Les Aventures de Télémaque/Dix-huitième livre
Déjà les voiles s’enflent, on lève les ancres ; la terre semble s’enfuir ; le pilote expérimenté aperçoit déjà de loin la montagne de Leucate, dont la tête se cache dans un tourbillon de frimas glacés, et les monts Acrocérauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, après avoir été si souvent écrasés par la foudre.
Pendant cette navigation, Télémaque disait à Mentor : Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m’avez expliquées. D’abord elles me paraissaient comme un songe ; mais peu à peu elles se démêlent dans mon esprit, et s’y présentent clairement : comme tous les objets paraissent sombres et en confusion, le matin, aux premières lueurs de l’aurore, mais ensuite ils semblent sortir comme d’un chaos, quand la lumière, qui croît insensiblement, leur rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles. Je suis très-persuadé que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les différents caractères d’esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents ; mais il me reste à savoir comment on peut se connaître en hommes.
Alors Mentor lui répondit : Il faut étudier les hommes pour les connaître ; et pour les connaître, il en faut voir souvent, et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les éprouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s’ils sont capables de plus hautes fonctions. Comment est-ce, mon cher Télémaque, que vous avez appris, à Ithaque, à vous connaître en chevaux ? c’est à force d’en voir et de remarquer leurs défauts et leurs perfections avec des gens expérimentés. Tout de même, parlez souvent des bonnes et des mauvaises qualités des hommes, avec d’autres hommes sages et vertueux, qui aient longtemps étudié leurs caractères ; vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits, et ce qu’il est permis d’en attendre. Qu’est-ce qui vous a appris à connaître les bons et les mauvais poètes ? c’est la fréquente lecture, et la réflexion avec des gens qui avaient le goût de la poésie. Qu’est-ce qui vous a acquis du discernement sur la musique ? c’est la même application à observer les divers musiciens. Comment peut-on espérer de bien gouverner les hommes, si on ne les connaît pas ? et comment les connaîtrait-on, si on ne vit jamais avec eux ? Ce n’est pas vivre avec eux, que de les voir tous en public, où l’on ne dit de part et d’autre que des choses indifférentes et préparées avec art : il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs cœurs toutes les ressources secrètes qui y sont, de les tâter de tous côtés, de les sonder pour découvrir leurs maximes. Mais pour bien juger des hommes, il faut commencer par savoir ce qu’ils doivent être ; il faut savoir ce que c’est que vrai et solide mérite, pour discerner ceux qui en ont d’avec ceux qui n’en ont pas.
On ne cesse de parler de vertu et de mérite, sans savoir ce que c’est précisément que le mérite et la vertu. Ce ne sont que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart des hommes, qui se font honneur d’en parler à toute heure. Il faut avoir des principes certains de justice, de raison, de vertu, pour connaître ceux qui sont raisonnables et vertueux. Il faut savoir les maximes d’un bon et sage gouvernement, pour connaître les hommes qui ont ces maximes, et ceux qui s’en éloignent par une fausse subtilité. En un mot, pour mesurer plusieurs corps, il faut avoir une mesure fixe ; pour juger, il faut tout de même avoir des principes constants auxquels tous nos jugements se réduisent. Il faut savoir précisément quel est le but de la vie humaine, et quelle fin on doit se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et essentiel est de ne vouloir jamais l’autorité et la grandeur pour soi ; car cette recherche ambitieuse n’irait qu’à satisfaire un orgueil tyrannique : mais on doit se sacrifier, dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons et heureux. Autrement on marche à tâtons et au hasard pendant toute la vie : on va comme un navire en pleine mer, qui n’a point de pilote, qui ne consulte point les astres, et à qui toutes les côtes voisines sont inconnues ; il ne peut faire que naufrage.
Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu’ils doivent chercher dans les hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d’âpre ; elle leur paraît trop austère et indépendante ; elle les effraye et les aigrit : ils se tournent vers la flatterie. Dès lors ils ne peuvent plus trouver ni de sincérité ni de vertu ; dès lors ils courent après un vain fantôme de fausse gloire, qui les rend indignes de la véritable. Ils s’accoutument bientôt à croire qu’il n’y a point de vraie vertu sur la terre ; car les bons connaissent bien les méchants, mais les méchants ne connaissent point les bons, et ne peuvent pas croire qu’il y en ait. De tels princes ne savent que se défier de tout le monde également : ils se cachent ; ils se renferment ; ils sont jaloux sur les moindres choses ; ils craignent les hommes, et se font craindre d’eux. Ils fuient la lumière ; ils n’osent paraître dans leur naturel. Quoiqu’ils ne veuillent pas être connus, ils ne laissent pas de l’être ; car la curiosité maligne de leurs sujets pénètre et devine tout. Mais ils ne connaissent personne : les gens intéressés qui les obsèdent sont ravis de les voir inaccessibles. Un roi inaccessible aux hommes l’est aussi à la vérité : on noircit par d’infâmes rapports, et on écarte de lui tout ce qui pourrait lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une grandeur sauvage et farouche ; ou, craignant sans cesse d’être trompés, ils le sont toujours inévitablement, et méritent de l’être. Dès qu’on ne parle qu’à un petit nombre de gens, on s’engage à recevoir toutes leurs passions et tous leurs préjugés : les bons mêmes ont leurs défauts et leurs préventions. De plus, on est à la merci des rapporteurs, nation basse et maligne, qui se nourrit de venin, qui empoisonne les choses innocentes, qui grossit les petites, qui invente le mal plutôt que de cesser de nuire ; qui se joue, pour son intérêt, de la défiance et de l’indigne curiosité d’un prince faible et ombrageux.
