Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 123-134).





CHAPITRE V



OÙ MIRABELLE DÉVOILE SA PETITE ÂME MALICIEUSE
ET SENTIMENTALE



Sur la Sallé, la critique est perplexe :
L’un se dit sûr qu’elle a fait maint heureux,
L’autre prétend qu’elle aime mieux son sexe,
Un tiers répond qu’elle éprouve les deux…
..................

Chanson sur Mlle Sallé, danseuse à l’Opéra.
— Recueil de Maurepas. — 1735.


Décidées à fuir la nuit même, les deux jeunes filles rentrèrent chacune dans leur chambre pour y faire les préparatifs de leur petit voyage à pied.

La robe Empire courut sur les pelouses noires, monta l’escalier du perron, suivit la terrasse à galerie, se releva pour enjamber la fenêtre ouverte d’un salon et disparut dans le palais dormant.

Le costume à paillettes s’éloigna le long du ruisseau, puis à travers la clairière, et les deux nymphes de marbre du haut de leur piédestal le virent s’éteindre sous une maison lointaine, comme une petite étoile qui se couche.

Il se coucha en effet, et fort rudement, sur une chaise longue. On jeta sur lui les petits souliers à boucle, les bas blancs, la chemise elle-même. Puis la jeune Mirabelle, éclairée par une bougie et nue comme une jeune fille seule, plongea des deux mains dans une malle à robes où il y avait d’ailleurs plus de vestons que de corsages.

Elle y prit une chemise à col plat, de celles qu’on laisse encore porter à certains fils de jolies femmes quand ils feraient beaucoup mieux de n’avoir pas seize ans. Elle se mit un caleçon rayé, un pantalon bleu sombre, une large cravate blanche à coques, un gilet blanc, un veston court et un canotier pour dames.

Ainsi vêtue, les mains dans les poches et le regard derrière l’épaule, elle se jeta devant la glace un coup d’œil qui devint un clin d’œil et vite une petite œillade. Mirabelle avait l’œil gai.

Elle murmura même une phrase à la fois métaphorique et familière dans la langue sibylline dénommée « argot », phrase où elle exprimait que son travesti la réconciliait un instant avec un sexe naïf et laid qui n’était pas tout à fait le sien.

Car dissimuler serait vain. Mirabelle ne se sentait pas d’inclination vers les messieurs. La force du mâle, le cou de taureau, les biceps comme des bouteilles et les pectoraux comme des tables… non, évidemment, ce n’était pas pour elle que les dieux avaient créé leur chef-d’œuvre. Elle n’aimait ni la moustache, ni la barbe, ni le menton bleu. Oh ! cela ne l’empêchait pas d’accepter un ami, et même un ami inconnu, quand on l’en priait poliment. Elle passait pour se livrer en dehors de tout spectacle aux exercices les plus recherchés, et, là comme en scène, sa conscience d’artiste l’obligeait à feindre une exaltation qui ne l’agitait pas à cet instant même. Ces petits ballets particuliers où elle mimait un rôle si tendre ne faisaient point qu’elle ne détestât de jour en jour davantage ceux qui lui en demandaient l’effort. Elle s’y résignait, la pauvre enfant, parce que les visites des spectateurs chez les danseuses sont précédées et suivies de formalités invariables auxquelles on s’accorde à trouver une grande force de persuasion. Mais sa conception de l’amour supposait des façons encore plus délicates, et sa conception de l’art se fondait sur la symétrie. Or, l’homme tel qu’elle l’avait connu jusque-là s’était montré le plus souvent sentimental comme un bilboquet (on ne saurait mieux dire que ne dit Gavarni) et, d’autre part, il est regrettable mais nécessaire de constater qu’une dame et son cavalier, à l’instant où ils se composent, forment un couple hétéroclite, ou, pour mieux dire, dépareillé.

Ces considérations, soutenues par l’entrain d’un penchant naturel, avaient amené la petite danseuse à blottir ses voluptés dans un cercle d’amies intimes. Prudente, elle avait commencé par ses jeunes camarades, d’abord de l’école primaire et puis du corps de ballet. On lui répondait toujours oui, de la voix, du geste ou du regard, selon les pudeurs particulières. Certaines acceptaient sans dessein de cultiver là une passion d’âme, mais aucune ne savait résister à l’attrait d’une expérience inoffensive et clandestine.

Six mois après ses débuts de travesti, sa réputation était grande, et aussi celle de son théâtre. Elle invitait. Même elle avait un « jour » où elle réunissait chez elle, dans une intimité très nue, dix ou douze de ses familières qui jugeaient inutile de se dissimuler leurs goûts partagés. Et cela devint assez scandaleux pour tenter les femmes honnêtes.

