Les Aventures de Til Ulespiègle/L
CHAPITRE L.
tailleurs du pays de Saxe, promettant de leur
enseigner un art qui leur serait utile,
à eux et à leurs enfants.
lespiègle convoqua une assemblée générale
des tailleurs de la haute et basse Saxe,
du Holstein, de la Poméranie, de Stettin
et de Mecklembourg, ainsi que de ceux de Lübeck,
Hambourg, du Sund et de Wismar, et leur manda
qu’ils eussent à se rendre auprès de lui à Rostock,
et qu’il leur apprendrait un art qui leur serait très
profitable, à eux et à leurs descendants. Les tailleurs
des villes, des bourgs et des villages, s’écrivirent
les uns aux autres pour se consulter. Ils répondirent
tous qu’ils se rendraient au lieu assigné. Ils s’y trouvèrent
au jour convenu, et ils se demandaient réciproquement
ce que ce pouvait être qu’Ulespiègle
avait à leur dire ou à leur enseigner, pour les avoir
ainsi réunis. Ils se trouvèrent ensemble en même
temps à Rostock, si bien que les gens se demandèrent
avec surprise ce que pouvaient avoir à faire
en ce lieu tant de tailleurs à la fois. Quand Ulespiègle
apprit que les tailleurs s’étaient rendus à son appel,
il attendit qu’ils fussent tous réunis. Ils lui firent un
discours dans lequel ils lui exposèrent qu’ils s’étaient
rendus auprès de lui en conformité de sa circulaire, par laquelle il leur parlait d’un art qui leur serait
utile, à eux et à leurs descendants, aussi longtemps
que durerait le monde, et ils le prièrent de leur apprendre
cet art, promettant de lui faire un présent.
Ulespiègle leur dit : « Oui, réunissez-vous tous dans
une prairie, afin que chacun de vous puisse m’entendre. »
Ils s’assemblèrent tous dans une grande
plaine, et Ulespiègle monta tout en haut d’une
maison, se mit à la fenêtre et dit : « Honorables
membres de la corporation des tailleurs ! vous devez
remarquer et comprendre que quand vous avez des
ciseaux, une aune, du fil, un dé, une aiguille, vous
êtes munis de tous les outils nécessaires à l’exercice
de votre profession. Il ne vous reste rien à apprendre
qui puisse vous servir dans la pratique de votre métier,
si ce n’est l’art que je veux vous enseigner. Cet
art, rappelez-vous que vous le tenez de moi. Le voici :
Quand vous avez enfilé votre aiguille, n’oubliez pas
de faire un nœud au bout du fil ; sans cela vous feriez
bien des points inutiles, car le fil ne s’arrêterait pas
dans la couture. » Les tailleurs se mirent à s’entreregarder
et se dirent : « Il y a longtemps que nous
connaissons ce secret et que nous savons tout ce
qu’il nous dit. » Ils lui demandèrent s’il n’avait pas
autre chose à leur dire, ajoutant qu’ils n’avaient
pas fait dix ou douze lieues, sans compter les messagers
qu’ils s’étaient envoyés les uns aux autres,
pour entendre pareille chose ; que les tailleurs connaissaient
ce secret depuis longtemps, depuis plus
de mille ans. Ulespiègle leur répondit : « Ce qui s’est fait il y a mille ans, il n’y a personne ici qui s’en
souvienne. Si vous n’êtes pas contents de ce que je
vous ai enseigné, et si vous ne m’en savez aucun gré,
vous le prendrez comme il vous plaira, et vous
pouvez vous en retourner là d’où vous venez. » Les
tailleurs étaient furieux contre lui, car ils étaient
venus de loin, et ils lui auraient volontiers fait un
mauvais parti ; mais ils ne pouvaient monter où il
était. Ainsi ils se séparèrent. Une partie étaient fort
mécontents d’avoir fait ainsi un long voyage pour
rien, et de n’y avoir gagné que de la fatigue ; et ceux
qui demeuraient dans la ville riaient et se moquaient
d’eux, de ce qu’ils s’étaient ainsi laissé attraper, et
dirent que c’était leur faute, et qu’ils avaient eu
tort de se fier aux paroles d’un fou, car ils savaient
depuis longtemps quel oiseau c’était qu’Ulespiègle.