Connaissez donc, ô mon cher Télémaque, connaissez les hommes, examinez-les, faites-les parler les uns sur les autres ; éprouvez-les peu à peu ; ne vous livrez à aucun. Profitez de vos expériences, lorsque vous aurez été trompé dans vos jugements : car vous serez trompé quelquefois ; et les méchants sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs déguisements. Apprenez par là a ne juger promptement de personne ni en bien ni en mal ; l’un et l’autre est très-dangereux : ainsi vos erreurs passées vous instruiront très-utilement. Quand vous aurez trouvé des talents et de la vertu dans un homme, servez-vous-en avec confiance : car les honnêtes gens veulent qu’on sente leur droiture : ils aiment mieux de l’estime et de la confiance, que des trésors. Mais ne les gâtez pas en leur donnant un pouvoir sans bornes : tel eût été toujours vertueux, qui ne l’est plus parce que son maître lui a donné trop d’autorité et trop de richesses. Quiconque est assez aimé des dieux pour trouver dans tout un royaume deux ou trois vrais amis, d’une sagesse et d’une bonté constante, trouve bientôt par eux d’autres personnes qui leur ressemblent, pour remplir les places inférieures. Par les bons auxquels on se confie, on apprend ce qu’on ne peut pas discerner par soi-même sur les autres sujets.
Mais faut-il, disait Télémaque, se servir des méchants quand ils sont habiles, comme je l’ai ouï dire souvent ? On est souvent, répondait Mentor, dans la nécessité de s’en servir. Dans une nation agitée et en désordre, on trouve souvent des gens injustes et artificieux qui sont déjà en autorité ; ils ont des emplois importants qu’on ne peut leur ôter ; ils ont acquis la confiance de certaines personnes puissantes qu’on a besoin de ménager : il faut les ménager eux-mêmes, ces hommes scélérats, parce qu’on les craint, et qu’ils peuvent tout bouleverser. Il faut bien s’en servir pour un temps, mais il faut aussi avoir en vue de les rendre peu à peu inutiles. Pour la vraie et intime confiance, gardez-vous bien de la leur donner jamais, car ils peuvent en abuser, et vous tenir ensuite malgré vous par votre secret ; chaîne plus difficile à rompre que toutes les chaînes de fer. Servez-vous d’eux pour des négociations passagères : traitez-les bien ; engagez-les par leurs passions mêmes à vous être fidèles ; car vous ne les tiendrez que par là : mais ne les mettez point dans vos délibérations les plus secrètes. Ayez toujours un ressort prêt pour les remuer à votre gré ; mais ne leur donnez jamais la clef de votre cœur ni de vos affaires. Quand votre État devient paisible, réglé, conduit par des hommes sages et droits dont vous êtes sûr, peu à peu les méchants, dont vous étiez contraint de vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne faut pas cesser de les bien traiter ; car il n’est jamais permis d’être ingrat, même pour les méchants : mais en les traitant bien, il faut tâcher de les rendre bons ; il est nécessaire de tolérer en eux certains défauts qu’on pardonne à l’humanité : il faut néanmoins peu à peu relever l’autorité, et réprimer les maux qu’ils feraient ouvertement si on les laissait faire. Après tout, c’est un mal que le bien se fasse par les méchants ; et quoique ce mal soit souvent inévitable, il faut tendre néanmoins peu à peu à le faire cesser. Un prince sage, qui ne veut que le bon ordre et la justice, parviendra, avec le temps, à se passer des hommes corrompus et trompeurs ; il en trouvera assez de bons qui auront une habileté suffisante.
