Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/32

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Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 226-229).


XXXII

LA SURPRISE.


— Tom, dit Huck, dès que son hôtesse eut disparu, il sera facile de filer, si nous trouvons une corde. La fenêtre n’est pas haute.

— Filer, allons donc ! Pourquoi veux-tu filer ? Tu vas voir comme on soupe chez Mme Douglas.

— M’asseoir avec ce tas de gens-là ? Je n’oserai jamais ; je ne descendrai pas.

— Bêta ! Ce n’est rien du tout. Tu seras aussi bien habillé qu’eux. Je n’y fais pas attention, moi. Nous nous mettrons à côté l’un de l’autre, et j’aurai soin de toi, n’aie pas peur.

À ce moment Sid se montra.

— Tom, dit-il, j’ai couru après toi tout l’après-midi, et personne ne savait où tu étais. Marie a préparé tes habits des dimanches… Tiens, il a plu des gouttes de suif sur ton pantalon ; tu es donc allé…

— Sid, mêle-toi de tes affaires, ou gare à toi. Apprends-nous plutôt pourquoi il y a un grand tra-la-la ici ce soir.

— Oh ! la veuve aime à jeter son argent par les fenêtres, et elle a du monde trois ou quatre jours par semaine. Cette fois, c’est pour le Gallois et ses fils qui l’ont défendue contre les voleurs… Je pourrais aussi te dire pourquoi elle tenait tant à avoir Huck.

— Eh bien, dis.

— Eh bien, le Gallois va essayer de surprendre les gens à la fin du souper. Je lui ai entendu raconter ça à tante Polly, en la priant de garder le secret, et j’ai idée que ce n’est plus un secret maintenant. La mèche est éventée. La veuve fera semblant de s’étonner ; mais elle sait aussi à quoi s’en tenir. Le Gallois a cherché Huck partout pour l’amener. La grande surprise aurait raté si Huck n’avait pas été là.

— Quelle surprise ?

— Le Gallois doit raconter comment Huck a suivi les voleurs qui en voulaient à la veuve. Je te parie que son effet sera raté.


Va te plaindre à tante Polly !
Sid ricana avec un air de jubilation qui montrait qu’il était très satisfait de lui-même.

— Sid, est-ce toi qui a gâté la surprise ? demanda Tom d’un ton indigné.

— Quelqu’un l’a gâtée, voilà tout.

— Sid, il n’y a qu’un individu dans la ville assez pleutre pour agir ainsi, et cet individu c’est toi. À la place de Huck, tu aurais pris tes jambes à ton cou et tu n’aurais pas osé dénoncer les voleurs. Tu es un méprisable envieux, et cela t’agace d’entendre louer ceux qui valent mieux que toi… Tiens, prends ça et ça… Pas de remerciements, comme dit la veuve.

Tom appliqua deux bons soufflets sur les joues de Sid et l’aida à regagner la porte en lui administrant plusieurs coups de pied.

— Va te plaindre à tante Polly, si tu l’oses, ajouta-t-il, et demain tu auras de mes nouvelles.

Quelques minutes plus tard, il avait réussi à entraîner Huck, et les invités de la veuve se trouvaient attablés. Au dessert, le Gallois prononça un petit discours où il remercia Mme Douglas de l’honneur qu’elle lui faisait, à lui et à ses fils, mais déclara qu’il y avait une quatrième personne dont la modestie, etc., etc.

Bref, il lâcha son secret et raconta de la façon la plus dramatique qu’il put le rôle que Huck avait rempli ; mais la surprise que l’on exprima ne fut pas aussi bruyante qu’elle l’eût été sans l’indiscrétion de Sid. Néanmoins la veuve joua assez bien l’étonnement. Elle combla Huck de tant d’éloges, de tant de témoignages de gratitude que le pauvre garçon oublia la gêne intolérable que lui causaient ses vêtements neufs pour ne songer qu’à la gêne plus intolérable encore qu’il éprouvait en se voyant le point de mire de tous les regards.

La veuve dit qu’elle comptait offrir à Huck un asile sous son toit et le mettre à même de gagner sa vie. Alors Tom jugea l’occasion bonne pour rendre aux auditeurs la surprise dont on les avait frustrés.

— Huck n’a besoin de rien, dit-il ; Huck est riche.

Le sentiment des convenances empêcha seul les invités de répondre par des éclats de rire à cette plaisanterie. Mais le silence qu’ils gardèrent ensuite était un peu embarrassant ; ce fut Tom qui se chargea de le rompre.

— Huck a de l’argent, continua-t-il. Vous ne me croyez peut-être pas ; mais il a un tas d’argent. Oh ! vous pouvez sourire tant qu’il vous plaira, je ne plaisante pas. Attendez une minute.

Tom courut vers la porte. Les invités se regardèrent d’un air perplexe et adressèrent des regards interrogateurs à Huck, qui semblait frappé de mutisme.

— Sid, qu’a donc Tom ? demanda tante Polly. Décidément, il n’y a pas moyen de comprendre ce garçon-là. Je n’ai jamais…

Tom rentra, ployant un peu sous le poids de ses sacs, et tante Polly n’acheva pas sa phrase. Tom versa la masse d’or sur la table et s’écria :

— Là, me croyez-vous, maintenant ? Une moitié est à Huck, l’autre moitié est à moi !

Tout le monde demeura bouche béante, contemplant le trésor ; puis les demandes d’explications se mirent à pleuvoir. Tom ne se fit pas prier. Son récit, bien que long, fut palpitant d’intérêt, et personne ne l’interrompit. Lorsqu’il eut terminé, M. Jones dit :

— Je croyais avoir ménagé une petite surprise à la présente réunion ; mais je ne garde nullement rancune à maître Tom Sawyer qui m’a coupé l’herbe sous le pied.

On compta l’argent. Les sacs contenaient un peu plus de douze mille dollars. Aucun des assistants n’avait eu sous les yeux une aussi forte somme, bien que plusieurs d’entre eux possédassent en biens fonds une fortune beaucoup plus considérable.