Les Aventures de Til Ulespiègle/XLIII

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 110-112).

CHAPITRE XLIII.


Comment Ulespiègle se fait garçon cordonnier,
et demande à son maître quels souliers il doit
tailler. Le maître lui répond : « Grands
et petits, comme les bêtes que le berger
mène aux champs. » Alors il taille des
bœufs, des vaches, des veaux, des
boucs, etc., et gâte le cuir.



Il y avait un cordonnier qui allait plus volontiers se promener sur la place du marché qu’il ne se mettait à la besogne. Un jour il dit à Ulespiègle de tailler des souliers. Ulespiègle lui demanda de quelle grandeur. Le cordonnier répondit : « Grands et petits, comme les bêtes que le berger mène aux champs. – Oui, maître, volontiers, » répondit Ulespiègle. Le cordonnier sortit, et Ulespiègle prit le cuir et se mit à tailler des cochons, des bœufs, des veaux, des moutons, des chèvres, des boucs et autres bestiaux. Le maître rentra le soir, et voulut voir ce que son garçon avait taillé. Il trouva ces bêtes qu’Ulespiègle avait taillées dans son cuir. Il se mit en colère et dit à Ulespiègle : « Qu’as-tu fait là ? Pourquoi m’as-tu ainsi gâté mon cuir ? – Cher maître, répondit Ulespiègle, j’ai fait ce que vous m’aviez commandé. – Tu mens, répliqua le maître ; je ne t’ai pas commandé de faire cela et de me gâter ma marchandise. – Maître, dit Ulespiègle, à quoi bon vous fâcher ? Je vous ai demandé quels souliers il fallait tailler, et vous m’avez dit : « Grands et petits, comme les bêtes que le berger mène aux champs. » C’est ce que j’ai fait, vous le voyez bien. – Ce n’est pas ce que j’entendais, dit le maître : je voulais dire de tailler des souliers grands et petits, et de les coudre les uns après les autres. – Si vous m’aviez dit cela, dit Ulespiègle, je l’aurais fait volontiers, et je suis prêt à le faire. » Ulespiègle et son maître se raccommodèrent. Le maître pardonna l’affaire du cuir gâté, à la condition qu’Ulespiègle ferait ce qu’il lui commanderait. Puis il tailla des souliers, et les donna à Ulespiègle en disant : « Tiens, couds-moi ces souliers, les petits après les grands. » Ulespiègle promit de le faire, et commença à coudre. Son maître sortit tout en colère, se promettant de surveiller Ulespiègle et de voir au retour ce qu’il aurait fait, et s’il aurait exécuté ses ordres comme il l’avait promis. C’est ce que fit en effet Ulespiègle. Il prit un petit soulier et un grand, les fourra l’un dans l’autre et les cousit ensemble. Lorsque le maître revint en tapinois, il vit qu’Ulespiègle cousait les souliers l’un dans l’autre ; il lui dit alors : « Tu es un bon serviteur ; tu fais ce que je commande ! » Ulespiègle répondit : « Celui qui fait ce qu’on lui commande ne doit pas être battu. – Oui, mon cher garçon, dit le maître, mes paroles étaient telles, mais ce n’est pas ce que j’entendais. Je pensais que tu ferais une paire de petits souliers, puis une paire de grands, ou bien les grands d’abord et les petits ensuite. Tu fais suivant les paroles, et non suivant l’intention. » Il était en colère, et il lui reprit le cuir qui était taillé en lui disant : « Fais attention : voici d’autre cuir ; prends une forme et taille-moi des souliers. » Puis il ne pensa plus à cela, car il avait à sortir. Il s’en alla à ses affaires et fut absent environ une heure. Alors il se rappela qu’il avait dit à son garçon de tailler les souliers sur une forme. Il laissa là sa besogne et courut à son logis. Cependant Ulespiègle avait pris le cuir, et le taillait tout sur la petite forme. Quand le maître arriva et vit ce qu’il avait fait, il lui dit : « Voilà des petits souliers ; et les grands ? – Si vous en voulez, dit Ulespiègle, il est encore temps ; je les taillerai après les petits. – Il vaut mieux, dit le maître, tailler les petits après les grands que les grands après les petits ; tu prends une forme et ne t’occupes pas de l’autre. – C’est vrai, maître, dit Ulespiègle ; vous m’avez dit de tailler les souliers sur une forme. – Je t’en dirai tant, dit le maître, que je finirai par aller au gibet avec toi ! » Puis il lui dit de lui payer le cuir qu’il avait gâté, s’il en voulait d’autre. Ulespiègle lui répondit : « Le tanneur peut en faire d’autre ! » Puis il se leva et gagna la porte. Là il se retourna vers le maître et dit : « Si je ne reviens pas chez vous, du moins j’y ai été. » Là-dessus il sortit de la ville.