Les Aventures de Til Ulespiègle/XL

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 104-107).

CHAPITRE XL.


Comment Ulespiègle prend les marteaux, les tenailles
et autres outils d’un forgeron, et les
forge ensemble.



Lorsque Ulespiègle sortit de chez le forgeron, on était à l’entrée de l’hiver. Il faisait très froid, et il gelait fort ; les vivres étaient chers, si bien que beaucoup d’ouvriers étaient sans ouvrage, et Ulespiègle n’avait pas d’argent pour vivre. Il s’en alla plus loin, et arriva dans un village où il y avait aussi un forgeron, qui le prit comme ouvrier. Mais Ulespiègle n’avait guère envie de rester là garçon forgeron, s’il n’y eût été forcé par la faim et les rigueurs de l’hiver, et il se dit : « Supporte tout ce que tu pourras supporter, et, tant que les grands froids dureront, fais ce que voudra le forgeron. » Le forgeron ne se souciait pas de le prendre, à cause de la cherté des vivres. Ulespiègle le pria de lui donner de l’ouvrage, disant qu’il ferait tout ce qu’il voudrait, et qu’il mangerait ce que les autres ne voudraient pas. Le forgeron était méchant et railleur, et il se dit : « Prends-le à l’essai pour huit jours ; tu ne te ruineras pas à le nourrir pendant si peu de temps ! » Le matin ils commencèrent à forger, et le forgeron fit travailler durement Ulespiègle, à la forge et aux soufflets, jusqu’à midi, heure du dîner. Le forgeron avait des latrines au milieu de sa cour. Au moment de se mettre à table, il prit Ulespiègle, le conduisit aux latrines, et lui dit : « Vois, tu as dit que tu mangerais ce que personne ne voudrait manger, afin que je te donne de l’ouvrage. Voilà quelque chose que personne ne veut manger ; mange-le. » Là-dessus il rentre et se met à table, laissant Ulespiègle dans les latrines. Ulespiègle ne répondit rien et pensa en lui-même : « Te voilà pris. Tu as souvent fait des farces aux autres, des tours pareils et de pires ; te voilà mesuré avec ta mesure ; comment vas-tu maintenant prendre ta revanche ? car il faut que tu te venges, l’hiver fût-il encore plus rude. » Ulespiègle travailla jusqu’au soir. Le forgeron lui donna un peu à manger, car il avait jeûné toute la journée, et se rappelait encore qu’on l’avait envoyé aux latrines. Comme Ulespiègle voulut aller se coucher, le forgeron lui dit : « Lève-toi demain matin de bonne heure ; la servante tirera le soufflet, et tu forgeras tout ce que tu auras et tu en feras des clous à ferrer en attendant que je me lève. » Ulespiègle alla se coucher. En se levant, il se dit qu’il se vengerait de son maître, dût-il marcher dans la neige jusqu’aux genoux. Il fit un grand feu, prit les tenailles et les mit à rougir, et les forgea en une barre de fer. Il fit de même des deux marteaux et des autres outils. Puis il prit le panier où étaient les clous à ferrer les chevaux et en retira les clous, dont il coupa les têtes. Ensuite il prit son tablier, car il entendait venir le forgeron, et s’en alla. Le forgeron entra dans sa forge, et vit que ses clous étaient décapités, et que les marteaux, les tenailles et autres outils étaient forgés ensemble. Il entra en fureur et demanda à la servante où était le garçon. La servante répondit qu’il était parti. Le forgeron se mit à jurer en disant : « Il est parti comme un vrai mauvais sujet. Si je savais où le trouver, quand même ce serait hors de la ville, je courrais après et je le rouerais de coups. » La servante dit : « En sortant il a écrit quelque chose sur la porte ; c’est une figure qui ressemble à une chouette. » Car Ulespiègle avait cette habitude : quand il faisait quelque méchanceté dans un endroit où il n’était pas connu et où l’on ne savait pas son nom, il prenait de la craie ou un charbon et dessinait sur la porte une chouette au-dessus d’un miroir, et il écrivait au-dessous en latin : « Hic fuit. » C’est ce qu’il avait dessiné sur la porte du forgeron. Quand celui-ci sortit, il vit ce dessin, comme sa servante le lui avait dit. Comme il ne savait pas lire, il s’en alla chez le curé et le pria de venir avec lui, et de lire ce qui était écrit sur sa porte. Le curé le suivit, et vit l’écriture et le dessin. Il dit alors au forgeron : « Cela signifie qu’Ulespiègle a été ici. » Le curé avait beaucoup entendu parler d’Ulespiègle, et savait quel compagnon c’était. Il reprocha au forgeron de ne pas l’avoir fait avertir, parce qu’il aurait été bien aise de voir Ulespiègle. Le forgeron se mit en colère contre le curé et lui dit : « Comment pouvais-je vous le faire dire, puisque je ne le savais pas moi-même ? Mais maintenant je sais bien qu’il a été chez moi ; je m’en aperçois bien à mes outils ; si jamais il revient, il n’y aura chose qui me retienne. » Avec un chiffon mouillé il effaça ce qui était dessiné sur sa porte, en disant : « Je ne veux pas avoir les armes d’un vaurien peintes sur ma porte. » Là-dessus le curé s’en alla et laissa là le forgeron ; quant à Ulespiègle, il était loin et ne revint pas.