Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 3

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 309-320).





CHAPITRE III


OÙ PHILIS BABILLE, ÉCOUTE ET S’INSTRUIT


Elle ressemble, dans les bandes
De son petit vertugadin,
Aux damoiselles de lavandes
Dans les bordures d’un jardin.

Elle bravoit, faisant la roüe
Devant le galant qui la sert
Comme une mouche qui se joüe
Dessus la nappe d’un dessert.

Les muses gaillardes recueillies
des plus beaux esprits de ce
temps — 1609.


Philis ne pouvait y croire :

— Sire, dit-elle, je serai une Reine comme tout le monde, bien vrai ?

— Mais oui.

— Comme les trois cent soixante-six ? Et je vivrai dans le harem ? Et j’aurai tant d’amies que cela ? Oh ! que je vais m’amuser !

— À la bonne heure, dit Pausole. Voilà de bonnes dispositions.

— Est-ce qu’il y a des Reines de mon âge ?

— Une trentaine.

— Tant que cela ? Et elles sont gentilles ?

— Très gentilles.

— Est-ce qu’elles s’aiment bien entre elles ou est-ce qu’elles se battent ?

— Oh je crois qu’elles s’aiment plutôt à l’excès.

— On ne s’aime jamais trop, d’abord. Est-ce qu’elles sont sérieuses ?

— Pas sérieuses du tout.

Philis, avec un petit cri de gaieté, se souleva sur ses fourches et retomba plusieurs fois assise, ce qui était sa manière d’exprimer une joie frétillante lorsqu’elle faisait de l’équitation.

— Enfin, dit le page. Vous aurez donc, Sire, une femme superflue, une de plus que l’an ne compte de jours ! Je suis sûr qu’à partir d’aujourd’hui, vous avez le sentiment de la richesse en amour.

— Non pas ! Non pas ! dit Pausole. Je congédie la Reine Denyse. Le harem est pacifié. Chaque Reine a des droits égaux qui s’affirment une fois l’an. Je n’aurais pas l’extravagance de compromettre par boutade un ordre de succession qui doit être l’ordre parfait, puisqu’il se modèle sur les révolutions de notre planète elle-même.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Philis.

Puis elle se reprit :

— Pardon, Sire. On m’a dit bien des fois qu’il ne fallait pas poser de questions. Ce n’est pas ma faute. Je ne sais rien.

— J’en suis ravi, dit Pausole. Mais qu’appelles-tu rien, réponds-moi ?

— La liste des Rois de Tryphême avec les sous-préfectures et la règle des participes.

— Tu sais tout cela ? C’est admirable.

— Je le sais, je le sais… pas très bien.

— Et que voudrais-tu savoir de plus ?

À cette question, Philis répondit si franchement que Pausole en eut un sursaut.

Toute confuse et l’œil en bas, elle se reprit encore :

— Pardon, Sire, j’ai dit une bêtise ? Je n’aurais pas dû… surtout devant vous… Mais c’est toujours la même chose… Papa le disait bien… Quand je monte à cheval depuis cinq minutes, je ne suis plus tenable, il paraît… Une autre fois, je ferai attention.

Pausole la rassura du geste :

— C’est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t’ai laissé croire que je te désapprouvais, car tu as fort bien répondu.

— Vraiment ?

— Je le crois. D’abord tu as parlé du fond du cœur.

— Oh ! Oui !

— … Et il faut toujours dire la vérité.

— Même cette vérité-là ?

— Elle est la grande vérité des femmes et la plus belle ambition qu’elles puissent décemment exprimer. Si tu m’avais répondu que tu regrettais de savoir peu de chose sur la mécanique céleste ou le calcul différentiel, j’aurais été moins satisfait ; non pas qu’il n’y ait de par le monde des mathématiciennes et des astronomes qui tiennent convenablement leurs petits emplois ; mais simplement parce que celles-là deviennent semblables à des hommes, et prennent à plaisir les défauts d’une moitié du genre humain qui m’inspire de l’antipathie.

— Oh ! pas à moi ! dit Philis.

Cette fois, le mot parut léger.


Giguelillot, toujours complaisant, se hâta de combler le silence :

— Avez-vous remarqué, Sire, dit-il brusquement, combien les Tryphémois ressemblent aux Français ?

— Quelle question baroque ! Comment voudrais-tu qu’il en fût autrement ? Ce sont des Catalans et des Languedociens mêlés ; ils sont de race gallo-romaine.

