Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXVI
CHAPITRE XXXVI.
des poulets d’une paysanne et lui laisse
son coq en gage.
n ce temps-là les gens n’étaient pas aussi
rusés qu’à présent, surtout les paysans. Une
fois Ulespiègle alla à Quedlinbourg un jour
de marché. Il n’avait pas grand argent, car il le dépensait comme il le gagnait, et il cherchait en lui-même
comment il pourrait s’en procurer. Il vit au
marché une paysanne qui avait à vendre un panier
plein de beaux poulets avec un coq. Ulespiègle lui
demanda combien valait la paire. Elle répondit :
« Deux gros. — Ne voulez-vous pas les donner à
meilleur marché ? — Non. » Alors Ulespiègle prit
les poulets avec le panier, et se dirigea vers la porte
de la ville. La paysanne courut après lui en criant :
« Marchand ! qu’est-ce que cela veut dire ? Ne veux-tu
pas me payer mes poulets ? — Volontiers, répondit
Ulespiègle ; je suis le secrétaire de l’abbesse. — Cela
m’est égal, dit la paysanne. Si tu veux avoir mes
poulets, paye-les. Je ne veux avoir affaire ni à ton
abbé ni à ton abbesse. Mon père m’a appris qu’on ne
doit pas faire d’affaire avec les gens à qui il faut faire
la révérence et parler chapeau bas. Ainsi, paye-moi
mes poulets, entends-tu ? — Madame, répliqua Ulespiègle,
vous n’êtes guère confiante ; il ne serait pas
bon que tous les marchands fussent comme vous,
car les bons compagnons seraient mal vêtus. Pour
être sûre de ne pas perdre, gardez le coq en gage
jusqu’à ce que je revienne avec le panier et l’argent. »
La bonne femme se crut bien garantie et prit son
propre coq en gage. Mais elle fut trompée, car elle ne
revit ni ses poulets ni son argent. Il lui arriva comme
à ceux qui prennent si bien leurs précautions qu’ils se
trompent eux-mêmes. Ainsi Ulespiègle s’en alla de là,
et laissa la femme se désoler, avec son coq qu’elle
avait pris en gage du payement de ses poulets.