Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 6

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 135-147).





CHAPITRE VI



OÙ PAUSOLE ET SES COMPAGNONS CAUSENT À BÂ-
TONS ROMPUS ET S’ARRÊTENT SUR UNE POINTE
D’ÉPINGLE.



Βάλλει καὶ μάλοισι τὸν αἰπόλον ἁ Κλεαρίστα…
Théocrite, V, 88.


— Il me plaît, dit Pausole, radieux, il me plaît délibérément d’être précédé par quarante tulipes sur la route de ma capitale ! Cette escorte de gens armés allait contre tous mes vœux, et vous aviez été, Taxis, mal inspiré en abusant de mes distractions pour me l’imposer aujourd’hui. N’eût-on pas dit, en me découvrant derrière cet appareil guerrier, que je m’en allais livrer bataille à mon voisin M. Loubet ? Je ne suis point un chef belliqueux, certes non. L’extermination n’est pas mon fait. Et je n’entends pas que dans mon royaume on verse d’autre sang que celui des vierges, ou celui des petits poulets.

— Pauvres petits poulets, dit Giglio. J’aimerais mieux mettre à mal cinquante jeunes filles, que d’égorger un poussin blanc. Et pourtant, les cris des jeunes filles sont beaucoup plus épouvantables.

— Oui, dit Pausole, on s’y habitue.

Comme la chaleur devenait très forte, il ouvrit son sceptre en deux et en tira son éventail, lequel était japonais.

Le peintre oriental y avait tracé d’un roseau exact et sobre, avec un réalisme qui n’oubliait rien, une jeune demoiselle nue, accroupie de face, les cheveux très coiffés et les seins très pointus, tenant à la main un écran dont elle voilait son épaule gauche.

— Le privilège des courtisanes, reprit le Roi, a quelque chose de choquant. Leur type moyen est devenu, dans l’art de presque tous les peuples, le type de la beauté féminine, et il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque toutes les femmes s’abstiennent de concourir. Depuis un siècle et davantage, on ne cite pas plus de quatre ou cinq Européennes de qualité qui aient enlevé leur chemise devant un sculpteur ou un peintre, en lui permettant de révéler à d’autres les jolies choses qu’elles y cachent, on n’a jamais su pourquoi. Partout, excepté à Tryphême — et au Japon, disent les gazettes — une femme nue, c’est une prostituée. Or, je veux bien que les courtisanes aient parfois plus de génie et plus de talent que leurs peintres, qu’elles atteignent à des raffinements d’une délicatesse admirable, et qu’au moment suprême où l’on en ressent l’effet, on serait parfois aussi tenté de les applaudir que de les embrasser : toujours est-il que ce sont des ouvrières, puisque leur tâche est mécanique, et il n’y a pas de travail manuel qui ne soit bientôt funeste à l’harmonie du corps. Ce sont même des ouvrières servantes puisqu’elles se règlent sur nos caprices et il n’y a pas d’obéissance qui ne soit désastreuse pour la beauté de l’esprit. Leur monopole esthétique en Europe est donc le fait d’une usurpation, et je me félicite d’avoir élevé le niveau mental de mes sujets en leur permettant de constater en paix la beauté des vierges, quand nos voisins fondent tout leur art sur la bedaine de quelques drôlesses.

— Vous êtes un artiste, sire, fit Giglio.

— Non, répondit Pausole. J’aime la nature telle que les dieux l’ont faite, et j’aime tant à la voir que je ne trouve pas le temps de la regarder par les yeux des autres, comme font les collectionneurs de tableaux. Je ne suis pas artiste du tout.

Sur ce, il regarda son page, comme s’il attendait de lui une approbation nouvelle.

— Ami, lui dit-il… mais, au fait, comment t’appellerai-je ? Tu m’as dit qu’on pouvait prononcer ton nom à l’italienne ou à la française, Djilio ou Giguelillot. Or, je sens qu’en disant « Djilio », je ne mets point l’accent tonique avec la force qui lui convient. Un Milanais rirait de moi s’il m’entendait à l’instant. D’autre part, « Giguelillot » est une prononciation aussi ridicule que « Chakesspéarre » ou « Lohangrain » ; je ne peux pas m’y habituer. Puisque le français est la langue de mon peuple, laisse-moi franciser ton nom et t’appeler « Gilles » tout simplement.

— Sire, je m’appelle Gilles, déclara le page. Puisque vous le voulez ainsi, je me suis toujours appelé Gilles je n’ai jamais porté d’autre nom. Gilles ! Gilles tout court ; ou Gilles Gilles ; ou Gilles ce qu’il vous plaira.

— Gilles tout court est plus vif, plus fou, plus semblable à ton apparence.

— Mais vous, Sire, quel nom porterez-vous ?

— Moi ?

— Je veux dire… devant l’histoire ?

— Comment ?

