mab fit la quête, elle récolta une ample moisson de gros sous. Alors, pour continuer leur rôle, Mab fit la toilette de Penmoch ; puis, prenant son tambourin, elle dansa avec lui, pendant que Hans jouait de la clarinette.

Penmoch eut encore plus de succès que l’hymne, lorsqu’il fit la quête lui-même.

Tout en jouant et en dansant, Hans et Mab regardaient si, parmi la foule, ils n’apercevaient pas les traits de leur ami ; mais rien que des visages indifférents. Dans le dernier morceau qu’ils jouèrent, ils intercalèrent un des chants d’Autonomie, le plus susceptible d’attirer l’attention de leur ami. Mais le concert fini, emballèrent lentement leurs instruments, sans que rien leur décelât que leur appel eût été entendu.

Cependant un des habitants, qu’à sa mine cossue on pouvait reconnaître pour un des riches propriétaires de l’endroit, vint les trouver et leur promit une pièce d’or s’ils voulaient venir chez lui. Il régalait ce soir là des amis, et il voulait réserver pour ses invités cette distraction surgie inopinément.

Les artistes acceptèrent, quoiqu’ils eussent préféré courir le village. Mais refuser de gagner une pièce d’or aurait pu faire naître des soupçons. Il fallait qu'ils accomplissent leur métier en conscience. Ils suivirent donc le propriétaire qui leur promit en route un bon souper, pour ne pas les lâcher, de peur qu’un concurrent ne vînt les lui enlever en leur offrant davantage.

Arrivés chez lui, notre homme les fit conduire à la cuisine et servir à manger. Une grande terrine de son et de pommes de terre fut mise dans un coin pour Penmoch, car Hans et Mab, ne voulurent pas que leur ami fût mené à l’écurie.

Puis les invités du propriétaire étant arrivés, un domestique mena les artistes dans une grande salle au milieu de laquelle se dressait une table couverte de cristaux et d’argenterie, attendant les convives.

Le domestique les installa sur une estrade, abritée par un rideau. Ils devaient, pendant le repas, jouer leurs airs variés pour l’amusement du propriétaire et de ses invités.

Ils ne tardèrent pas à les voir entrer. La femme du propriétaire ouvrait la marche, donnant le bras à un des invités, que les enfants, au cours de la soirée, entendirent nommer M. le Bailli. Les autres invités venaient ensuite processionnellement deux à deux ; le propriétaire fermant la marche. Et chacun se plaça à l’endroit que lui indiquait la maîtresse du lieu.

Ces gens avaient en même temps l’air si grotesque et se prenaient si au sérieux, que nos deux artistes, cachés par le rideau, ne se gênaient nullement de pouffer à les regarder. Penmoch lui-même agitait son tire-bouchon, poussant quelques petits grognements, couverts par la musique heureusement.

Que c’était loin de la liberté et de la bonne camaraderie d’Autonomie ! comme on sentait que la franchise en était absente !

On servit à manger. Nos deux Autonomiens n’en revenaient pas de la quantité de nourriture qu’ils virent absorber sous des formes diverses, sans compter la multitude de domestiques qui étaient employés à les servir.

Et leur conversation ! Après un tas de banalités, ils parlèrent de leurs amis, de leurs voisins. Et comme ils en parlaient ! oh ! ils ne disaient pas de méchancetés, mais c’étaient des sourires, des phrases coupées, des sous-entendus. Les deux artistes pensèrent qu’ils n’avaient devant eux que la crème du bourg ; les autres devaient être de bien drôles de gens.

Lorsque le repas, qui dura fort longtemps, fut terminé, les convives passèrent dans un grand salon, et nos deux artistes y furent conduits pour y montrer les talents de Penmoch.

Comme ils écoutaient de toutes leurs oreilles, dans l’espoir d’entendre quelque chose qui les mît sur les traces de leur ami, ils furent bientôt édifiés sur la politesse dont les Argyrocratiens s’étaient tant vantés à table.

D’autres personnages étaient arrivés. Dans quelques-uns, dont on prononça les noms, Hans et Mab reconnurent plusieurs de ceux dont on avait parlé à table. Ceux qui avaient eu le plus de sourires ou de sous-entendus à leur égard, n’étaient pas les moins empressés envers eux, ni les derniers à leur débiter les plus grandes flatteries.

Mab et Penmoch dansèrent leurs plus jolis pas. Penmoch fit des mines et des révérences. Puis la maîtresse du lieu, qui se rappelait les ânes et les chiens savants, demanda à Hans si Penmoch serait capable de désigner la personne la plus aimable de la société, espérant secrètement que, par déférence, ce serait elle.

— M. Penmoch, fit Hans, vous entendez la haute opinion que l’on a de vous. Montrez que vous en êtes digne, et indiquez-nous au plus vite la personne la plus aimable de cette société.

Le cochon se dressa sur les deux pattes, fit le tour du salon en reniflant chaque personne, puis revint en faisant : rrouan !... rrouan...

— Eh bien ! M. Penmoch, ne m’avez-vous pas compris ? fit Hans.

Penmoch secoue la tête de haut en bas, en signe d’affirmative.

— Eh bien ! alors, pourquoi ne me désignez-vous pas les personnes aimables qui sont dans la société ?

Le cochon secoua la tête en signe de dénégation.

— Vous ne voulez plus travailler ? fit Hans qui avait bien compris que Penmoch n’avait pas trouvé de personne aimable, mais préféra ne pas traduire la réponse.

Les invités firent semblant de s’extasier devant la gentillesse de l’artiste à quatre pattes, mais ils riaient jaune ; la maîtresse de la maison surtout. Et les trois artistes prirent congé au milieu d’un froid.

Lorsqu’ils furent sur la route pour se rendre à l’auberge qu’on leur avait indiquée, Hans s'adressant à son cochon, lui dit :

— Heureusement, M. Penmoch, que notre amie Solidaria nous a garni notre bourse avant de partir ; autrement votre intransigeance risquerait fort de nous faire mourir de faim.

Penmoch fit : rrouan, rrouan, et se mit à danser un cavalier seul au milieu de la route, comme satisfait d’avoir dit leur fait aux Argyrocratiens.