Celles-ci se déclarèrent elles-mêmes, par émissaire, par lettre ou par abordage. Elles offraient d’estimables, de solides cadeaux, et demandaient seulement deux promesses : la volupté, qu’elles appelaient le vice, et le mensonge, qu’elles appelaient le mystère.

Mirabelle, extrêmement flattée, se jeta dans les aventures. Bientôt lasse de ses anciennes et modestes partenaires qui eussent mérité pourtant un traitement moins cavalier, elle sauta de la scène dans la salle avec des ailes de papillon. D’innombrables révélations l’attendaient encore, et elle les voulait toutes. Elle les eut. Elle connut les joies de l’adultère, l’étroitesse du fiacre, l’odeur du meublé, l’heure trop courte, le faux nom et la poste restante. Il n’y eut pas jusqu’à l’émotion suprême du flagrant délit que le ciel ne lui fit apprendre, peut-être bien pour l’avertir. Un mari pénétra un jour dans un cabinet particulier où, bien qu’il n’y eût pas d’homme — et pas de lit — il se déclara supplanté. Mirabelle ne se tenait pas de joie ; si grande est l’inconscience du crime.

Mais voilà déjà trop de généralités sur ce personnage ambigu. Nous n’irons point jusqu’aux détails ; aussi bien ne seraient-ils point décents.

Ici, nous nous bornons à expliquer pourquoi Mirabelle en scène avait distingué d’un œil infaillible la blanche Aline émue par le charme de sa danse ; pourquoi son regard, de perspicace, était devenu attirant ; pourquoi elle n’avait pas été surprise de recevoir, deux heures après, un billet de rendez-vous ; et enfin comment elle-même se laissant pincer la patte dans le piège d’une tentation plus forte que sa prudence, elle abandonnait sa troupe comme le Prince charmant du ballet, pour enlever la fille du Roi.


Pendant ce temps, la jeune Aline était rentrée dans sa chambre. Elle avait pris sur sa coiffeuse un étui de rouge, une boîte à poudre, un porte-monnaie qui se trouva plein, et quelques petits objets de toilette ; bref, tout ce que la dame d’honneur énuméra devant le Roi Pausole en remplissant le triste devoir de lui remettre le billet trouvé.

Ce billet, Line l’écrivit en deux minutes. Elle n’espérait guère se faire pardonner, mais elle ne voulait pas que personne fût inquiet d’une santé aussi précieuse que la petite sienne.

Ses sentiments intérieurs disparaissaient autour de sa joie comme les étoiles devant la lune. Et sa joie était d’un éclat à peine retenu par le silence.

Si les dames d’honneur ne l’entendirent pas sauter, courir, battre des mains et jeter son Télémaque dans le tub en signe d’émancipation, ce fut peut-être (et j’ose à peine en exprimer l’hypothèse) parce que les coupables gardiennes avaient abandonné leurs chambres voisines pour quémander ailleurs les douces lassitudes qui guérissent de l’insomnie.

Quoi qu’il en soit, la blanche Aline s’enfuit dans une hâte presque bruyante, encouragée par le mystère où son premier départ était demeuré caché.

Elle courut par les bois au Miroir des Nymphes, et d’abord n’y vit personne.


L’eau ruisselait et gloussait toujours. Le mascaron diabolique et les deux nymphes très pâles sur le fond obscur des arbres étaient les seuls habitants de ce coin redevenu désert.

Line remonta vers le petit temple, fit du bruit, appela doucement.

Lente et lasse, Mirabelle sortit de l’ombre entre les colonnes.

Elle avait changé pour un autre son costume à basques d’argent ; il y eut une brève déception ; mais tout de suite on reconnut qu’elle était encore plus jolie ainsi vêtue à la moderne, et qu’au-dessus du grand col blanc ses cheveux plus sombres semblaient plus noirs.

Elle ne souriait pas. Elle soupirait fort. Travestie en amoureux de quinze ans, elle avait pris devant son amie l’air plaintif et désolé qui convient à cet âge viril. Ce n’était point pourtant qu’elle voulût jouer un rôle. Le seul poids de son émotion avait altéré son front sous une lourde mèche de deuil. Un sentiment profond de la gravité des circonstances et du souvenir qu’elle aurait toujours de cette heure très juvénile arrêta son petit cœur battant. Elle se vit plus tard, miséreuse sans doute, vendant des oranges rue Saint-Denis, ou des crayons dans la Canebière, à l’âge où l’un et l’autre sexe, après s’être entendus longtemps pour la trouver digne de désir, continueraient à s’accorder pour la laisser mourir de faim. Elle devinait déjà que les femmes résument en quelques instants lumineux un immense passé plein d’ombres, et elle savait qu’au delà de la jeunesse elle reverrait jusqu’à la fin, par-dessus tous les oublis, le décor lunaire et ténébreux de cette nuit exaltatrice.

