Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/33

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Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 230-235).
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XXXIII

MISÈRES DE HUCK LE RENTIER.


Le lecteur devinera sans peine que la trouvaille de Tom et de Huck causa une vive sensation dans la petite ville de Saint-Pétersbourg. Douze mille dollars ! C’était presque incroyable. Ce prodigieux coup de filet troubla bien des cervelles. Toutes les maisons abandonnées de Saint-Pétersbourg et des villages voisins furent disséquées planche par planche. Les fondations furent creusées et fouillées par des chercheurs de trésor, non par des enfants, mais par des hommes d’âge, dont quelques-uns passaient pour des gens sérieux et très peu romanesques. Partout où Tom et Huck se montraient, on les fêtait et on les admirait. Les deux enfants ne se rappelaient pas que leurs observations eussent jamais attiré la moindre attention avant la découverte du trésor ; mais maintenant on répétait, on commentait leurs paroles. Il semblait qu’ils fussent tout à coup devenus incapables de dire ou de faire des choses triviales. Ils étaient des personnages si remarquables que le journal de la localité publia leur biographie.

La veuve Douglas plaça l’argent de Huck à six pour cent, et, à la requête de tante Polly, le juge Thatcher en fit autant avec la part de Tom. Chacun d’eux se trouva ainsi posséder un revenu qui était tout simplement inouï, près d’un dollar par jour. C’est ce que touchait le pasteur ; non, c’est ce qu’on lui promettait, car beaucoup de fidèles oubliaient de payer leur quote-part. Un dollar et quart par semaine suffisait en cet heureux temps pour l’entretien et l’instruction d’un écolier.

Le juge Thatcher avait conçu une haute opinion de Tom. Il affirmait qu’un enfant ordinaire ne serait jamais parvenu à tirer Becky de la grotte. Lorsque sa fille lui raconta, sous le sceau du secret, comment Tom s’était fait punir pour elle et se reprocha d’avoir été complice d’un gros mensonge, le juge affirma, dans un bel accès d’éloquence, que c’était là un noble, un généreux, un magnanime mensonge, digne d’être enregistré dans les fastes de l’histoire. Becky trouva que son père n’avait jamais paru aussi grand, aussi superbe que le jour où il arpenta le salon et frappa du pied en émettant cette opinion. Le lendemain même, elle communiqua l’opinion paternelle à son sauveur, qui se montra très fier d’être ainsi apprécié.

Le juge Thatcher annonça à tante Polly qu’il espérait que Tom serait un jour ou l’autre un grand soldat ou un grand avocat. Il ajouta qu’il dirigerait les études de son protégé de façon qu’il fût reçu à l’Académie militaire de Westpoint et qu’il suivît ensuite les cours de la meilleure école de droit du pays, ce qui le mettrait à même de choisir entre les deux carrières.

La richesse de Huck et le fait qu’il était patronné par Mme  Douglas le firent admettre dans la bonne société de Saint-Pétersbourg — ou plutôt l’y lancèrent malgré lui — et la légère dose de patience qu’il possédait fut soumise à une dure épreuve. Les domestiques de la veuve veillaient à ce qu’il fût convenablement débarbouillé, peigné et brossé. Le bon lit où il dormait chaque soir lui semblait une prison. Il lui fallait se mettre à table pour manger dans une assiette, avec un couteau et une fourchette, s’essuyer la bouche avec une serviette, aller tous les dimanches à l’église. Il lui fallait tenir un langage si convenable que les paroles qui lui sortaient de la bouche lui paraissaient avoir un goût fade. De quelque côté qu’il se tournât, les mailles de la civilisation l’enserraient.

Pendant trois semaines, il rongea bravement son frein, puis il disparut. Au bout de quarante-huit heures de vaines recherches, la veuve commença à se désespérer. Toute la ville fut bientôt en émoi. Le matin du troisième jour, Tom eut la bonne idée de fureter derrière le vieil abattoir, dans un endroit où il y avait des boucauts vides, et il découvrit le fugitif. Notre Diogène avait dormi dans son tonneau ; il venait de déjeuner de quelques bribes dérobées çà et là, et il savourait sa pipe
Huck le rentier.
à l’ombre d’un marronnier. Les cheveux plus ébouriffés que jamais, il portait les guenilles qui lui donnaient un aspect pittoresque à l’époque où il se trouvait libre et heureux. Tom lui adressa une verte semonce, lui reprocha les tracas qu’il avait causés et l’engagea à retourner chez Mme  Douglas. Le visage de Huck perdit aussitôt son expression de béatitude.

