Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXIX

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 100-104).

CHAPITRE XXXIX.


Comment Ulespiègle s’engage à un forgeron et porte
le soufflet dans la cour.



À Rostock, dans le pays de Mecklembourg, Ulespiègle s’engagea comme garçon forgeron. Or, le forgeron avait l’habitude de dire, quand le garçon devait tirer les soufflets : « Ha ho ! suis-moi avec les soufflets. » Un jour il dit cela à Ulespiègle, et sortit incontinent dans la cour pour lâcher de l’eau. Ulespiègle prit un des soufflets sur son dos et suivit son maître dans la cour, et lui dit : « Maître, voici un des soufflets ; dites-moi où je dois le mettre, pour que j’aille chercher l’autre. » Le maître se retourna et lui dit : « Mon cher garçon, je ne l’entendais pas ainsi ; retourne-t’en et remets le soufflet à sa place. » Ulespiègle obéit. Le maître résolut de le punir, et il se décida à se lever toutes les nuits à minuit pendant cinq jours de suite, pour éveiller son garçon et se mettre au travail. Il éveillait donc les garçons et les faisait forger. Le compagnon d’Ulespiègle dit à celui-ci : « À quoi pense notre maître, de nous réveiller si matin ? Ce n’est pas son habitude. – Si tu veux, dit Ulespiègle, je le lui demanderai. » L’autre répondit oui, et Ulespiègle dit au forgeron : « Cher maître, comment se fait-il que vous nous éveillez si tôt ? Il n’est que minuit. – C’est mon habitude, répondit le maître, que pendant les huit premiers jours mes garçons ne doivent rester au lit que la moitié de la nuit. » Ulespiègle ne dit rien, ni son compagnon non plus. La nuit suivante, le maître les réveilla encore à minuit. Ulespiègle laissa son compagnon partir avec le maître, puis il prit son matelas et se l’attacha sur le dos. Quand le fer fut chaud, Ulespiègle descendit en courant de son grenier, vint à la forge et se mit à battre le fer, dont les étincelles sautaient sur le matelas qu’il avait sur le dos. Le maître lui dit : « Que fais-tu ? Es-tu fou ? Ne pouvais-tu laisser le lit à sa place ? – Maître, répondit Ulespiègle, ne vous fâchez pas ; c’est mon habitude de passer une moitié de la nuit sur mon lit et l’autre moitié dessous. » Le maître se mit en colère, et lui dit : « Rapporte-moi ce lit où tu l’as pris, et de là sors de chez moi, maudit polisson ! » Ulespiègle dit oui et monta au grenier, où il remit le lit où il l’avait pris. Puis il prit une échelle, fit un trou à la toiture, monta dessus, tira l’échelle sur le toit, la plaça de façon à pouvoir descendre dans la rue, descendit et s’en alla. Le maître, entendant du bruit, monta au grenier avec l’autre garçon, et vit qu’Ulespiègle avait fait un trou à la toiture et s’en était allé par là. Il saisit la broche et voulait courir après lui. Mais le garçon l’arrêta et lui dit : « Maître, écoutez-moi : il n’a fait que ce que vous lui avez commandé. Vous lui avez dit de remonter le lit au grenier et de s’en aller de là. C’est ce qu’il a fait, comme vous voyez. » Le maître se laissa calmer. D’ailleurs, que pouvait-il faire ? Ulespiègle était parti, et il n’y avait qu’à faire réparer la toiture. Le garçon lui dit : « Avec de pareils compagnons il n’y a pas grand’chose à gagner. Celui qui ne connaît pas Ulespiègle n’a qu’à avoir affaire à lui : il le connaîtra bientôt. »