— Oui ; mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Je suis venu de Paris, croyant trouver ici un milieu tout nouveau. Vous aviez fait une révolution complète, proclamé la liberté morale…

— Oh ! dit Pausole. Ce n’est rien, mon petit. L’importance des révolutions se mesure à l’intérêt que peut avoir le gouvernement à retarder leur réussite. Il n’y a jamais eu qu’une révolution improbable avant le succès et inconcevable dans le souvenir, c’est celle qui vous a donné la liberté religieuse, parce qu’en renonçant au droit divin, le pouvoir s’est privé d’un soutien fondamental qui lui avait assuré jusque-là une stabilité plusieurs fois séculaire. Mais la liberté morale ? Vous l’aurez quand vous la demanderez.

— Qu’est-ce que c’est ? hasarda Philis.

— Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole sans répondre, que le jour où, à Paris, le public prendra la peine de réclamer une danseuse nue à l’Opéra, on la lui donnera tout de suite, car le ministère n’en sera pas renversé, surtout si les abonnés savent que la danseuse est bonne pour lui.

— C’est possible ; mais je croyais trouver ici un monde plus différent du mien, quelque chose de bouleversé, d’inouï, un contraste absolu. Et tout se passe pourtant comme dans le pays voisin… Les routes sont calmes, les moissons poussent, les métayers chassent de chez eux les filles de ferme qui se conduisent mal ; les soirées sont d’une tenue grave, et les jeunes filles paraissent élevées avec une certaine rigueur.

— Bien entendu. Rien ne change rien à l’homme, mon petit. On peut seulement lui rendre la vie un peu plus facile et douce en le laissant libre d’accomplir tout ce qui ne fait de mal à personne. Et voilà ce que j’ai voulu faire. Je crois même que depuis bien des siècles, je suis le premier législateur qui se soit donné pour principe de ne pas ennuyer les gens.

Philis s’agitait sur sa selle.

— Alors, Sire, on fait tout ce qu’on veut dans le harem ?… J’ai encore posé une question… Si je suis insupportable, il faut me le dire… Je suis habituée… On me gronde tout le temps.

— Non, tu n’es pas insupportable, dit Pausole. Et je t’aime ainsi. J’espère qu’au harem tu ne voudras rien faire qui n’y soit permis. En tout cas, ce n’est pas une prison, Tant que tu seras heureuse, je t’y garderai. Le jour où tu voudras partir, tu me diras simplement : Adieu.

— Et vous ne me retiendrez pas ? C’est bien méchant.

Pausole se retourna vers Giguelillot.

— Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l’habitude de se plaindre, et sitôt qu’on a obtenu la liberté…


Mais Taxis revenait au grand trot.

— Ah ! ah ! nous allons apprendre des nouvelles, dit Giguelillot perfide et gouailleur. Voici le seigneur Grand-Eunuque qui revient après une fructueuse battue, il a retrouvé la Princesse. Louées soient sur terre et dans les cieux sa clairvoyance comme sa tactique.

— Quelle Princesse ? demanda Philis.

— Les coupables sont arrêtés ! cria Taxis du plus loin qu’il put.

— Quoi ? ma fille ? Vous avez osé arrêter ma fille ?

— Oh ! mais comme c’est intéressant ! dit Philis tout bas.

— Je n’ai pas eu cette témérité, répondit Taxis. Je ne tiens que les complices, qui sont là-bas sous bonne garde. Ce sont deux petits paysans du hameau ; sans doute ils se sont entremis pour aider à l’enlèvement, car ils portent la robe et le costume de la Princesse et de l’Inconnu.

— Ils avouent ?

— Ils nient ; c’est précisément ce qui les condamne. Le vrai coupable se reconnaît à un signe frappant : il commence toujours par déclarer qu’il est innocent. Sitôt cette déclaration reçue, la police donne l’ordre d’écrou. Il y a là plus qu’une présomption, à mon sens : presque une certitude. J’ajouterai même qu’à défaut d’autres preuves, je me contenterais de celle-là pour condamner.

— Faites comparaître, dit Pausole.

Et l’on vit arriver, se tenant par la main, une jeune campagnarde et son frère, larmoyants et livides de peur.