— Ne me parle pas de retourner là-bas, Tom. J’ai essayé, et j’en ai assez. C’est tannant ! La veuve est très bonne pour moi ; mais je ne me ferai jamais à ces manigances. On me réveille tous les matins à la même heure. Il faut se laver tous les matins, et avec du savon encore ! On me peigne tous les matins à me rendre aussi chauve que M. Dobbins. La veuve m’empêche de dormir dans le bûcher. Elle veut que je porte ces satanés habits qui m’étouffent. Des habits si diantrement neufs qu’ils ne laissent pas entrer l’air et que je n’ose pas rouler par terre avec ; je n’ai pas glissé le long d’une berge depuis… depuis des années, on dirait. Il faut que je reste enfermé tous les dimanches dans l’église où je bâille comme quatre ; on crierait après moi si j’attrapais seulement une mouche ! Il faut que je garde mes souliers du matin au soir. La veuve mange à la cloche ; elle se couche à la cloche ; elle se lève à la cloche, et l’on recommence chaque jour. Non, c’est à n’y pas tenir !


Je ne veux pas être riche !

— Mais tout le monde fait comme ça, Huck.

— Possible, Tom ; mais je ne suis pas tout le monde, et je n’y tiens plus. Toujours la bride au cou ! Quand j’ai envie d’aller pêcher ou d’aller me baigner, il faut que je demande permission. Et puis la mangeaille vient si facilement qu’il n’y a plus de plaisir à se refaire le torse. La veuve me défend de crier ou de jurer, ou de bâiller ou de me gratter devant le monde. Par-dessus le marché, cette satanée école va ouvrir, et l’on veut m’y faire aller. Il ne manquait que ça ! Tu vois que je n’avais plus qu’à filer.

— Quand on est riche, il faut bien savoir lire et écrire, autrement tout le monde te volerait.

— Tom, ce n’est pas aussi amusant qu’on le dit d’être riche. Ce n’est qu’embêtement sur embêtement. Mes habits me conviennent, mon tonneau me convient, et je ne les lâche pas. Sans cet argent, on me laisserait tranquille. Eh bien, prends ma part avec la tienne. Tu me donneras une pièce de dix cents de temps en temps, pas trop souvent, de façon que je ne compte pas dessus. Arrange la chose avec la veuve et prie-la de me planter là.

— Non, Huck ; je ne peux pas faire ça. Ce n’est pas juste, et d’ailleurs si tu essayes un peu plus longtemps, tu t’y habitueras.

— M’y habituer ? Oui, comme je m’habituerais à rester assis sur un poêle rouge. Je ne veux pas être riche et je ne veux pas moisir dans une maison. J’aime les bois et la rivière, et les tonneaux. Que le diable emporte le trésor ! Faut qu’il arrive juste au moment où nous avions des fusils et une caverne de voleurs !

Tom saisit la balle au bond.

— Tu te trompes joliment, dit-il, si tu crois que parce que je suis riche ça m’empêchera d’avoir une bande.

— Bien vrai ?

— Aussi vrai que je suis ici ; mais tu comprends que nous ne pourrons pas t’admettre dans la bande si tu n’es pas habillé proprement.

La joie qui avait éclairé le visage de Huck se dissipa aussitôt.

— Tu as bien voulu de moi pour pirate, répliqua-t-il.

— Ce n’est pas la même chose. Les voleurs sont plus comme il faut que les pirates, en général.

— Voyons, Tom, tu as toujours été mon ami ; tu ne vas pas me lâcher, hein ?

— Je suis toujours ton ami, et je voudrais t’avoir dans ma bande ; mais que dirait le monde ? On dirait : « La bande de Tom Sawyer ? Hum ! il y a des pas grand’choses dans sa bande. » C’est à cause de toi qu’on me débinerait ; tu n’aimerais pas ça, ni moi non plus.

Huck demeura un moment silencieux.

— Eh bien, dit-il enfin, je retournerai chez la veuve pour un mois, et je tâcherai de m’y habituer, si tu me laisses entrer dans ta bande.

— Convenu, Huck ! Arrive, mon vieux, et je demanderai à la veuve de ne pas tant te rembarrer pour commencer.

— Bon ! Si elle me lâche un peu la bride, je me rebifferai moins. Qui aurons-nous dans la bande ?

— Nous verrons. Quand j’aurai choisi mes lieutenants, nous aurons une initiation.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est un meeting où l’on jure de se défendre les uns les autres et de ne jamais révéler les secrets de la bande, lors même qu’on vous couperait en mille morceaux, et de brûler la cervelle aux traîtres. Moi, je serai le chef, mais les autres passeront tous lieutenants à tour de rôle.

— Cela vaut mille fois mieux que d’être pirate, s’écria Huck.