Alors, elle prit par la main la petite Princesse Aline et la fit entrer à sa suite dans le cercle d’obscurité qu’enfermaient les cinq colonnes grecques.

Elle revécut un peu plus tristement l’heure déjà morte pour toujours où elle avait senti avec tant de frisson qu’elle engageait sa liberté.

En souvenir, elle prit au coussin un petit nœud d’étoffe blanche et verte.

Plus près de la source elle cueillit, une feuille odorante et une fleur sans parfum qu’elle unit dans son mouchoir.

Enfin, sous la bénédiction des jeunes nymphes semblables et nues qui étendaient deux mains au-dessus de l’eau et s’unissaient par les autres, Mirabelle posa lentement sur les yeux de la blanche Aline un baiser qui lui parut délicieusement fraternel.


— Tu veux bien me suivre ?

— Oh ! Oui.

Les lèvres se pressèrent. Line ferma les yeux. Mirabelle se raidit et murmura :

— Tu m’aimes ?

— Oh ! oui ! oh ! oui !

— Répète… Dis-le toute seule… Dis-moi « Je t’aime, Mirabelle. »

— Je t’aime, Mirabelle.

— Tu ne regretteras rien ?

— Je n’ai rien.

— Tu me suivras partout ?

— Pas trop loin, si tu veux… Mais j’irai où tu seras… Tu es mon amie…

Mirabelle eut un grave regard et lui serra les deux bras.

— Sais-tu ce que c’est qu’une « amie » ? Non. N’importe… Tu le sauras bientôt. Ne me quitte pas… Jure-moi que tu resteras… huit jours… huit jours tout entiers avec Mirabelle…

— Huit jours ? Mais bien plus ! Que dis-tu ?

— Jure-moi huit jours. Je n’en demande pas davantage. Si tu restes huit jours, je te garderai bien huit ans.

— Pourquoi as-tu l’air si triste ?

— Embrasse-moi…

— Tiens…

— Tu as juré ?

— Tout ce que tu voudras.

Tendrement, Mirabelle secoua pourtant la tête.


Elle cessa de parler, leva encore une fois les yeux vers les quatre seins blancs et jeunes que penchaient les nymphes de marbre, et enfin :

— Partons vite, dit-elle. Où est le chemin ? la porte ?

— Oh la porte, elle est gardée. Viens par ici, je sais par quel passage on doit pouvoir sortir du parc.


Elles s’en allèrent d’un pas rapide. Plus, grande de toute la tête, Mirabelle tenait son amie un peu au-dessus de la ceinture. Sa main prit le petit sein gonflé, l’enveloppa des cinq phalanges, le pressa de la paume caressante et le parcourut du bout du doigt jusqu’à ce qu’elle eût trouvé la pointe. — Line sourit en levant les yeux.

Elles sortirent du parc entre deux aloès, mais à travers champs, loin de la route. En cet endroit, le remblai de terre sèche et dure portait des empreintes de pas. Mirabelle n’y voyait plus, car la lune s’était couchée ; Line, lentement, la guida de la main et bientôt elles furent dans le fossé.


Où aller ? Elles n’en savaient rien.

Elles suivirent un champ de maïs, puis des enclos maraîchers où croissaient des piments rouges, des pastèques et des patates.

Le jour s’élevait peu à peu.

Sous les haies de cactus en raquettes séjournaient des brumes courbes comme des montées de neige.

— J’ai sommeil, dit Line en posant la joue sur l’épaule de son amie. Qu’il est tard ! Où nous reposerons-nous ? Je n’ai pas dormi depuis tant d’heures !

Elles discutèrent tout en marchant. Il y avait bien, sur la route, un hameau avec une auberge ; mais comment demander une chambre avant le lever du soleil ? Elles n’avaient ni voiture, ni manteaux, ni bagages. Si la directrice de l’hôtel allait leur poser des questions ? Comment expliquer en deux mots qu’à une heure si tardive et si fraîche de la nuit, elles ne fussent pas encore couchées ?

— Suivons la route, dit Mirabelle. Là-bas, j’aperçois un bois d’oliviers où nous pourrons dormir à l’ombre en attendant le milieu du jour.

Après une marche qui parut longue à la petite Line presque endormie, et qui cependant ne dura pas beaucoup plus de vingt-cinq minutes, elles arrivèrent à l’entrée du bois. Quelques oliviers élevaient en effet leur masse plate et foncée devant les autres arbres, mais derrière eux se pressaient des pins rouges et des cyprès reliés par des broussailles sauvages et des pentes mollement herbues.

Line jeta ses deux bras autour de Mirabelle, lui mit un baiser de sommeil dans le coin de la narine gauche et s’étendit les bras en rond sans même choisir la meilleure place. Aussitôt le petit homme au sable sema le repos sur ses paupières.