Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXVIII
CHAPITRE LXXVIII.
son hôte, qui faisait le brave.
l y avait à Eisleben un aubergiste qui aimait
à railler le monde, et qui faisait le brave et se
croyait un aubergiste au-dessus du commun.
Un jour d’hiver qu’il avait beaucoup neigé, Ulespiègle
arriva dans cette auberge. Trois marchands du
pays de Saxe qui allaient à Numbourg y arrivèrent
le soir à la nuit close. L’hôte, qui avait la langue
bien pendue, les salua et leur dit : « Comment diable
se fait-il que vous ayez été si longtemps en route
et que vous arriviez si tard ? – Monsieur l’hôte,
répondirent les marchands, vous ne devriez pas
nous attaquer ainsi ; il nous est arrivé une aventure
en route ; nous avons rencontré un loup qui nous a
attaqués ; nous avons été obligés de nous défendre,
et cela nous a retardés. » En entendant cela, l’aubergiste
se mit à se moquer d’eux et leur dit que
c’était une honte qu’ils se fussent ainsi laissé attaquer et retarder par un loup. Que, quant à lui, s’il était
seul dans les champs, et qu’il vînt deux loups l’assaillir,
il les battrait et les chasserait, et n’en aurait
pas peur ; tandis qu’eux, qui étaient trois, s’étaient
laissés effrayer par un loup. Durant toute la soirée,
l’aubergiste ne cessa de se moquer ainsi de ces pauvres
marchands, jusqu’à ce qu’ils allèrent se coucher.
Ulespiègle était là qui entendait les railleries. On les
mit à coucher dans la même chambre qu’Ulespiègle.
Quand ils furent au lit, les marchands se demandaient
entre eux ce qu’ils pourraient bien faire pour se
venger de l’aubergiste et lui clore la bouche, car
sans cela cette histoire ne finirait pas tant que l’un
d’eux viendrait à cette auberge. « Chers amis, leur
dit Ulespiègle, je vois bien que l’aubergiste est un
fanfaron. Voulez-vous m’écouter ? Je vous vengerai
de telle sorte que jamais plus il ne vous parlera du
loup. » Cela plut aux marchands, qui lui promirent
de le défrayer et de lui donner de l’argent par dessus
le marché. Il leur dit alors de continuer leur voyage
et de revenir dans cette auberge lors de leur retour,
qu’il y serait aussi, et qu’il les vengerait. Cela se fit
ainsi. Les marchands se préparèrent à partir, et
payèrent leur dépense ainsi que celle d’Ulespiègle ;
ils quittèrent l’auberge, et l’hôte leur cria d’un ton
railleur : « Messieurs les marchands, prenez garde
que quelque loup ne vous assaille dans la prairie !
— Monsieur l’hôte, répondirent les marchands, merci
de l’avis ; si les loups nous mangent, nous ne reviendrons
pas ; si c’est vous qu’ils mangent, nous ne vous retrouverons pas ici. » Là-dessus ils partirent.
