Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXI

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 172-176).

CHAPITRE LXXI.


Comment Ulespiègle donna douze florins à douze
aveugles, à ce qu’ils crurent, lesquels les
dépensèrent et après s’en
trouvèrent très mal.



Comme Ulespiègle passait son temps à courir le pays çà et là, il revint une fois à Hanovre, où il fit beaucoup de choses singulières. Un jour qu’il se promenait à cheval en dehors de la ville, il rencontra douze aveugles. Quand il fut près d’eux, il leur cria : « D’où venez-vous, les aveugles ? » Les aveugles s’arrêtèrent et entendirent bien qu’il était à cheval. Pensant que c’était un honnête homme, ils mirent chapeau bas et dirent : « Cher seigneur, nous venons de la ville, où nous étions allés pour les funérailles d’un homme riche, où l’on donnait à manger et faisait l’aumône ; mais il y faisait bien froid. » Ulespiègle leur dit : « Il fait un froid terrible ; je crains que vous ne geliez. Tenez, voilà douze florins. Retournez-vous-en dans la ville, à l’auberge d’où je viens. » Il leur indiqua l’auberge et ajouta : « Vous dépenserez les douze florins en mon honneur. Cependant l’hiver se passera et vous pourrez vous mettre en route sans craindre le froid. » Les aveugles s’inclinèrent et le remercièrent de leur mieux. Chacun d’eux croyait que l’autre avait l’argent. Le premier croyait que c’était le second ; le second, que c’était le troisième, et ainsi de suite jusqu’au dernier, qui pensait que c’était le premier. Ainsi ils s’en allèrent à l’auberge qu’Ulespiègle leur avait indiquée. Étant arrivés, ils dirent qu’un homme bienfaisant leur avait donné douze florins pour l’amour de Dieu, et leur avait dit de les dépenser à sa santé en attendant que l’hiver fût passé. Cet argent tenta l’hôte ; il accueillit les aveugles sans demander lequel d’entre eux avait l’argent, et leur dit : « Oui, mes chers frères, je vous traiterai bien. » Il leur donna à boire et à manger et les hébergea jusqu’au moment où il pensa que les douze florins étaient dépensés. Alors il leur dit : « Chers frères, voulez-vous que nous comptions ? Les douze florins seront bientôt dépensés. » Les aveugles dirent qu’il avait raison, et ils se mirent à dire : « Paye, toi qui as les douze florins. » Mais aucun d’eux ne les avait. Les aveugles se grattaient l’oreille, voyant qu’ils étaient trompés. L’aubergiste de même, qui se disait : « Si tu les laisses partir, tu ne seras pas payé ; si tu les gardes, ils feront encore de la dépense et n’auront pas davantage de quoi payer ; ta perte n’en sera que plus grande. » Là-dessus, il les mena derrière sa maison, dans un toit à porcs, et leur donna de la paille et du foin.

Cependant Ulespiègle avait calculé que le temps devait être venu où les aveugles auraient dépensé l’argent. Il se déguisa et s’en vint à cheval se loger dans cette auberge. En arrivant dans la cour, et comme il voulait mettre son cheval à l’écurie, il vit les aveugles dans le toit à porcs. Il entra dans la maison et dit à l’aubergiste : « Monsieur l’hôte, à quoi pensez-vous, de mettre ainsi ces pauvres aveugles dans cet endroit ? N’avez-vous pas pitié de ces pauvres gens ? – Je voudrais, dit l’hôte, qu’ils fussent au diable, si seulement j’étais payé de la dépense qu’ils ont faite ! » Et il lui raconta de point en point comment il avait été trompé par les aveugles. Ulespiègle lui dit : « Comment, Monsieur l’hôte, vous n’avez trouvé personne pour répondre d’eux ? » L’hôte pensa en lui-même : « Ah ! si j’avais un répondant ! » et il dit : « Mon ami, si je trouvais une bonne caution, je l’accepterais, et je lâcherais ces maudits aveugles. – Eh bien ! dit Ulespiègle, je vais chercher par la ville jusqu’à ce que je trouve un répondant. » Là-dessus il s’en alla trouver le curé et lui dit : « Monsieur le curé, voulez-vous faire une bonne action ? Mon hôte est depuis cette nuit possédé du diable, et je viens vous prier de l’exorciser. – Volontiers, dit le curé ; mais il faut que j’attende un jour ou deux. Il ne faut pas trop se hâter en ces matières. – Je vais aller chercher sa femme, dit Ulespiègle, pour que vous le lui disiez à elle-même. – Oui, dit le curé, faites-la venir. » Ulespiègle retourna chez son hôte et lui dit : « Je vous ai trouvé un répondant ; c’est votre curé, qui vous promettra de vous donner ce qu’il vous faut. Envoyez votre femme avec moi, il le lui dira. » L’aubergiste accepta avec joie et envoya sa femme avec Ulespiègle auprès du curé. Ulespiègle dit : « Monsieur le curé, voici la femme, dites-lui ce que vous m’avez promis. » Le curé dit : « Oui, ma chère dame ; attendez un jour ou deux, et je me charge de la chose. » La femme fut contente. Elle s’en retourna avec Ulespiègle et dit cela à son mari, qui en fut joyeux et laissa partir les aveugles et les tint quittes. Ulespiègle monta à cheval et s’en alla. Le troisième jour, la femme alla trouver le curé et lui rappela sa promesse relativement aux douze florins que les aveugles avaient dépensés. Le curé lui dit : « Chère dame, est-ce là ce que votre mari vous a dit ? – Oui. – C’est le propre des mauvais esprits de vouloir avoir de l’argent. – Il ne s’agit pas de mauvais esprits, dit la femme ; payez-lui la dépense. – On m’a dit, répliqua le curé, que votre mari était possédé du diable. Amenez-le moi ; je l’en délivrerai, avec l’aide de Dieu. – C’est ainsi que font les fripons, qui disent des mensonges au lieu de payer. Tu verras bientôt si mon mari est possédé du diable ! » Elle courut chez elle et raconta à son mari ce que le curé avait dit. L’aubergiste saisit une broche et courut au presbytère. Le voyant venir, le curé appela ses voisins au secours, fit le signe de la croix et cria : « À l’aide, chers voisins ! voilà un homme qui est possédé du diable. – Prends garde, curé, dit l’aubergiste, et paye-moi ! » Le curé faisait des signes de croix. L’aubergiste voulait le battre. Les voisins intervinrent et purent à grand peine les séparer. Depuis ce temps, et tant que vécut le prêtre, l’aubergiste lui réclama la dépense, et le prêtre dit qu’il ne devait rien, et que l’aubergiste était possédé, mais qu’il l’exorciserait bientôt. Cela dura tant qu’ils vécurent tous les deux.