Les Aventures de Til Ulespiègle/LXVIII

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 167-169).

CHAPITRE LXVIII.


Comment, à Oltzen, Ulespiègle escamota une pièce de
drap à un paysan, en lui faisant accroire
que ce drap était bleu.



Ulespiègle aimait bien manger en tout temps bouilli et rôti ; aussi était-il obligé d’aviser aux moyens de s’en procurer. Une fois il alla à la foire à Oltzen, où se rendaient beaucoup de paysans. Il se promenait çà et là, et regardait partout ce qu’il pourrait bien y avoir à faire. Entre autres choses, il vit un paysan acheter une pièce de drap vert, et se mettre en route pour s’en retourner avec son emplette. Ulespiègle se demanda comment il pourrait bien lui escamoter ce drap. Il s’informa de quel village était ce paysan, et prit avec lui un moine écossais et un autre mauvais garnement, et s’en alla avec eux hors de la ville, sur le chemin que devait prendre le paysan. Ils s’imaginèrent de lui faire accroire, quand il passerait avec son drap vert, que ce drap était bleu, et convinrent que chacun d’eux se placerait à quelque distance de l’autre, et qu’ils s’avanceraient vers la ville. Lorsque le paysan sortit de la ville avec le drap pour le porter chez lui, il rencontra d’abord Ulespiègle, qui lui demanda où il avait acheté ce beau drap bleu. Le paysan répondit que le drap était vert et non bleu. Ulespiègle soutint qu’il était bleu, et dit qu’il parierait vingt florins contre le drap, qu’il était bleu, et que le premier individu qui passerait et qui serait capable de distinguer le vert du bleu leur dirait qui des deux avait raison. Alors Ulespiègle fit signe au premier compère d’approcher. Le paysan lui dit : « Mon ami, nous sommes en désaccord sur la couleur de ce drap. Dis franchement s’il est vert ou bleu, et ce que tu nous diras, nous nous y tiendrons. » L’individu répondit : « C’est un fort joli drap bleu. » Le paysan dit : « Non, vous êtes deux fripons ; vous avez comploté cela ensemble pour me tromper. » Ulespiègle lui dit : « Eh bien ! pour que tu voies que j’ai raison, je m’en rapporte à ce pieux moine qui s’avance vers nous. J’accepte sa décision, qu’elle soit pour moi ou contre moi. » Le paysan accepta. Quand le prêtre fut arrivé plus près, Ulespiègle lui dit : « Monsieur, dites la vérité : quelle est la couleur de ce drap ? » Le moine répondit : « Mes amis, vous le voyez bien vous-mêmes. — Oui, Monsieur, dit le paysan, cela est vrai ; mais ces deux individus veulent me faire accroire une chose que je sais fausse. – Qu’ai-je besoin, dit le moine, de me mêler de votre querelle ? Qu’est-ce que cela me fait qu’il soit noir ou blanc ? – Ah ! cher Monsieur, dit le paysan, décidez entre nous, je vous en prie ! – Puisque vous y tenez, dit le moine, je ne puis dire autre chose, sinon qu’il est bleu. – Entends-tu bien ? dit Ulespiègle ; le drap est à moi ! » Le paysan dit : « En vérité, Monsieur, si vous n’étiez un prêtre ordonné, je croirais que vous mentez, et que vous êtes tous les trois des fripons ; mais, comme vous êtes prêtre, je dois croire ce que vous dites. » Là-dessus il laissa Ulespiègle et ses compagnons s’en aller avec le drap, dont ils s’habillèrent à l’approche de l’hiver, tandis que le paysan dut se contenter de ses vêtements déchirés.