Mais ce n’est pas assez de trouver de bons sujets dans une nation, il est nécessaire d’en former de nouveaux. Ce doit être, répondit Télémaque, un grand embarras. Point du tout, reprit Mentor ; l’application que vous avez à chercher les hommes habiles et vertueux, pour les élever, excite et anime tous ceux qui ont du talent et du courage ; chacun fait des efforts. Combien y a-t-il d’hommes qui languissent dans une oisiveté obscure, et qui deviendraient de grands hommes, si l’émulation et l’espérance du succès les animaient au travail ! Combien y a-t-il d’hommes que la misère, et l’impuissance de s’élever par la vertu, tentent de s’élever par le crime ! Si donc vous attachez les récompenses et les honneurs au génie et à la vertu, combien des sujets se formeront d’eux-mêmes ! Mais combien en formerez-vous en les faisant monter de degré en degré, depuis les derniers emplois jusqu’aux premiers ! Vous exercerez les talents ; vous éprouverez l’étendue de l’esprit, et la sincérité de la vertu. Les hommes qui parviendront aux plus hautes places auront été nourris sous vos yeux dans les inférieures. Vous les aurez suivis toute leur vie, de degré en degré ; vous jugerez d’eux, non par leurs paroles, mais par toute la suite de leurs actions.
Pendant que Mentor raisonnait ainsi avec Télémaque, Ils aperçurent un vaisseau phéacien qui avait relâché dans une petite île déserte et sauvage bordée de rochers affreux. En même temps les vents se turent, les plus doux zéphirs mêmes semblèrent retenir leurs haleines ; toute la mer devint unie comme une glace ; les voiles abattues ne pouvaient plus animer le vaisseau ; l’effort des rameurs, déjà fatigués, était inutile ; il fallut aborder en cette île, qui était plutôt un écueil, qu’une terre propre à être habitée par des hommes. En un autre temps moins calme, on n’aurait pu y aborder sans un grand péril.
Les Phéaciens, qui attendaient le vent, ne paraissaient pas moins impatients que les Salentins de continuer leur navigation. Télémaque s’avance vers eux sur ces rivages escarpés. Aussitôt il demande au premier homme qu’il rencontre, s’il n’a point vu Ulysse, roi d’Ithaque, dans la maison du roi Alcinoüs.
Celui auquel il s’était adressé par hasard n’était pas Phéacien : c’était un étranger inconnu, qui avait un air majestueux, mais triste et abattu ; il paraissait rêveur, et à peine écouta-t-il d’abord la question de Télémaque ; mais enfin il lui répondit : Ulysse, vous ne vous trompez pas, a été reçu chez le roi Alcinoüs, comme en un lieu où l’on craint Jupiter, et où l’on exerce l’hospitalité ; mais il n’y est plus, et vous l’y chercheriez inutilement : il est parti pour revoir Ithaque, si les dieux apaisés souffrent enfin qu’il puisse jamais saluer ses dieux pénates.
À peine cet étranger eut prononcé tristement ces paroles, qu’il se jeta dans un petit bois épais sur le haut d’un rocher, d’où il regardait tristement la mer, fuyant les hommes qu’il voyait, et paraissant affligé de ne pouvoir partir. Télémaque le regardait fixement ; plus il le regardait, plus il était ému et étonné. Cet inconnu, disait-il à Mentor, m’a répondu comme un homme qui écoute à peine ce qu’on lui dit, et qui est plein d’amertume. Je plains les malheureux depuis que je le suis ; et je sens que mon cœur s’intéresse pour cet homme, sans savoir pourquoi. Il m’a assez mal reçu ; à peine a-t-il daigné m’écouter et me répondre : je ne puis cesser néanmoins de souhaiter la fin de ses maux.
Mentor, souriant, répondit : Voilà à quoi servent les malheurs de la vie ; ils rendent les princes modérés, sensibles aux peines des autres. Quand ils n’ont jamais goûté que le doux poison des prospérités, ils se croient des dieux ; ils veulent que les montagnes s’aplanissent pour les contenter ; ils comptent pour rien les hommes ; ils veulent se jouer de la nature entière. Quand ils entendent parler de souffrance, ils ne savent ce que c’est ; c’est un songe pour eux ; ils n’ont jamais vu la distance du bien et du mal. L’infortune seule peut leur donner de l’humanité, et changer leur cœur de rocher en un cœur humain : alors ils sentent qu’ils sont hommes, et qu’ils doivent ménager les hommes qui leur ressemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitié, parce qu’il est, comme vous, errant sur ce rivage, combien devrez-vous avoir plus de compassion pour le peuple d’Ithaque, lorsque vous le verrez un jour souffrir, ce peuple que les dieux vous auront confié comme on confie un troupeau à un berger ; et que ce peuple sera peut-être malheureux par votre ambition, ou par votre faste, ou par votre imprudence ! car les peuples ne souffrent que par les fautes des rois, qui devraient veiller pour les empêcher de souffrir.
