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Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXI

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CHAPITRE XXXI.


Comment Ulespiègle colporte une tête de mort qu’il
donne à baiser aux gens, et reçoit
beaucoup d’offrandes.



Ulespiègle s’était fait connaître par ses malices dans tout le pays, et là où il avait été une fois, il n’était plus le bienvenu, à moins de se déguiser de façon à ne pas être reconnu. Il en résulta qu’à la fin il ne pouvait plus compter vivre sans rien faire, et cependant il s’était toujours tenu joyeux depuis sa jeunesse, et s’était procuré assez d’argent par ses jongleries. Mais quand sa malice fut connue partout, et qu’il sentit que ses moyens d’existence allaient lui manquer, il se demanda ce qu’il pourrait faire pour vivre joyeusement sans travailler, et il résolut de se faire marchand de reliques, et de parcourir le pays avec ses marchandises saintes. Il prit un écolier avec lui, s’habilla en prêtre, prit une tête de mort qu’il fit monter en argent, et s’en alla en Poméranie, où les prêtres s’occupent plus de boire que de prêcher. Et lorsque dans un village il y avait une dédicace d’église, ou une noce, ou autre assemblée de paysans, Ulespiègle annonçait au curé qu’il voulait prêcher, et montrer la relique aux paysans et la leur faire baiser, et que ce qu’il recevrait comme offrande, il lui en donnerait la moitié. Cela convenait très bien à ces prêtres ignorants, qui n’avaient qu’à recevoir de l’argent. Et quand il y avait le plus de monde dans l’église, Ulespiègle montait en chaire et disait quelques mots de l’Ancien Testament, puis du Nouveau, de l’arche de Noé, du seau d’or dans lequel était le pain céleste, et disait que c’était la plus sainte des choses. Puis il parlait de saint Brandon, qui avait été un saint homme, et dont il avait la tête, qui lui avait été confiée pour quêter pour construire une nouvelle église, ce qui devait être fait avec de l’argent de source pure, et que sous peine de la vie il ne devait pas recevoir des offrandes des femmes qui auraient trompé leurs maris. « Et les femmes qui sont dans ce cas, qu’elles se tiennent tranquilles ; car si elles m’offraient quelque chose comme elles sont coupables d’adultère, je ne le recevrais point, et je leur ferais honte. Dirigez-vous d’après cela ! » Et il présentait aux gens la tête à baiser, qui était peut-être la tête d’un forgeron qu’il avait prise dans un cimetière. Puis il donnait la bénédiction aux paysans et aux paysannes, et s’en allait de la chaire devant l’autel. Le prêtre commençait à chanter et la sonnette à tinter. Alors les femmes, les mauvaises avec les bonnes, se pressaient à l’autel avec leurs offrandes. Et celles qui avaient une mauvaise réputation, ou qui avaient quelque chose sur la conscience, voulaient être les premières. Il prenait l’offrande des mauvaises et des bonnes et ne repoussait personne. Ces femmes crédules croyaient si fermement à ses propos trompeurs, qu’elles pensaient que la femme qui se serait abstenue n’aurait pas été honnête. De cette façon, la femme qui n’avait pas d’argent donnait un anneau d’argent ou d’or, et elles s’observaient l’une l’autre pour voir si elles donnaient ; et celle qui avait donné s’imaginait avoir raffermi son honneur, et mis fin à sa mauvaise réputation. Aussi y en avait-il quelques-unes qui allaient à l’offrande deux ou trois fois, afin qu’on pût les voir et cesser de dire du mal d’elles. Il faisait les plus belles recettes qu’on eût jamais vues. Et quand il avait terminé sa recette, il conjurait celles qui avaient offert de ne plus vivre dans le péché, car elles en étaient entièrement exemptes ; assurant que s’il y en avait eu de coupables, il n’aurait pas accepté leur offrande. Ainsi les femmes étaient très contentes. Et partout où Ulespiègle allait, il prêchait, et par ce moyen il s’enrichissait et les gens le tenaient pour un pieux prédicateur. Il savait à ce point dissimuler sa friponnerie.