— Sire, on appelle Histoire une espèce de paysanne en robe rouge mal drapée, assise dans un trône grec et coiffée de lauriers comme une petite fille qui a eu des prix. Elle a des seins de femme en couches, des épaules de portefaix et le nez de Pallas elle-même. On lui connaît aussi la curieuse manie d’écrire le nom des hommes célèbres sur une table d’airain que porte son genou gauche ; c’est même à cela qu’elle doit d’être appelée Histoire (demandez plutôt à vos artistes), car la même paysanne en robe mal drapée, avec les mêmes doubles tétons et le même nasal chevalin peut aussi bien être la Science, ou la République Argentine, ou la Compagnie des Omnibus ; cela dépend des petits meubles qu’elle installe en équilibre sur l’extrémité de sa cuisse. — Eh bien, quand on est un grand roi, « on comparaît devant l’Histoire » suivie de plusieurs fœtus mâles qui portent des écussons et symbolisent les Finances non moins bien que les Arts et les Lettres. Jamais vous ne persuaderez le contraire à un graveur en médailles. Pour cette séance solennelle le nom du roi ne suffit point. On lui accole un surnom fameux qu’on attribue ensuite le plus généralement à l’invention populaire. Quel surnom désirez-vous ?

— J’y réfléchirai, dit Pausole.

— Quand j’habitais Paris, j’ai connu là-bas un grand poète et dramaturge qui s’amusait à donner des épithètes historiques aux présidents de son pays. Il avait trouvé Thiers le Bref, Grévy le Gaigneur, Carnot le Juste, Faure le Bel ; d’autres encore…

— Saint Pausole me suffirait, dit modestement le Roi. Saint Pausole l’Aréopagite, ou Saint Pausole de Tryphême. Après ma fin, si le Trésor n’est pas en trop mauvais état, je voudrais que mes successeurs fissent les dépenses nécessaires à ma canonisation. Il en coûte gros, dit-on, pour être saint. On est comte à meilleur marché. Mais je pense qu’on fait des remises en faveur des têtes couronnées et qu’on leur épargne bien des lenteurs. J’espère que la Sacrée Congrégation des Rites ne verra pas trop d’empêchements à mon entrée au septième ciel. Sans doute j’ai suivi plusieurs cultes, et je me refuse absolument à traiter comme de vaines idoles les innombrables divinités dont le néant ne m’est pas prouvé. Mais j’ai suivi aussi le culte catholique ; j’ai même pratiqué ses vertus ; je suis doux et humble de cœur. J’aurai cherché toute ma vie à faire que les gens soient heureux, à pacifier les folles querelles, à réunir les mains hostiles, à répandre la paix et l’amour. Ce sont des titres estimables ; et sans avoir l’esprit hanté d’une ambition paradisiaque, il me semble que je ferais un saint du plus pertinent exemple.

Taxis bondit ; mais ce ne fut point en signe d’opposition, comme on pourrait le penser. Il n’avait pas écouté les dernières paroles du Roi. Son regard était retenu depuis une minute par un petit objet brillant, allongé au milieu de la route.

— Sire, cria-t-il. Un indice !

Et, ayant mis pied à terre, il ramassa l’objet doublement précieux par sa nature et sa provenance. Il l’examina et dit gravement :

— Voici un petit bijou d’or qui est une épingle double. Cette épingle porte gravé sur le cache-pointe l’A majuscule avec la couronne de bluets, c’est-à-dire le chiffre de la Princesse Aline. J’observe en outre que l’épingle est ouverte : donc elle est tombée directement du vêtement qu’elle attachait, et non pas d’un nécessaire. Je conclus…

— Taxis, vous êtes fastidieux, interrompit le bon Pausole. Nous n’allons à la recherche ni du capitaine Grant, ni de la Longue-Carabine, et vous ne nous ferez pas flairer dans la poussière les traces de cette petite fille ou compter les cassures des branches comme un chasseur de chevelures. Pour ma part, je ne me livrerai certainement pas à des contorsions de chef apache sur la grand’route de mes États.

— Il est néanmoins important…

— De savoir que ma fille a passé par ici ? Eh ! vous ne vous en doutiez pas ? Nous connaissons le point de départ et la première étape de son petit voyage. Entre les deux il n’y a qu’un chemin. Il faut bien qu’elle y soit passée. Quand même elle aurait pris l’itinéraire le plus extravagant pour aller de chez elle à l’auberge, cela ne nous empêcherait pas de la trouver au gîte si elle y est encore et cela ne nous éclairerait pas davantage sur la direction qu’elle suit aujourd’hui si elle continue sa promenade.


Le ton que prit Pausole pour donner cette réponse était plein d’enseignements. Giglio ne s’y méprit point : le Roi n’était pas pressé d’arriver si vite au but. Et, si l’on n’y prenait garde, on allait le désappointer en terminant trop tôt une excursion dont le principe lui avait coûté mille efforts.

Giguelillot (le lecteur ne voit pas d’inconvénient à ce que nous appelions tour à tour ce personnage Giglio, Giguelillot, Djilio ou Gilles ?), Giguelillot donc, eut une idée rapide : il fallait éloigner Taxis.

— Pardon, dit-il sérieusement, l’épingle est tombée ouverte, dites-vous ? De quel côté se tournait la pointe ?