Ils expliquèrent en bégayant qu’ils avaient trouvé cette belle robe et ces beaux habits dans la cour de leur cabane ; que, comme c’était le jour de la Pentecôte, ils avaient pensé que la Sainte Vierge leur envoyait ces atours de fête pour les récompenser d’avoir beaucoup peiné pendant l’année précédente ; qu’ils avaient vu là un miracle, c’est-à-dire quelque chose de bien naturel, et que s’ils s’étaient doutés de ce qui les attendait au milieu de la route, ils auraient plutôt jeté les vêtements au feu que de s’en parer un seul instant. Enfin, leur maintien fut si humble et si candide et si niais, que Pausole, levant les épaules, s’écria :

— Vous êtes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement idiots, et par conséquent incapables de mal faire. Le crime est un des privilèges réservés à l’intelligence — j’entends du moins le crime complexe et clandestin comme celui que nous poursuivons. J’espère pour l’honneur de ma fille qu’elle a été enlevée par quelqu’un d’assez fin pour ne demander aucune aide aux bélîtres que vous avez pris.

— Je demande néanmoins qu’ils soient fouillés, dit le Grand-Eunuque.

— Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m’en porte garant.

Taxis déshabilla de sa propre main le frère et la sœur tout honteux, qui se serrèrent l’un contre l’autre en mettant chacun leurs doigts dans leur nez.

Sur le talus poudreux de la route il étala leurs habits, fouilla les poches, les goussets, les doublures.

— Rien ? dit Pausole. Je le pensais bien !

— Quatre lettres, répondit Taxis.

Et, avec une déférence qui ne laissait pas d’être orgueilleuse, il les tendit d’un geste vif.

— Où se trouvaient ces lettres ? dit Pausole.

— Dans la poche gauche intérieure du veston.

— Lisez-m’en une ; celle que vous voudrez.

Et tandis que Philis, prodigieusement intriguée, amenait son petit cheval par derrière pour suivre par-dessus l’épaule, Taxis donna lecture du premier billet :


« Mon petit Mimi,

« Réveille-toi. Je casserai ta sonnette à dix heures et demie. Mon singe fait une adjudication à la campagne. Je suis libre comme une hirondelle et je me sens si tendre que mes yeux se ferment ! Renvoie n’importe qui si tu n’es pas seule ! On m’habille et j’accours.

« Ta bouche.

« Camille. »


— La lettre est bien cocasse, déclara Pausole. Qui peut être ce M. Camille qui se compare sottement à une hirondelle et possède un singe, lequel fait des adjudications ? Chez quels peuples les vieux notaires vendent-ils leurs études à des ouistitis ? Voilà qui ne se comprend guère.

— Dites donc, souffla Philis à l’oreille du page. C’est une écriture de femme, vous savez. Pour moi, il y a des choses là-dessous…

— Ah ! Ah !

— Faut-il que je le dise ?

— Non. Cela ferait mauvais effet.

Et, suggérant à son zèbre le désir de faire volte-face, il se tourna vers le Roi :

— On perd un temps précieux, fit-il, à lire cette correspondance. Elle ne peut rien nous apprendre : je sais depuis hier soir qui accompagne la princesse…

— Je le sais aussi, monsieur cria Taxis. Ma découverte corrobore toutes mes présomptions. Ces quatre lettres sont adressées à « Mlle Mirabelle ». J’affirme donc une fois de plus que cette précoce entremetteuse a servi de truchement dans la circonstance, et que le coupable est son ami, qu’il l’a commise et soudoyée.

— Je prétends, dit Giguelillot, que la vérité est bien différente.

Et, certain de la réponse qu’il allait recevoir, il ajouta :

— C’est ce que je vais avoir l’honneur d’exposer au Roi s’il m’accorde ici même trois heures d’entretien pendant lesquelles je lui rendrai compte de toutes les recherches que j’ai faites pendant la journée d’hier.

— Eh ! Pourquoi ? dit Pausole. C’est bien inutile. Je ne suis point un chef de police, et je n’ai nullement l’intention de me mêler à vos travaux. Entendez-vous, je vous le répète. Votre explication d’hier, quoique vive, a pu vous rapprocher. Menez l’enquête de concert ou chacun de votre côté. Cela m’est parfaitement égal. Je n’interviendrai qu’à la fin pour reprendre moi-même ma fille dans la retraite où j’espère que vous la retrouverez…

— Votre fille est donc partie, Sire, comme Galatée ? demanda Philis.

— Ce n’est pas du tout la même chose, dit Pausole.