Pendant que Mentor parlait ainsi, Télémaque était plongé dans la tristesse et dans le chagrin. Il lui répondit enfin avec un peu d’émotion : Si toutes ces choses sont vraies, l’état d’un roi est bien malheureux. Il est l’esclave de tous ceux auxquels il paraît commander ; il est fait pour eux ; il se doit tout entier à eux ; il est chargé de tous leurs besoins ; il est l’homme de tout le peuple y et de chacun en particulier. Il faut qu’il s’accommode à leurs, faiblesses, qu’il les corrige en père, qu’il les rende sages et heureux. L’autorité qu’il paraît avoir n’est point la sienne ; il ne peut rien faire ni pour sa gloire ni pour son plaisir : son autorité est celle des lois ; il faut qu’il leur obéisse pour en donner l’exemple à ses sujets. À proprement parler, il n’est que le défenseur des lois pour les faire régner ; il faut qu’il veille et qu’il travaille pour les maintenir : il est l’homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume ; c’est un esclave qui sacrifie son repos et sa liberté pour la liberté et la félicité publique.
Il est vrai, répondit Mentor, que le roi n’est roi que pour avoir soin de son peuple, comme un berger de son troupeau, ou comme un père de sa famille : mais trouvez-vous, mon cher Télémaque, qu’il soit malheureux d’avoir du bien à faire à tant de gens ? Il corrige les méchants par des punitions ; il encourage les bons par des récompenses ; il représente les dieux en conduisant ainsi à la vertu tout le genre humain. N’a-t-il pas assez de gloire à faire garder les lois ? Celle de se mettre au-dessus des lois est une gloire fausse qui ne mérite que de l’horreur et du mépris. S’il est méchant, il ne peut être que malheureux, car il ne saurait trouver aucune paix dans ses passions et dans sa vanité : s’il est bon, il doit goûter le plus pur et le plus solide de tous les plaisirs à travailler pour la vertu, et à attendre des dieux une éternelle récompense.
Télémaque, agité au dedans par une peine secrète, semblait n’avoir jamais compris ces maximes, quoiqu’il en fût rempli, et qu’il les eût lui-même enseignées aux autres. Une humeur noire lui donnait, contre ses véritables sentiments, un esprit de contradiction et de subtilité pour rejeter les vérités que Mentor expliquait. Télémaque opposait à ces raisons l’ingratitude des hommes. Quoi ! disait-il, prendre tant de peine pour se faire aimer des hommes qui ne vous aimeront peut-être jamais, et pour faire du bien à des méchants qui se serviront de vos bienfaits pour vous nuire !
Mentor lui répondait patiemment : Il faut compter sur l’ingratitude des hommes, et ne laisser pas de leur faire du bien ! il faut les servir moins pour l’amour d’eux que pour l’amour des dieux, qui l’ordonnent. Le bien qu’on fait n’est jamais perdu : si les hommes l’oublient, les dieux s’en souviennent, et le récompensent. De plus, si la multitude est ingrate, il y a toujours des hommes vertueux qui sent touchés de votre vertu. La multitude même, quoique changeante et capricieuse, ne laisse pas de faire tôt ou tard une espèce de justice à la véritable vertu.
Mais voulez-vous empêcher l’ingratitude des hommes ! ne travaillez point uniquement à les rendre puissants, riches, redoutables par les armes, heureux par les plaisirs : cette gloire, cette abondance et ces délices les corrompront ; ils n’en seront que plus méchants, et par conséquent plus ingrats : c’est leur faire un présent funeste ; c’est leur offrir un poison délicieux. Mais appliquez-vous à redresser leurs mœurs, à leur inspirer la justice, la sincérité, la crainte des dieux, l’humanité, la fidélité, la modération, le désintéressement : en les rendant bons, vous les empêcherez d’être ingrats ; vous leur donnerez le véritable bien, qui est la vertu ; et la vertu, si elle est solide, les attachera toujours à celui qui la leur aura inspirée. Ainsi, en leur donnant les véritables biens, vous vous ferez du bien à vous-même, et vous n’aurez point à craindre leur ingratitude. Faut-il s’étonner que les hommes soient ingrats pour des princes qui ne les ont jamais exercés qu’à l’injustice, qu’à l’ambition sans bornes, qu’à la jalousie contre leurs voisins, qu’à l’inhumanité, qu’à la hauteur, qu’à la mauvaise foi ? Le prince ne doit attendre d’eux que ce qu’il leur a appris à faire. Si au contraire il travaillait, par ses exemples et par son autorité, à les rendre bons, il trouverait le fruit de son travail dans leur vertu ; ou du moins il trouverait dans la sienne et dans l’amitié des dieux de quoi se consoler de tous les mécomptes.
