Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 8
CHAPITRE VIII
QUATRE HEURES DE L’APRÈS-MIDI
mère, et quelques demoiselles qu’on me
permettait de voir, telles furent les maî-
tresses d’iniquité qui m’apprenoient le
mal dans un âge où j’étais incapable de
le faire.
demoiselle de condition. — 1744.
Dans le bois d’oliviers et de pins rouges où le sommeil l’avait couchée, la blanche Aline dormit environ dix heures, depuis l’aurore jusqu’à vêpres.
En s’éveillant, si elle ne murmura pas : « Où suis-je ? » comme une ingénue de féerie, ce fut parce que, le long d’elle, silencieuse et accoudée, Mirabelle la considérait avec une tendresse vigilante et déjà presque, conjugale.
— C’est toi ? dit-elle. Et nous sommes seules ? Personne ne nous a trouvées ?… Bonjour, Mirabelle. Tu as bien dormi ?
Non, la danseuse n’avait pas fermé les yeux. Habituée aux nuits sans sommeil, elle avait passé celle-là dans l’attente et les désirs. Pendant la première heure du jour, elle s’était mise à genoux devant le visage de Line pour jeter son ombre sur elle. Mais plus tard, avec le changement de lumière, un long cyprès opaque et noir ayant bien voulu se charger du même soin, elle s’était levée de là pour voler des figues, et lorsque enfin la blanche Aline abandonna son dernier rêve, toutes deux se mirent à goûter.
Le repas était maigre et l’ombre chaude. Par-dessus les buissons de myrte on apercevait des moissonneurs bleus dans les céréales de cuivre et des passantes sur la route.
— Tu vois, dit Mirabelle. Nous ne sommes pas seules du tout. Nous ne pouvons pas rester ici. Veux-tu marcher jusqu’à Tryphême ? La ville est à deux lieues de nous, ce n’est pas long. Nous nous cacherons là bien mieux que dans les bois.
Line se pendit à son épaule et elles s’en allèrent par les prés. Un peu plus loin, il leur fallait traverser le premier village. La rue était déserte et blanche. Une auberge s’offrit à droite.
Sa façade fraîchement peinte et couleur de paille, ses tonnelles ombreuses, son jardin, ses vieux arbres tentèrent Mirabelle tout à coup.
À cette heure de la journée les paysans travaillaient aux champs. Il n’y avait personne autour de la porte ouverte ; si elles s’y glissaient rapidement, aucun témoin ne pourrait les trahir. Telle fut du moins la raison, ou plutôt le faible prétexte qui lui fit obéir si vite à la hâte extrême de ses sens.
— Entrons là, dit-elle.
— Où tu veux.
On leur donna la plus belle chambre. Aussitôt, Line voulut un grand tub, et une éponge neuve, et un panier de cerises, et du chocolat, et un éventail, et du sirop de citron, et de la glace, beaucoup de glace, et de l’eau chaude, beaucoup d’eau chaude.
Elle obtint ces choses très précieuses, puis ferma les deux verrous. Mirabelle la suivait pour l’étreindre ; mais Line joignit les deux mains, fit un sourire derrière une moue et prit une voix de petite mendiante en expliquant qu’il faisait chaud, qu’elles étaient seules, que personne ne les gronderait, enfin qu’elles pouvaient bien faire leur toilette ensemble et se mettre « un peu toutes nues ».
Mirabelle eut un frisson.
La simplicité de Line la déconcertait. Habituée à tous les expédients de la débauche urbaine, aux résistances qui se font vaincre ; aux corsages qui cèdent d’une agrafe, aux jupons multiples et chauds, aux pantalons hospitaliers, la danseuse ne comprenait plus l’état d’esprit de cette petite qui demandait la nudité comme une tenue de jeu sans aucune des transitions en usage sur les divans.
