Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXII
CHAPITRE XXXII.
de nuit, qui le poursuivent sur un pont
et tombent à l’eau.
lespiègle était expert en méchancetés.
Après qu’il eut bien promené sa tête de mort
çà et là, et bien attrapé le monde, il s’en
alla à Nuremberg pour dépenser l’argent qu’il avait
amassé par son commerce de sainteté. Lorsqu’il eut
séjourné là quelque temps, et qu’il se fut familiarisé
avec les localités, il ne put résister à sa nature et se
défendre de faire là un méchant tour. Il avait remarqué
que les gardes de nuit dormaient tout harnachés
dans un corps de garde devant l’hôtel de
ville ; il connaissait bien les rues et sentiers de la
ville, et il avait particulièrement remarqué le pont
qui conduit du marché aux cochons à la petite maison
où maintes bonnes filles vont chercher du vin,
pont qu’il est dangereux de passer la nuit. Ulespiègle,
avec sa malice en tête, attendit jusqu’à ce que tout
le monde fût couché et que tout fût bien tranquille.
Alors il rompit trois planches du pont et les jeta dans la rivière, qu’on appelle la Pegnitz ; puis il s’en alla
devant la maison de ville et commença à jurer, en
frappant avec un vieux couteau sur le pavé, dont il
faisait sortir des étincelles. Quand les gardes de
nuit entendirent cela, ils furent bientôt sur pied
et coururent après lui ; mais il se mit à fuir ; il gagna
le marché aux cochons, et les gardes le suivaient de
près. Peu s’en fallut qu’il ne fût atteint avant d’avoir
gagné l’endroit du pont où il avait enlevé les trois
planches. Cependant il y arriva et traversa comme
il put. Quand il fut de l’autre côté du pont, il cria
à haute voix : « Ohé ! arrivez donc, vous hésitez,
brigands ! » Entendant cela, les gardes coururent
après lui sans se douter de rien ; c’était à qui arriverait
le premier ; mais ils tombèrent l’un après
l’autre dans la Pegnitz. Le trou du pont était si
étroit qu’ils se blessèrent en tombant. Alors Ulespiègle
leur cria : « Ohé ! vous ne courez donc plus ?
Vous me poursuivrez demain. Vous auriez bien eu
le temps de prendre ce bain demain matin ; vous
n’aviez pas besoin de tant vous presser. » Ainsi l’un
se cassa une jambe, l’autre un bras, le troisième se
fit un trou à la tête ; si bien que pas un n’en fut
quitte sans quelque dommage. Quand il eut fait
cette méchanceté, il ne resta pas longtemps à Nuremberg ;
il n’aurait pas été bien aise qu’on sût qu’il
avait fait le coup, car il avait peur que les habitants
ne prissent pas la chose en plaisanterie.