Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 9

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 176-181).





CHAPITRE IX



OÙ PAUSOLE, AYANT SECOUÉ LA MÉLANCOLIE DE LA
RÈGLE, ÉPROUVE LES DÉBOIRES DE LA FANTAISIE



Elle est semblable à ces eaux débordées
Qui, s’éloignant du fil de la raison,
Durant la nuict, et par sourdes ondées,
Lors que tu dors entrent dans ta maison.

Louys Dorléans. — 1631.


Voyant que la nuit tombait et que le Roi Pausole prolongeait toujours sa sieste réparatrice, le métayer dit à sa fille de guetter le réveil du Roi, et lui-même monta dans sa chambre afin de passer l’habit noir de sa jeunesse lointaine, en réglant l’ordre du festin qu’il lui fallait improviser.

La petite Nicole, fille cadette du fermier, était une jeune personne dévorée d’espérances. Ses quatre sœurs s’étaient choisi, à vingt années d’intervalle, des maris de classe différente à mesure que la richesse de leur père devenait plus solide et plus vaste. La première avait obtenu, disons même séduit, un jeune montreur de singes savants qui, après avoir eu la bonté de lui accorder un enfant, était allé plus loin encore dans la voie des concessions en se donnant lui-même pour toujours. La seconde avait épousé un huissier. La troisième, plus difficile, un entremetteur de la bonne société. La quatrième était préfète. Après cette montée continue vers les honneurs et les divers salons, Nicole ne voulait pas déchoir.

Lorsqu’elle vit entrer le Roi dans la métairie de ses aïeux, Nicole ne douta pas que son destin en personne ne vînt à elle, pourpre au flanc et couronne en tête.


Pausole à peine endormi, elle intrigua pour rester seule. On ne voulut pas d’abord y consentir ; puis, les heures passant et le nez royal penchant de plus en plus vers la barbe, le sommeil de l’insigne visiteur prit un aspect d’éternité qui suspendit les précautions. Le métayer s’esquiva, laissant Nicole en sentinelle.

La petite sentit sa poitrine battre : c’était l’heure de sa destinée.

Ah ! que faire, et comment jouer le rôle que lui proposait la fortune ?

Elle ne connaissait l’étiquette des cours que par les poèmes et les drames dont sa sœur la préfète lui faisait largesse chaque année à l’occasion des étrennes. C’était déjà quelque chose ; et bien qu’on ne parle peut-être pas toujours au prince de Galles la langue de S. A. la princesse Maleine, celle de Blanche Triboulet ou celle d’Hérodiade, on n’est pas complètement ignorant du trône quand on a de la littérature, pensait Nicole.

Et elle le prouva.


Saisissant dans un vase de porcelaine peinte une rose en papier doré, elle approcha du Roi, le baisa au front, étendit la main droite et récita de sa voix la plus sage :

— Ô Roi ! sors de tes songes : éveille-toi ! Regarde !

— Hun ! éternua Pausole. Qu’est-ce que c’est ? Que me veut-on ?

— Je suis venue, ânonna la petite, je suis venue, moi l’Inconnue, moi l’Ingénue, la Biscornue, menue et nue, je suis venue !

— Mon enfant, dit Pausole, encore mal éveillé, on ne fait jamais rimer deux adjectifs ensemble et encore moins quatre ou cinq. À part cela, c’est fort joli ce que tu me racontes. Mais qui es-tu ?

Elle se troubla légèrement, puis reprit un peu plus vite :

— Je suis l’astre qui vient d’abord. Je suis celle qu’on croit dans la tombe et qui sort ! Mon sein est inquiet, la volupté l’oppresse, et jamais je ne pleure et jamais je ne ris !

Le Roi, se renversant dans son fauteuil, ouvrit la bouche avec terreur.

Nicole, de plus en plus vite, continua :

— J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline. Oh ! je sens que je touche à quelque instant suprême… Ô rêve de mes nuits, cher désir de mes jours, que je n’attendais plus, que j’espérais toujours, j’ai besoin de te voir et de te voir encore, et puis voici mon cœur qui ne bat que…

— Ah çà !…

— Pour vous. Seigneur, je n’ai jamais contemplé qu’avec crainte l’auguste majesté sur votre front empreinte, car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand. Puisque j’ai mis ma lèvre à ta coupe encore pleine des baisers du zéphyr qui me relèvera, Pausole, prends ton luth, regarde. Je suis belle : l’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes marche à travers les champs, une fleur à la main.

— Comment dis-tu ! hurla le Roi, d’une voix qui la fit enfin taire.

Mais au même instant, et comme la jeune fille terrifiée restait bouche béante, Pausole aperçut derrière la fenêtre des lueurs multipliées qui voletaient çà et là ; il vit des torches s’approcher, des gens courir, des bras s’étendre, une sorte de gigantesque mouton baisser du niveau des hautes vitres sa tête branlante jusqu’à terre… Brusquement, la porte s’ouvrit et Diane à la Houppe entra.

— Ah ! cria-t-elle. J’en étais sûre !

La pauvre petite Nicole se cacha derrière le Roi.


Pausole, frappant de sa large main une table retentissante, proféra :

— Mais, par le tonnerre des dieux ! qu’est-ce que tout cela signifie ? Il faut que je dorme encore ou que je sois devenu fou !… Taxis ! où est Taxis ?… Gilles, Gilles ! Djilio ! Giguelillot !… Où est mon ministre ? Où est mon page ? Où suis-je moi-même ? et dans quelle caverne de bandits a-t-on fomenté ce guet-apens ?

— Ah ! Sire, vous êtes dans mes bras ! expliqua Diane à la Houppe.

— Tu seras à mon ombre et moi dans ta lumière, rectifia la petite Nicole.

— Le diantre soit des femmes et des courtisans ! jura le Roi hors de lui. Taxis ! mais pourquoi ne vient-il pas ? Taxis ! Taxis ! Giguelillot ! Jamais je ne m’en tirerai tout seul ! Où sont mes gardes, mes soldats ? Pourquoi ont-ils brisé leurs lances ? C’était bien le jour, en vérité ! Ce Giguelillot est un chenapan ! Taxis avait cent fois raison de le flanquer à la fourrière !… Taxis !… Mais où se cache-t-il donc ? Ils m’ont tous abandonné ! livré aux folles ! livré aux folles !…

En effet, au milieu d’un tapage qui allait toujours grandissant, Diane, tirant Nicole par le bras, lui appliquait une paire de gifles qui sonna comme une belle rime… Des mains voulurent les séparer…

— Taxis ! Taxis ! répétait Pausole.

Et il luttait à son tour, mal reconnu par les filles de ferme qui s’étaient précipitées au bruit de la dispute. Dans la porte, des gens se massaient, lançaient des conseils, des exclamations. Des cris aigus partaient de la cour, mêlés aux pleurnicheries de la petite Nicole, aux abois de tous les chiens lâchés et au bêlement sépulcral de l’énorme monture amenée par la sultane en fuite, lorsque, au-dessus de toutes les clameurs, on entendit la voix plaintive du métayer qui vagissait :

— Un chameau ! Un chameau ! Un dromadaire dans ma maison !