À peine ce discours fut-il achevé, que Télémaque s’avança avec empressement vers les Phéaciens du vaisseau qui était arrêté sur le rivage. Il s’adressa à un vieillard d’entre eux, pour lui demander d’où ils venaient, où ils allaient, et s’ils n’avaient point vu Ulysse. Le vieillard répondit : Nous venons de notre île, qui est celle des Phéaciens : nous allons chercher des marchandises vers l’Épire. Ulysse, comme on vous l’a déjà dit, a passé dans notre patrie ; mais il en est parti. Quel est, ajouta aussitôt Télémaque, cet hommes si triste qui cherche les lieux les plus déserts en attendant que votre vaisseau parte ? C’est, répondit le vieillard, un étranger qui nous est inconnu : mais on dit qu’il se nomme Cléomènes ; qu’il est né en Phrygie ; qu’un oracle avait prédit à sa mère, avant sa naissance, qu’il serait roi, pourvu qu’il ne demeurât point dans sa patrie, et que s’il y demeurait, la colère des dieux se ferait sentir aux Phrygiens par une cruelle peste. Dès qu’il fut né, ses parents le donnèrent à des matelots, qui le portèrent dans l’île de Lesbos. Il y fut nourri en secret aux dépens de sa patrie, qui avait un si grand intérêt de le tenir éloigné. Bientôt il devint grand, robuste, agréable, et adroit à tous les exercices du corps ; il s’appliqua même, avec beaucoup de goût et de génie, aux sciences et aux beaux-arts. Mais on ne put le souffrir dans aucun pays : la prédiction faite sur lui devint célèbre : on le reconnut bientôt partout où il alla ; partout les rois craignaient qu’il ne leur enlevât leurs diadèmes. Ainsi il est errant depuis sa jeunesse, et il ne peut trouver aucun lieu du monde où il lui soit libre de s’arrêter. Il a souvent passé chez des peuples fort éloignés du sien ; mais à peine est-il arrivé dans une ville, qu’on y découvre sa naissance, et l’oracle qui le regarde. Il a beau se cacher, et choisir en chaque lieu quelque genre de vie obscure ; ses talents éclatent, dit-on, toujours malgré lui, et pour la guerre, et pour les lettres, et pour les affaires les plus importantes : il se présente toujours en chaque pays quelque occasion imprévue qui l’entraîne, et qui le fait connaître au public.
C’est son mérite qui fait son malheur ; il le fait craindre, et l’exclut de tous les pays où il veut habiter. Sa destinée est d’être estimé, aimé, admiré partout, mais rejeté de toutes les terres connues. Il n’est plus jeune, et cependant il n’a pu encore trouver aucune côte, ni de l’Asie, ni de la Grèce, où l’on ait voulu le laisser vivre en quelque repos. Il paraît sans ambition, et il ne cherche aucune fortune ; il se trouverait trop heureux que l’oracle ne lui eût jamais promis la royauté. Il ne lui reste aucune espérance de revoir jamais sa patrie ; car il sait qu’il ne pourrait porter que le deuil et les larmes dans toutes les familles. La royauté même, pour laquelle il souffre, ne lui paraît point désirable ; il court malgré lui après elle, par une triste fatalité, de royaume en royaume ; et elle semble fuir devant lui, pour se jouer de ce malheureux jusqu’à sa vieillesse. Funeste présent des dieux qui trouble tous ses plus beaux jours, et qui ne lui causera que des peines dans l’âge où l’homme infirme n’a plus besoin que de repos ! Il s’en va, dit-il, chercher vers la Thrace quelque peuple sauvage et sans lois, qu’il paisse assembler, policer, et gouverner pendant quelques années ; après quoi, l’oracle étant accompli, on n’aura plus rien à craindre de lui dans les royaumes les plus florissants : il compte de se retirer alors en liberté dans un village de Carie, où il s’adonnera à l’agriculture, qu’il aime passionnément. C’est un homme sage et modéré, qui craint les dieux, qui connaît bien les hommes, et qui sait vivre en paix avec eux, sans les estimer. Voilà ce qu’on raconte de cet étranger dont vous me demandez des nouvelles.
Pendant cette conversation, Télémaque retournait souvent ses yeux vers la mer, qui commençait à être agitée. Le vent soulevait les flots, qui venaient battre les rochers, les blanchissant de leur écume. Dans ce moment, le vieillard dit à Télémaque : Il faut que je parte ; mes compagnons ne peuvent m’attendre. En disant ces mots, il court au rivage : on s’embarque ; on n’entend que cris confus sur ce rivage, par l’ardeur des mariniers impatients de partir.
