Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXVII

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXXVII.


Comment le curé de Haut Égelsheim mangea une
saucisse qui ne lui fit pas de bien.



Étant à Hildesheim à l’époque où l’on tue les cochons, Ulespiègle acheta une bonne saucisse rouge ; puis il s’en alla à Égelsheim, chez le curé, qui était de ses amis. C’était un dimanche matin, et quand il arriva le curé disait sa messe. Désirant manger bientôt, Ulespiègle s’en alla au presbytère et pria la chambrière de faire cuire sa saucisse. Elle lui dit qu’elle le ferait. Alors il s’en alla à l’église. Le curé avait fini sa messe, et un autre prêtre commençait la grand’messe, qu’Ulespiègle entendit tout entière. Cependant le curé s’en était retourné chez lui et avait dit à sa servante : « N’y a-t-il rien de cuit, que je puisse manger un morceau ? — Il n’y a rien de cuit encore, répondit la servante, si ce n’est une saucisse qu’Ulespiègle a apportée et qu’il veut manger quand il reviendra de l’église. – Donne-moi la saucisse, dit le curé, j’en mangerai un morceau. » La servante apporta la saucisse, et le curé la trouva si bonne qu’il la mangea toute ; puis il dit à la servante : « Tu donneras à Ulespiègle du lard et des choux ; c’est bien assez bon pour lui. » Quand la grand’messe fut finie, Ulespiègle retourna au presbytère, comptant manger de sa saucisse. Le curé lui souhaita la bienvenue et le remercia de sa saucisse, disant qu’il l’avait trouvée très bonne ; puis il lui fit servir du lard et des choux. Ulespiègle ne dit rien ; il mangea de ce qu’on lui donnait, et repartit le lendemain. Le curé lui cria comme il s’en allait : « Entends-tu ? quand tu reviendras, apporte deux saucisses, une pour moi et une pour toi ; je t’en rendrai le prix, et nous nous régalerons ensemble que l’eau nous en viendra à la bouche. – Oui, monsieur le curé, il sera fait comme vous dites ; je penserai à vous pour les saucisses. » Puis il s’en retourna à Hildesheim.

Or il arriva ce qu’il désirait, que l’équarrisseur eut une truie morte à conduire à la voirie. Ulespiègle le pria de lui faire, pour de l’argent, deux saucisses avec de la viande de cette truie, et il lui donna quelques deniers. L’équarrisseur lui fit deux belles saucisses. Ulespiègle les prit et les fit cuire à l’eau, comme on fait habituellement. Le dimanche suivant il retourna à Égelsheim, et arriva pendant que le curé disait la sainte messe. Il s’en alla au presbytère et remit les deux saucisses à la chambrière, la priant de les faire cuire pour déjeuner, une pour le curé et l’autre pour lui ; puis il s’en alla à l’église. La chambrière mit les saucisses au feu et les fit cuire. Quand la messe fut finie, le curé aperçut Ulespiègle ; il s’en alla promptement au presbytère et dit : « Ulespiègle est ici ; a-t-il apporté les saucisses ? – Oh ! oui ! répondit la servante ; deux saucisses si belles que je n’en ai jamais vu de pareilles. Elles vont être cuites. » Elle en retira une, qu’elle servit au curé ; et comme elle avait envie d’en manger aussi bien que son maître, elle prit l’autre et se mit à table avec lui. Comme ils étaient bien en train de manger les saucisses, ils commencèrent à écumer de la bouche. Le curé dit à la servante : « Ah ! ma chère, comme tu écumes de la bouche ! – Ah ! cher maître, répondit la servante, vous avez aussi la bouche couverte d’écume ! » À l’instant arriva Ulespiègle, qui revenait de l’église. Le curé lui dit : « Quelles saucisses as-tu apportées là ? Vois comme nous écumons de la bouche, ma servante et moi. – Grand bien vous fasse, monsieur le curé, répondit Ulespiègle. Il vous arrive selon vos paroles. Vous m’avez crié d’apporter deux saucisses, que vous vouliez en manger que l’eau vous en vînt à la bouche. Mais ce ne serait rien que d’avoir l’eau à la bouche, si vous ne crachiez pas ; je suis sûr que cela viendra bientôt. Les deux saucisses sont faites de la chair d’une truie qui était morte depuis quatre jours ; c’est pourquoi j’ai dû savonner proprement la chair, et c’est ce qui vous fait écumer ainsi. » La servante commença à vomir sur la table ; le curé en fit autant de son côté, et s’écria : « Sors à l’instant de chez moi, fripon, canaille ! » Il saisit un bâton et voulait battre Ulespiègle ; mais celui-ci lui dit : « Cela ne convient pas à un honnête homme. Vous m’avez dit d’apporter les saucisses ; vous les avez mangées toutes les deux, et vous voulez me chasser à coups de bâton ; payez-moi d’abord ces deux saucisses ; je ne parle pas de la première. » Le curé était furieux et faisait grand tapage, et lui dit qu’il aurait dû manger lui-même ses saucisses pourries, qu’il avait faites avec la chair tirée de la voirie, et ne pas les apporter chez lui. Ulespiègle lui répondit : « Je ne vous les ai pourtant pas fait manger de force ! pour moi, je n’en voulais point. J’aurais bien voulu de la première, mais vous l’avez mangée sans me consulter. Puisque vous avez mangé la première, qui était bonne, mangez aussi les mauvaises. Adieu ! bonne nuit ! »