Les Aventuriers (Aimard)/X

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F. ROY (p. 76-85).
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X

LE LOUGRE « LA MOUETTE »

Le lougre est un bâtiment fin dans ses formes de l’arrière, renflé par l’avant, ayant trois mâts : celui de misaine, le grand mât et le mât de tapecu, assez incliné sur l’arrière et gréant des voiles à bourcet ; son beaupré est court ; il porte des huniers et parfois des perroquets volants.

Par ce que nous disons, il est facile de reconnaître que les lougres ont sur une plus grande échelle le même gréement que les chasse-marée.

Bien que le tirant d’eau de ces bâtiments soit assez fort sur l’arrière, cependant comme ils sont en général bons marcheurs et qu’ils se comportent bien à la mer, on les emploie beaucoup pour la contrebande, malgré l’inconvénient des voiles à bourcet, qui à chaque virement du navire obligent à amener les vergues pour les changer de bord.

La Mouette était un bâtiment de quatre-vingt-dix tonneaux, bien espalmé, coquettement emménagé et portant quatre petits canons de fer de huit à la livre, qui le faisaient bien plutôt ressembler à un corsaire qu’à un paisible caboteur.

Cependant, malgré un équipage assez nombreux et son apparence taquine, depuis un an environ que ce léger navire fréquentait la côte de Provence et les îles de Lérins, jamais, jusqu’à ce moment, il n’avait fait mal parler de lui ; le patron Nicaud passait pour un brave et honnête homme, bien qu’un peu brutal et querelleur, défauts d’ailleurs qui appartiennent à peu près à tous les marins et qui ne diminuaient en rien la bonne réputation dont jouissait le commandant du lougre La Mouette.

Dès que le major de l’Oursière fut remonté sur le pont du lougre et que le léger navire eut repris la bordée du large, après avoir jeté un dernier regard sur l’île Honorât, dont les contours se faisaient de plus en plus vagues et se fondaient dans la brume, il s’avança vers le capot de l’arrière, saisit la tire-veille et descendit dans la chambre.

Mais en entrant dans cette chambre qu’il croyait trouver solitaire, le patron étant resté sur le pont, le major retint à peine une exclamation de surprise.

Un homme se trouvait dans la chambre, assis à une table et buvant nonchalamment du rhum mélangé d’eau, tout en fumant dans une énorme pipe et faisant flotter autour de lui un nuage de fumée bleuâtre qui l’enveloppait comme d’une auréole.

Dans cet homme, le major avait reconnu Michel le Basque, le pêcheur.

Après une seconde d’hésitation, le major entra ; bien que la présence de cet individu à bord du lougre fût assez singulière, cependant elle n’avait rien en soi qui dût effrayer le major, lequel n’avait aucune raison pour supposer que Michel lui fût hostile et qu’il eût quelque chose à redouter de lui.

Au bruit fait par le major en pénétrant dans la chambre, le matelot s’était à demi retourné vers lui, sans quitter sa pipe des lèvres. Cependant, et tout en continuant à porter à la bouche le verre qu’il tenait de la main droite :

— Eh ! dit-il d’un ton goguenard, c’est, si je ne me trompe, notre estimable gouverneur de Sainte-Marguerite ! Charmé de vous voir, en vérité, major.

— Tiens, tiens, fit sur le même ton le major, c’est ce brave Michel ! Par quel hasard vous trouvé-je ici, vous que j’étais en droit de supposer occupé en ce moment je ne sais où à la pêche ?

— Bah ! fit Michel en ricanant, on pêche partout, aussi bien ici qu’ailleurs. Est-ce que vous ne prenez pas un siège, major, ou craignez-vous de vous compromettre en vous asseyant auprès d’un pauvre diable comme moi ?

— Vous ne le pensez point, répondit le major en se plaçant sur une chaise.

— Vous ne fumez pas, hein ? lui demanda Michel.

— Non, c’est une distraction de marin, ceci.

— En effet, major, mais vous buvez, je suppose.

Le major tendit son verre que le matelot emplit libéralement.

— À votre santé, major. Si je m’attendais à voir quelqu’un, ce n’était pas vous, par exemple !

— N’est-ce pas ?

— Ma foi, non.

— Eh bien ! franchement, je ne croyais pas non plus vous rencontrer.

— Je le sais bien ; vous venez de l’île Honorât ?

