Les Aventures de Til Ulespiègle/XV
CHAPITRE XV.
et traita le docteur de l’évêque de Magdebourg
et le trompa.
l y avait à Magdebourg un évêque nommé Bruno,
qui était comte de Querfurt. Il entendit parler
des tours d’Ulespiègle, et le fit appeler à Gevekenstein.
Les farces d’Ulespiègle lui plurent beaucoup,
et il lui donna des habits et de l’argent. Les
domestiques le supportaient volontiers et s’amusaient
beaucoup avec lui. L’évêque avait auprès
de lui un docteur ès droits qui se croyait savant et
sage, mais que les gens de l’évêque n’aimaient guère.
Ce docteur avait le caractère fait de telle sorte qu’il
ne pouvait souffrir les bouffons autour de lui. Il dit
à l’évêque et à ses conseillers qu’on devrait retenir
des hommes sages à la cour des seigneurs, et non
de pareils bouffons, et cela pour plusieurs raisons.
Les courtisans répondirent que le docteur avait tort ;
que celui qui n’aimait pas les bouffonneries d’Ulespiègle
n’avait qu’à l’éviter, car personne n’était
obligé de le fréquenter. Le docteur répliqua : « Les fous avec les fous, et les sages avec les sages ; si les
princes étaient entourés de sages, ils seraient sages
eux-mêmes ; mais comme ils s’entourent de fous, ils
n’apprennent que des folies. » Alors quelques-uns
lui dirent : « Quels sont les sages ? Ceux qui se croient
sages sont souvent trompés par des fous. Il est convenable
que les princes et seigneurs aient toute sorte
de monde à leur cour ; avec les fous ils trouvent bien
des distractions, et là où sont les seigneurs, là se
trouvent volontiers les fous. » Alors les chevaliers
et courtisans allèrent trouver Ulespiègle, et lui dirent
d’inventer quelque ruse pour que le docteur fût
payé de sa sagesse, lui promettant qu’ils l’aideraient,
ainsi que l’évêque. Ulespiègle répondit : « Oui, nobles
seigneurs, si vous voulez m’aider, le docteur sera
bien payé. » Ils se mirent d’accord. Alors Ulespiègle
partit pour aller passer un mois dans la campagne
et réfléchir comment il s’y prendrait avec le docteur.
Il eut bientôt trouvé son plan, et revint à Gevekenstein.
Il se déguisa et se fit passer pour médecin. Or
le docteur de l’évêque était souvent malade et se
médecinait beaucoup. Les chevaliers lui dirent qu’il
était arrivé un médecin qui était un très savant homme.
Le docteur ne reconnut pas Ulespiègle. Il alla
le trouver dans son auberge, et, après avoir échangé
avec lui quelques mots, l’amena au château, et la
conversation commença entre eux. Le docteur lui
dit que, s’il pouvait le guérir de sa maladie, il le
récompenserait généreusement. Ulespiègle le paya
de paroles, comme c’est l’habitude des médecins, et lui dit qu’il était nécessaire qu’il couchât une nuit
avec lui, afin de mieux connaître son tempérament,
ajoutant qu’il lui ferait prendre quelque chose avant
de se coucher, qui le ferait suer, et qu’à sa transpiration
il connaîtrait quelle était sa maladie. Le docteur
crut ce qu’il disait, et se mit avec lui au lit, croyant
fermement que ce que lui avait dit Ulespiègle était
la vérité. Alors Ulespiègle lui donna une forte purgation,
que le docteur prit pour une potion destinée à le faire suer. Puis Ulespiègle sortit et prit une pierre
creuse sur laquelle il se déchargea le ventre. Ensuite
il mit cette pierre avec ce qu’elle contenait sur le
bois du lit, entre la muraille et le docteur. Or le
docteur était couché près de la muraille et Ulespiègle
sur le devant. Le docteur se serait volontiers tenu
la tête contre le mur, mais ce qui était dans la pierre
creuse puait tellement, qu’il fut obligé de se retourner
du côté d’Ulespiègle. Aussitôt celui-ci lâcha
silencieusement un vent qui ne sentait pas moins
mauvais. Le docteur se retourna ainsi, tantôt d’un
côté, tantôt de l’autre, jusque vers le milieu de la
nuit, et toujours avec le même résultat. Enfin la
purgation fit son effet, soudainement et avec force,
si bien que le docteur laissa tout échapper dans le lit,
ce qui produisit une atroce puanteur. Alors Ulespiègle
lui dit : « Comment, digne docteur, vous trouvez-vous ?
votre sueur sent mauvais depuis longtemps ;
mais voilà que cela devient plus fort. » Le docteur
pensa qu’il le sentait bien ; mais il était tellement
empesté de cette puanteur, qu’il pouvait à peine parler.
Ulespiègle lui dit : « Tenez-vous là bien tranquille ;
je vais chercher une lumière pour voir comment vous
allez. » Comme il se levait, Ulespiègle lâcha lui-même
ses excréments et se mit à se plaindre : « Hélas !
moi aussi je me trouve mal ; cela me vient de votre
maladie et de la puanteur. » Le docteur était si
malade qu’il pouvait à peine remuer la tête. Il
remercia Dieu de ce que le médecin l’avait laissé
seul, et il put respirer un peu d’air ; car, jusque-là, lorsqu’il avait voulu se relever, Ulespiègle l’en
avait empêché, disant qu’il n’avait pas encore
assez sué.
Aussitôt levé, Ulespiègle était sorti de la chambre et avait quitté le château. Quand le jour fut venu, le docteur vit contre la muraille la pierre creuse et ce qui était dedans. Il était très malade et avait le visage tout bouleversé par la puanteur. Cependant les chevaliers et les courtisans, qui savaient l’histoire, vinrent lui souhaiter le bonjour. Le docteur avait la voix faible et put à peine leur répondre. Il s’assit dans la salle, sur un banc garni d’un coussin. Les courtisans firent venir là l’évêque, puis ils demandèrent au docteur comment il s’était trouvé du médecin. Le docteur répondit : « J’ai été le jouet d’un mauvais plaisant. Je croyais que c’était un docteur en médecine, et c’est un docteur en malice. » Il leur raconta en entier ce qui s’était passé. L’évêque et les courtisans rirent beaucoup et dirent : « Il est arrivé exactement selon vos paroles. Vous disiez qu’il ne fallait pas se commettre avec des fous, car le sage devenait fou avec les fous. Mais vous voyez qu’on peut bien être mis dedans par un fou, car le médecin était Ulespiègle, que vous n’avez pas reconnu ; vous avez cru à ses paroles et il vous a trompé. Nous, qui l’avions accepté avec sa folie, nous le connaissions bien ; mais nous n’avons pas voulu vous avertir, puisque vous vous croyez si sage. Personne n’est si sage qu’il doive dédaigner de connaître les fous. Si personne n’était fou, à quoi reconnaîtrait-on les sages ? » Le docteur ne répondit rien, et n’osa plus se plaindre de l’aventure.