Les Aventures de Til Ulespiègle/L

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 125-127).

CHAPITRE L.


Comment Ulespiègle convoque une réunion de tous les
tailleurs du pays de Saxe, promettant de leur
enseigner un art qui leur serait utile,
à eux et à leurs enfants.



Ulespiègle convoqua une assemblée générale des tailleurs de la haute et basse Saxe, du Holstein, de la Poméranie, de Stettin et de Mecklembourg, ainsi que de ceux de Lübeck, Hambourg, du Sund et de Wismar, et leur manda qu’ils eussent à se rendre auprès de lui à Rostock, et qu’il leur apprendrait un art qui leur serait très profitable, à eux et à leurs descendants. Les tailleurs des villes, des bourgs et des villages, s’écrivirent les uns aux autres pour se consulter. Ils répondirent tous qu’ils se rendraient au lieu assigné. Ils s’y trouvèrent au jour convenu, et ils se demandaient réciproquement ce que ce pouvait être qu’Ulespiègle avait à leur dire ou à leur enseigner, pour les avoir ainsi réunis. Ils se trouvèrent ensemble en même temps à Rostock, si bien que les gens se demandèrent avec surprise ce que pouvaient avoir à faire en ce lieu tant de tailleurs à la fois. Quand Ulespiègle apprit que les tailleurs s’étaient rendus à son appel, il attendit qu’ils fussent tous réunis. Ils lui firent un discours dans lequel ils lui exposèrent qu’ils s’étaient rendus auprès de lui en conformité de sa circulaire, par laquelle il leur parlait d’un art qui leur serait utile, à eux et à leurs descendants, aussi longtemps que durerait le monde, et ils le prièrent de leur apprendre cet art, promettant de lui faire un présent. Ulespiègle leur dit : « Oui, réunissez-vous tous dans une prairie, afin que chacun de vous puisse m’entendre. » Ils s’assemblèrent tous dans une grande plaine, et Ulespiègle monta tout en haut d’une maison, se mit à la fenêtre et dit : « Honorables membres de la corporation des tailleurs ! vous devez remarquer et comprendre que quand vous avez des ciseaux, une aune, du fil, un dé, une aiguille, vous êtes munis de tous les outils nécessaires à l’exercice de votre profession. Il ne vous reste rien à apprendre qui puisse vous servir dans la pratique de votre métier, si ce n’est l’art que je veux vous enseigner. Cet art, rappelez-vous que vous le tenez de moi. Le voici : Quand vous avez enfilé votre aiguille, n’oubliez pas de faire un nœud au bout du fil ; sans cela vous feriez bien des points inutiles, car le fil ne s’arrêterait pas dans la couture. » Les tailleurs se mirent à s’entreregarder et se dirent : « Il y a longtemps que nous connaissons ce secret et que nous savons tout ce qu’il nous dit. » Ils lui demandèrent s’il n’avait pas autre chose à leur dire, ajoutant qu’ils n’avaient pas fait dix ou douze lieues, sans compter les messagers qu’ils s’étaient envoyés les uns aux autres, pour entendre pareille chose ; que les tailleurs connaissaient ce secret depuis longtemps, depuis plus de mille ans. Ulespiègle leur répondit : « Ce qui s’est fait il y a mille ans, il n’y a personne ici qui s’en souvienne. Si vous n’êtes pas contents de ce que je vous ai enseigné, et si vous ne m’en savez aucun gré, vous le prendrez comme il vous plaira, et vous pouvez vous en retourner là d’où vous venez. » Les tailleurs étaient furieux contre lui, car ils étaient venus de loin, et ils lui auraient volontiers fait un mauvais parti ; mais ils ne pouvaient monter où il était. Ainsi ils se séparèrent. Une partie étaient fort mécontents d’avoir fait ainsi un long voyage pour rien, et de n’y avoir gagné que de la fatigue ; et ceux qui demeuraient dans la ville riaient et se moquaient d’eux, de ce qu’ils s’étaient ainsi laissé attraper, et dirent que c’était leur faute, et qu’ils avaient eu tort de se fier aux paroles d’un fou, car ils savaient depuis longtemps quel oiseau c’était qu’Ulespiègle.