Cet inconnu, qu’on nommait Cléomènes, avait erré quelque temps dans le milieu de l’île, montant sur le sommet de tous les rochers, et considérant de là les espaces immenses des mers avec une tristesse profonde. Télémaque ne l’avait point perdu de vue, et il ne cessait d’observer ses pas. Son cœur était attendri pour un homme vertueux, errant, malheureux, destiné aux plus grandes choses, et servant de jouet à une rigoureuse fortune, loin de sa patrie. Au moins, disait-il en lui-même, peut-être reverrai-je Ithaque ; mais ce Cléomènes ne peut jamais revoir la Phrygie. L’exemple d’un homme encore plus malheureux que lui adoucissait la peine de Télémaque. Enfin cet homme, voyant son vaisseau prêt, était descendu de ces rochers escarpés avec autant de vitesse et d’agilité, qu’Apollon dans les forêts de Lycie, ayant noué ses cheveux blonds, passe au travers des précipices pour aller percer de ses flèches les cerfs et les sangliers. Déjà cet inconnu est dans le vaisseau, qui fend l’onde amère, et qui s’éloigne de la terre. Alors une impression secrète de douleur saisît le cœur de Télémaque ; il s’afflige sans savoir pourquoi ; les larmes coulent de ses yeux, et rien ne lui est si doux que de pleurer.
En même temps, il aperçoit sur le rivage tous les mariniers de Salente, couchés sur l’herbe et profondément endormis. Ils étaient las et abattus : le doux sommeil s’était insinué dans leurs membres ; et tous les humides pavots de la nuit avaient été répandus sur eux en plein jour par la puissance de Minerve. Télémaque est étonné de voir cet assoupissement universel des Salentins, pendant que les Phéaciens avaient été si attentifs et si diligents pour profiter du vent favorable. Mais il est encore plus occupé à regarder le vaisseau phéacien prêt à disparaître au milieu des flots, qu’à marcher vers les Salentins pour les éveiller ; un étonnement et un trouble secret tient ses yeux attachés vers ce vaisseau déjà parti, dont il ne voit plus que les voiles qui blanchissent un peu dans l’onde azurée. Il n’écoute pas même Mentor qui lui parle, et il est tout hors de lui-même, dans un transport semblable à celui des Ménades, lorsqu’elles tiennent le thyrse en main, et qu’elles font retentir de leurs cris insensés les rives de l’Hèbre, avec les monts Rhodope et Ismare.
Enfin, il revient un peu de cette espèce d’enchantement ; et les larmes recommencent à couler de ses yeux. Alors Mentor lui dit : Je ne m’étonne point, mon cher Télémaque, de vous voir pleurer ; la cause de votre douleur, qui vous est inconnue, ne l’est pas à Mentor : c’est la nature qui parle, et qui se fait sentir ; c’est elle qui attendrit votre cœur. L’inconnu qui vous a donné une si vive émotion est le grand Ulysse : ce qu’un vieillard phéacien vous a raconté a de lui, sous le nom de Cléomènes, n’est qu’une fiction faite pour cacher plus sûrement le retour de votre père dans son royaume. Il s’en va tout droit à Ithaque ; déjà il est bien près du port, et il revoit enfin ces lieux si longtemps désirés. Vos yeux l’ont vu, comme on vous l’avait prédit autrefois, mais sans le connaître : bientôt vous le verrez, et vous le connaîtrez, et il vous connaîtra ; mais maintenant les dieux ne pouvaient permettre votre reconnaissance hors d’Ithaque. Son cœur n’a pas été moins ému que le vôtre ; il est trop sage pour se découvrir à nul mortel dans un lieu où il pourrait être exposé à des trahisons et aux insultes des cruels amants de Pénélope. Ulysse, votre père, est le plus sage de tous les hommes ; son cœur est comme un puits profond ; on ne saurait y puiser son secret. Il aime la vérité, et ne dit jamais rien qui la blesse : mais il ne la dit que pour le besoin ; et la sagesse, comme un sceau, tient toujours ses lèvres fermées à toute parole inutile. Combien a-t-il été ému en vous parlant ! combien s’est-il fait de violence pour ne se point découvrir ! Que n’a-t-il pas souffert en vous voyant ! Voilà ce qui le rendait triste et abattu.
Pendant ce discours, Télémaque, attendri et troublé, ne pouvait retenir un torrent de larmes ; les sanglots l’empêchèrent même longtemps de répondre ; enfin il s’écria : Hélas ! mon cher Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m’attirait à lui et qui remuait toutes mes entrailles. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas dit, avant son départ, que c’était Ulysse, puisque vous le connaissiez ? Pourquoi l’avez-vous laissé partir sans lui parler, et sans faire semblant de le connaître ? Quel est donc ce mystère ? Serai-je toujours malheureux ? Les dieux irrités me veulent-ils tenir comme Tantale altéré, qu’une onde trompeuse amuse, s’enfuyant de ses lèvres ? Ulysse, Ulysse, m’avez-vous échappé pour jamais ? Peut-être ne le verrai-je plus ! Peut-être que les amants de Pénélope le feront tomber dans les embûches qu’ils me préparaient. Au moins, si je le suivais, je mourrais avec lui ! Ô Ulysse ! ô Ulysse ! si la tempête ne vous rejette point encore contre quelque écueil (car j’ai tout à craindre de la fortune ennemie), je tremble de peur que vous n’arriviez à Ithaque avec un sort aussi funeste qu’Agamemnon à Micènes. Mais pourquoi, cher Mentor, m’avez-vous envié mon bonheur ? Maintenant je l’embrasserais ; je serais déjà avec lui dans le port d’Ithaque ; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis.