Il n’insista pas davantage. Taxis garda l’orgueil de découvrir tout seul les conséquences d’une telle question. Elles ne lui en parurent que plus graves.

— Un instant ! grogna-t-il. J’en arrivais là. C’est un point capital que je vais établir.

Pausole regarda Gilles, qui ne sourcilla point.

À genoux sur le macadam, Taxis chercha l’endroit exact où il avait saisi l’épingle.

— Voici ! j’ai trouvé, dit-il. L’empreinte est fort nette. La branche que termine le fermoir est perpendiculaire à l’axe de la route ; mais la pointe s’ouvre dans la direction du palais, opposée à celle de l’auberge.

Il se releva.

— Ceci, déclara-t-il, l’œil toujours froncé, détermine des conclusions inattendues. L’épingle d’or que je tiens en main est de celles que les femmes (je le crois) ont coutume de fixer en haut du bas (si je puis ainsi dire) de leur dos. Elle a pour mission de fermer le bâillement impudique de la jupe et de suspendre à la ceinture un vêtement qui ne doit point tomber. On la plante toujours (je le suppose, cela est logique), la pointe en dedans. Donc, si une telle épingle se détache lentement et finit par glisser à terre, comme il n’y a pas d’apparence qu’elle exécute des pirouettes en obéissant à la pesanteur, comme, au contraire, il y a présomption pour qu’elle se projette sans se retourner, sa pointe indique vraisemblablement sur le sol la direction suivie par la dame qui a perdu le bijou. Or, dans le cas présent, la pointe se tourne vers le palais donc la Princesse Aline a dû revenir sur ses pas en quittant l’hôtel du Coq et elle se dirige actuellement dans le sens justement opposé à celui que nous suivons nous-mêmes.

Il leva deux doigts et reprit :

— Mais… cela n’est pas certain.

— Ah ! mais si ! protesta Gilles. Vous y êtes…

— Je le crois volontiers ; toutefois une présomption n’est pas une preuve. Et comme voici l’hôtel du Coq (c’est la sixième maison à droite dans le hameau que vous voyez), le plus simple est de commencer là notre enquête et de décider, immédiatement après, dans quel sens nous devons marcher.

— Pas du tout ! fit Giguelillot. Il faut courir au plus pressé. Nous allons nous quitter ici. Le Roi et moi-même nous mènerons l’enquête à l’intérieur du village. Vous, seigneur, veuillez retourner en arrière, sonder les chemins et les bois, humer le vent, scruter l’horizon, gratter le sable ; ça ne nous regarde plus. Souvenez-vous seulement que le Roi dîne à huit heures. Huit heures pour le quart, monsieur le Grand-Eunuque.

— Je n’ai d’ordres à recevoir que de mon souverain.

— Qui suis-je, dit le page humblement, sinon sa volonté, sa walküre, seigneur Taxis ? C’est lui qui vous parle par mes lèvres.

— Je ne m’en mêle pas, fit Pausole. J’approuve en principe. Allez-vous-en, Taxis, puisque c’est l’avis donné par mon conseiller de jour. Il vous sera loisible d’exprimer votre sentiment dès que minuit aura sonné. D’ici là, point de discussions. Le système n’a pas d’autre but que d’éviter les froissements. Prouvez-moi qu’il est bien conçu.

Taxis jeta un regard furibond sur le zèbre et son cavalier. Puis il empoigna d’une main trépidante les rênes du chaste Kosmon, conduisit la bête jusqu’au talus, grimpa sur la plus haute motte, exécuta non sans effort ce que Mirabelle eût appelé dans son jargon chorégraphique des «  battements de quatrième ouverte » et enfin retomba en selle.

Il trottait déjà vers le Jardin des Fleurs quand Pausole, priant la bonne Macarie de bien vouloir se remettre en marche, demanda mélancoliquement :

— Alors, petit, voici l’auberge ?

Il allait rentrer de plain-pied dans les événements tragiques, questionner des inconnus ; apprendre ce qu’au fond il voulait ignorer ; conduire les recherches les plus scandaleuses, et au terme de tout cela demeurer face à face avec une décision nécessaire. Sa voix manifestait un vif déplaisir à l’approche du seuil fatal. Giguelillot détourna d’un mot cette pénible appréhension.

— L’auberge ? dit-il. C’est un peu loin. La première maison du village est une ferme, et si vous vouliez, Sire, nous pourrions y boire du lait avant de commencer nos travaux.

— Ah ! que voilà une brave idée ! fit le Roi. Entrons ! Je le veux bien. Nous avons sur cette route un soleil de Sicile ; je me sens tout à fait pastoral, et soufflant comme un taureau. Allons voir les brebis laineuses ! les beaux yeux des vaches ! les agneaux dont la laine est douce comme le sommeil, dit le Sicilien. Allons voir le chevrier qui paît ses chèvres barbues…

— Et Kléarista qui lui jette des pommes !

— Et Kléarista qui lui jette des pommes ! répéta Pausole avec ivresse.