Les personnes qui, successivement, dans les coulisses, les fiacres ou les rez-de-chaussée avaient pris sur elles de former par des conversations intimes sa jeune âme soumise à leurs seules influences s’y étaient prises de telle façon que Mirabelle imaginait ses semblables sous deux aspects toujours contraires : les femmes chastes et les femmes sataniques. De l’extrême décence à la perversité, il n’y avait rien dans ses conceptions du caractère féminin. Et, comme de très bonne heure une tante nécessiteuse lui avait demandé de faire choix entre les vertus et les vices, sans insister autrement pour qu’elle embrassât les vertus, elle avait appris tous les vices afin de se distinguer le plus tôt possible dans l’une des deux voies parallèles qui représentaient à ses yeux l’avenir moral d’une jolie enfant. Qu’il y en eût une troisième et qu’on pût être nue sans avoir dans les yeux la flamme des ancestrales luxures (comme s’expriment nos écrivains), Mirabelle, en bonne Française et lectrice de romans-feuilletons, ne s’en doutait pas encore, à l’aube de ses dix-huit ans. Pour elle, le geste de la femme était uniformément la mimique à double entente de la Statue Pudique ou Indicatrice : qui ne masquait pas, désignait ; qui ne se défendait pas, voulait provoquer.
En écoutant la blanche Aline et en voyant ses yeux si purs, Mirabelle se dit simplement :
— Ce sont les mœurs de Tryphême : mais quel singulier pays !
La première, elle retira ses vêtements avec des gestes, qui, tour à tour, hésitaient ou se pressaient devant les boutons. Elle n’osa pas une fois sourire, et même, surprise de son trouble, elle ne sut que faire de ses bras lorsqu’elle n’eut plus rien à enlever.
Debout, nerveuse, les deux mains sous la nuque, une jambe frémissante et le corps souple, elle se mordait la lèvre, elle pliait son cou mobile et changeait constamment de regard.
Cependant, assise devant elle et le menton sur les doigts, Line achevait de se renseigner avec un prodigieux intérêt.
Mirabelle, impatiente, lança :
— Je te plais ?
— Tu ressembles… veux-tu que je te dise à qui ? À une statue de Narcisse qui est au fond du parc. Mais Narcisse est un monsieur… Tu es la première fille que je regarde ainsi ; je n’ai jamais eu d’amie, tu sais, et je ne vois que de loin les femmes de papa… Je te trouve beaucoup plus jolie qu’elles.
En effet, et à part un simple détail qu’il n’était pas nécessaire d’examiner à tout moment, on pouvait à la rigueur prendre Mirabelle pour un jeune homme. Ce n’était pas sans de bonnes raisons qu’elle jouait les rôles travestis. Telle était l’ambiguïté de ses formes et de son maintien, que, pour mimer les jeunes premiers avec leur vraisemblance physique, elle n’avait besoin de vêtir ni le pourpoint ni le haut-de-chausses. Le tutu suffisait bien.
Elle était grande, mais légère, les flancs droits et le ventre plat. Ses jambes de danseuse alerte prouvaient leur robustesse par une musculature complexe et fine qui se dessinait à la surface lorsqu’elle tendait les jarrets. Le haut du corps était plus grêle.
Dans la peau délicate et pâle de la poitrine, deux sombres petites chevilles marquaient seules la place des seins. Ses cheveux bruns, bouclés et courts, se fendaient d’une raie à droite et se gonflaient en mèche sur le front.
Ce genre de beauté n’est pas exactement celui qui inspire le lyrisme des poètes hindous ; mais Mirabelle, qui lisait peu les stances de Bhartrihari, se trouvait assez volontiers singulière et même « piquante », selon le style des compliments qu’elle recevait passé minuit. Elle ne fut donc pas offusquée d’entendre sa nouvelle amie déclarer après beaucoup d’autres, qu’elle ressemblait à un garçon. Ramenée par cette petite phrase dans l’ordre de ses habitudes, elle vint lestement s’asseoir sur les genoux de la blanche Aline.
Celle-ci n’avait pas quitté sa robe verte. Mirabelle voulut la défaire elle-même, et ce lent déshabillage fut entrecoupé de tendresses que Line trouva du dernier galant, sans pourtant oser les rendre.
Très gaie, elle jeta ses deux bras en l’air comme une autre eût jeté son bonnet par-dessus des ailes de moulin, s’accroupit à la tailleur dans l’eau flottante et claire du tub et frissonna de plaisir, les reins en mouvement.
Mais brusquement, reprise d’un doute et s’appuyant d’une main sur son éponge deux fois pressée, elle demanda en levant la tête :
— C’est bien vrai, Mirabelle, tu n’es pas un monsieur ?