Mentor lui répondit en souriant : Voyez, mon cher Télémaque, comment les hommes sont faits : vous voilà tout désolé, parce que vous avez vu votre père sans le reconnaître. Que n’eussiez-vous pas donné hier pour être assuré qu’il n’était pas mort ? Aujourd’hui, vous en êtes assuré par vos propres yeux ; et cette assurance, qui devrait vous combler de joie, vous laisse dans l’amertume ! Ainsi le cœur malade des mortels compte toujours pour rien ce qu’il a le plus désiré, dès qu’il le possède, et est ingénieux pour se tourmenter sur ce qu’il ne possède pas encore. C’est pour exercer votre patience, que les dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu ; sachez que c’est le plus utile de votre vie, car ces peines servent à vous exercer dans la plus nécessaire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander. Il faut être patient pour devenir maître de soi et des autres hommes : l’impatience, qui paraît une force et une vigueur de l’âme, n’est qu’une faiblesse et une impuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme celui qui sait pas se taire sur un secret ; l’un et l’autre manque de fermeté pour se retenir : comme un homme qui court dans un chariot, et qui n’a pas la main assez ferme pour arrêter, quand il le faut, ses coursiers fougueux ; ils n’obéissent plus au frein ; ils se précipitent ; et l’homme faible, auquel ils échappent, est brisé dans sa chute. Ainsi l’homme impatient est entraîné, par ses désirs indomptés et farouches, dans un abîme de malheurs : plus sa puissance est grande, plus son impatience lui est funeste ; il n’attend rien ; il ne se donne le temps de rien mesurer ; il force toutes choses pour se contenter ; il rompt les branches pour cueillir le fruit avant qu’il soit mûr ; il brise les portes, plutôt que d’attendre qu’on les lui ouvre : il veut moissonner quand le sage laboureur sème ; tout ce qu’il fait à la hâte et à contre-temps est mal fait et ne peut avoir de durée, non plus que ses désirs volages. Tels sont les projets insensés d’un homme qui croit pouvoir tout, et qui se livre à ses désirs impatients pour abuser de sa puissance. C’est pour vous apprendre à être patient, mon cher Télémaque, que les dieux exercent tant votre patience, et semblent se jouer de vous dans la vie errante où ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous espérez se montrent à vous, et s’enfuient comme un songe léger que le réveil fait disparaître, pour vous apprendre que les choses mêmes qu’on croit tenir dans ses mains échappent dans l’instant. Les plus sages leçons d’Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence, et que les peines que vous souffrez en le cherchant.
Ensuite Mentor voulut mettre la patience de Télémaque à une dernière épreuve encore plus forte. Dans le moment où le jeune homme allait avec ardeur presser les matelots pour hâter le départ, Mentor l’arrêta tout à coup, et l’engagea à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve. Télémaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon. L’encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel ; il reconnaît la puissante protection de la déesse.
À peine le sacrifice est-il achevé, qu’il suit Mentor dans les routes sombres d’un petit bois voisin. Là il aperçoit tout à coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme : les rides de son front s’effacent, comme les ombres disparaissent, quand l’Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l’orient, et enflamme tout l’horizon ; ses yeux creux et austères se changent en des yeux bleus d’une douceur céleste et pleins d’une flamme divine ; sa barbe grise et négligée disparaît ; des traits nobles et tiers, mêlés de douceur et de grâce, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Il reconnaît un visage de femme, avec un teint plus uni qu’une fleur tendre : on y voit la blancheur des lis mêlés de roses naissantes : sur ce visage fleurit une éternelle jeunesse, avec une majesté simple et négligée. Une odeur d’ambroisie se répand de ses cheveux flottants ; ses habits éclatent comme les vives couleurs dont le soleil, en se levant, peint les sombres voûtes du ciel, et les nuages qu’il vient dorer. Cette divinité ne touche pas du pied à terre ; elle coule légèrement dans l’air comme un oiseau le fend de ses ailes : elle tient de sa puissante main une lance brillante, capable de faire trembler les villes et les nations les plus guerrières ; Mars même en serait effrayé. Sa voix est douce et modérée, mais forte et insinuante ; toutes ses paroles sont des traits de feu qui percent le cœur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais quelle douleur délicieuse. Sur son casque paraît l’oiseau triste d’Athènes, et sur sa poitrine brille la redoutable égide. À ces marques, Télémaque reconnaît Minerve.