Ulespiègle s’en alla dans la forêt tendre des pièges
aux loups, et il eut la chance d’en prendre un, qu’il
tua et qu’il laissa geler. Vers le temps où les marchands
devaient revenir à Eisleben, Ulespiègle prit
le loup mort dans un sac et s’en alla à l’auberge,
où il trouva les trois marchands. Il avait apporté
son loup sans être remarqué. Le soir, après souper,
l’aubergiste recommença à railler les marchands à
propos du loup : qu’ils avaient raconté ce qui leur
était arrivé ; mais que, s’il arrivait qu’il fût attaqué
par deux loups dans la prairie, il commencerait par
se garer de l’un et tuerait l’autre ensuite. Il se vantait
qu’il taillerait les deux loups en pièces. Cela dura
toute la soirée jusqu’au moment où ils allèrent se
coucher. Ulespiègle ne dit rien pendant tout ce
temps ; mais quand il fut dans la chambre avec les
marchands, il leur dit : « Mes bons amis, tenez-vous
tranquilles et veillez. Ce que je veux, vous le voulez
aussi. Laissons une chandelle allumée. » Quand l’aubergiste
et tout son monde furent couchés, Ulespiègle
se glissa hors de la chambre avec son loup mort, qui
était gelé raide, le porta près du feu et l’arrangea
avec des bâtons de façon à ce qu’il se tînt debout,
lui ouvrit la gueule toute grande et fourra dedans
deux souliers d’enfant. Puis il s’en retourna dans la
chambre où étaient les marchands et se mit à
crier : « Monsieur l’hôte ! » L’aubergiste entendit,
car il n’était pas encore endormi, et répondit : « Que
voulez-vous ? Est-ce qu’un loup veut vous mordre ? — Ah ! cher Monsieur, lui dirent-ils, envoyez-nous le
valet ou la servante pour nous apporter à boire ; nous
n’en pouvons plus de soif. » Ils crièrent tant que l’aubergiste
dit en colère : « C’est la manière des Saxons,
ils boivent jour et nuit ! » Il appela la servante pour
qu’elle leur apportât à boire. La servante se leva et
s’approcha du feu pour allumer une chandelle ;
elle aperçut le loup avec des souliers dans la gueule ;
elle fut saisie de frayeur, laissa tomber sa chandelle et s’enfuit dans la cour. Elle pensait que le loup avait
mangé les enfants. Cependant Ulespiègle et les marchands
continuaient à crier qu’on leur apportât à
boire. L’aubergiste, pensant que la servante était
endormie, appela le valet. Celui-ci se leva, voulut
allumer la chandelle, vit le loup, pensa qu’il avait
mangé la servante, laissa tomber sa chandelle, et
s’enfuit à la cave. Ulespiègle entendait ce qui se
passait, et dit aux marchands : « Réjouissez-vous ;
cela va bien ! » Ulespiègle et les marchands crièrent
pour la troisième fois où étaient le valet et la servante,
qu’ils ne leur apportaient pas à boire ; que
l’aubergiste vînt lui-même et leur apportât une lumière ;
qu’ils ne pouvaient sortir de la chambre,
et qu’ils voulaient s’en aller. L’aubergiste pensa que
le valet aussi était endormi. Il se leva furieux et dit :
« Est-ce le diable qui a fait les Saxons, avec leur
soif ? » En disant cela, il allumait une chandelle. Il
vit le loup, debout près du foyer, qui tenait les souliers
dans sa gueule. Il se mit à crier : « Au meurtre !
à l’aide, chers amis ! » Il courut dans la chambre des
marchands et leur dit : « Chers amis, secourez-moi !
Un monstre horrible est en bas près du feu, et a dévoré
mes enfants, ma servante et mon valet ! » Les
marchands furent bientôt prêts, ainsi qu’Ulespiègle ;
ils s’approchèrent du feu avec l’hôte ; le valet sortit
de la cave, la servante rentra, la femme sortit de sa
chambre avec les enfants sur les bras ; tout cela était
encore vivant. Ulespiègle s’avança et poussa le loup
avec le pied. Le loup tomba et ne remua ni pied ni patte. Ulespiègle dit : « C’est un loup mort ! Est-ce
là ce qui vous fait crier ? Quel poltron vous êtes !
Un loup mort vous chasse de chez vous, vous et
tout votre monde ! Il n’y a pas longtemps vous vouliez
vous battre avec deux en rase campagne. Mais
vous avez en paroles le courage que d’autres ont
dans le cœur ! » L’aubergiste comprit qu’on s’était
moqué de lui. Il s’en retourna dans son lit, honteux
de ses fanfaronnades et de ce qu’un loup mort avait
mis en déroute lui et tout son monde. Les marchands
le raillaient et riaient. Ils payèrent ce qu’eux et
Ulespiègle avaient dépensé, et s’en allèrent. Depuis
ce temps, l’aubergiste ne parla plus tant de sa bravoure.