Ô déesse, dit-il, c’est donc vous-même qui avez daigné conduire le fils d’Ulysse pour l’amour de son père ! Il voulait en dire davantage ; mais la voix lui manqua ; ses lèvres s’efforçaient en vain d’exprimer les pensées qui sortaient avec impétuosité du fond de son cœur : la divinité présente l’accablait, et il était comme un homme qui, dans un songe, est oppressé jusqu’à perdre la respiration, et qui, par l’agitation pénible de ses lèvres, ne peut former aucune voix.
Enfin Minerve prononça ces paroles : Fils d’Ulysse, écoutez-moi pour la dernière fois. Je n’ai instruit aucun mortel avec autant de soin que vous ; je vous ai mené par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, des guerres sanglantes, et de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de l’homme. Je vous ai montré, par des expériences sensibles, les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner. Vos fautes ne vous ont pas été moins utiles que vos malheurs : car quel est l’homme qui peut gouverner sagement, s’il n’a jamais souffert, et s’il n’a jamais profité des souffrances où ses fautes l’ont précipité ?
Vous avez rempli, comme votre père, les terres et les mers de vos tristes aventures. Allez, vous êtes maintenant digne de marcher sur ses pas. Il ne vous reste plus qu’un court et facile trajet jusques à Ithaque, où il arrive dans ce moment : combattez avec lui ; obéissez-lui comme le moindre de ses sujets ; donnez-en l’exemple aux autres. Il vous donnera pour épouse Antiope, et vous serez heureux avec elle, pour avoir moins cherché la beauté, que la sagesse et la vertu.
Lorsque vous régnerez, mettez toute votre gloire à renouveler l’âge d’or : écoutez tout le monde ; croyez peu de gens ; gardez-vous bien de vous croire trop vous-même : craignez de vous tromper, mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres que vous avez été trompé.
Aimez les peuples ; n’oubliez rien pour en être aimé. La crainte est nécessaire quand l’amour manque ; mais il la faut toujours employer à regret, comme les remèdes les plus violents et les plus dangereux.
Considérez toujours de loin toutes les suites de ce que vous voudrez entreprendre ; prévoyez les plus terribles inconvénients, et sachez que le vrai courage consiste à envisager tous les périls, et à les mépriser quand ils deviennent nécessaires. Celui qui ne veut pas les voir n’a pas assez de courage pour en supporter tranquillement la vue : celui qui les voit tous, qui évite tous ceux qu’on peut éviter, et qui tente les autres sans s’émouvoir, est le seul sage et magnanime.
Fuyez la mollesse, le faste, la profusion ; mettez votre gloire dans la simplicité ; que vos vertus et vos bonnes actions soient les ornements de votre personne et de votre palais ; qu’elles soient la garde qui vous environne, et que tout le monde apprenne de vous en quoi consiste le vrai bonheur. N’oubliez jamais que les rois ne règnent point pour leur propre gloire, mais pour le bien des peuples. Les biens qu’ils font s’étendent jusque dans les siècles les plus éloignés : les maux qu’ils font se multiplient de génération en génération, jusqu’à la postérité la plus reculée. Un mauvais règne fait quelquefois la calamité de plusieurs siècles.
Surtout soyez en garde contre votre humeur : c’est un ennemi que vous porterez partout avec vous jusques à la mort ; il entrera dans vos conseils ; et vous trahira, si vous l’écoutez. L’humeur fait perdre les occasions les plus importantes : elle donne des inclinations et des aversions d’enfant, au préjudice des plus grands intérêts ; elle fait décider les plus grandes affaires par les plus petites raisons ; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inégal, faible, vil et insupportable. Défiez-vous de cet ennemi.
Craignez les dieux, ô Télémaque ; cette crainte est le plus grand trésor du cœur de l’homme : avec elle vous viendront la sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie liberté, la douce abondance, la gloire sans tache.
Je vous quitte, ô fils d’Ulysse ; mais ma sagesse ne vous quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous ne pouvez rien sans elle. Il est temps que vous appreniez à marcher tout seul. Je ne me suis séparée de vous, en Phénicie et à Salente, que pour vous accoutumer à être privé de cette douceur, comme on sèvre les enfants lorsqu’il est temps de leur ôter le lait pour leur donner des aliments solides.
À peine la déesse eut achevé ce discours, qu’elle s’éleva dans les airs, et s’enveloppa d’un nuage d’or et d’azur, où elle disparut. Télémaque, soupirant, étonné et hors de lui-même, se prosterna à terre, levant les mains au ciel ; puis il alla éveiller ses compagnons, se hâta de partir, arriva à Ithaque, et reconnut son père chez le fidèle Eumée.