— Dame ! vous ne pouvez l’ignorer, il me semble, puisque je vous trouve ici.

— C’est donc pour vous que nous avons perdu deux heures à louvoyer entre les îles, au risque de nous jeter sur quelque brisant, au lieu de faire nos affaires ?

— Comment vos affaires ? vous êtes donc contrebandier à présent ?

— Je suis tout, répondit laconiquement Michel, en vidant son verre.

— Mais que diable faites-vous ici ? reprit le major.

— Et vous ? fit le matelot en répondant à une question par une autre.

— Moi, moi ? dit le major avec embarras.

— Vous hésitez, reprit en goguenardant Michel, eh bien ! je vais vous le dire, si vous voulez ?

— Vous, Michel ?

— Pourquoi pas ? Vous êtes allé à Saint-Honorat admirer la belle nature, et il éclata d’un gros rire ; n’est-ce pas cela ?

— En effet, j’ai toujours été passionné pour le pittoresque ; mais cela me rappelle que j’ai oublié de dire au patron Nicaud où je désire être mis à terre.

Et il fit un mouvement pour se lever.

— C’est inutile, dit le matelot en l’obligeant à se rasseoir.

— Comment, inutile ! mais au contraire, il faut que sans plus tarder…

— Je vous dis que vous avez le temps, major, interrompit péremptoirement le matelot ; d’ailleurs, j’ai auparavant à causer avec vous.

— À causer avec moi, vous ? s’écria le major avec stupéfaction.

— C’est comme ça, major, fit l’autre d’un ton de sarcasme, j’ai des choses fort importantes à vous dire ; dans votre diable de château, cela est impossible, vous avez là une quantité de soldats et de geôliers, qui, au plus léger froncement de vos sourcils, interrompent votre interlocuteur et le jettent sans cérémonie dans quelque trou où ils le laissent pourrir sans scrupule. C’est décourageant, ma parole d’honneur ! Ici, c’est bien plus agréable ; je ne crains pas que vous me fassiez incarcérer, du moins provisoirement ; donc, je veux profiter, puisqu’elle se présente, de l’occasion pour vider mon sac et vous dire ce que j’ai sur le cœur.

Le major se sentit intérieurement inquiet, sans savoir encore positivement ce qu’il avait à redouter, tant la façon dont lui parlait ce matelot, qui toujours avait été avec lui d’une politesse servile, lui semblait extraordinaire ; cependant il ne laissa rien paraître, et s’accoudant nonchalamment sur la table :

— Soit, causons, puisque vous en avez si grande envie, mon bon Michel, dit-il, j’ai le temps, rien ne me presse.

Le matelot fit faire à sa chaise un quart de conversion en pivotant sur les pieds de derrière, et se trouvant, par ce mouvement, placé bien en face de M. de l’Oursière, il l’examina un instant d’un air sournois, en buvant d’un trait le rhum contenu dans son verre, puis il dit tout à coup en reposant avec bruit le verre vide sur la table :

— C’est une charmante passion que vous avez là, major, d’aller ainsi à la nuit admirer les ruines du couvent de Saint-Honorat, pendant les ténèbres, c’est une charmante passion et qui surtout vous rapporte gros, d’après ce que j’ai pu apprendre.

— Que voulez-vous dire ? s’écria le major en pâlissant.

— Pardieu ! ce que je dis, pas autre chose ! est-ce que vous croyez au hasard, vous, major ?

— Mais…

— Pas plus, n’est-ce pas, à celui qui me fait vous rencontrer ici, qu’à celui qui vous fait, à vous, trouver dans une île déserte des diamants de trois cent mille livres, parce que l’un est aussi impossible que l’autre ?

Cette fois le major n’essaya pas de répondre, il se sentait pris.

Michel continua toujours du même ton railleur et goguenard :

— Certes, c’est ingénieux d’agir comme vous le faites ; on s’enrichit vite à prendre des deux mains, mais de même que tous les métiers qui sont trop bons, celui-ci est fort chanceux.

— Vous m’insultez, misérable ! balbutia le major, prenez garde à ce que vous dites, si j’appelle…

— Allons donc, interrompit le matelot avec un gros rire ; je ne veux pas relever l’insulte que vous me jetez à la face ; j’ai autre chose à faire en ce moment ; quant à appeler, essayez, vous verrez ce qu’il adviendra.

— Mais c’est une trahison !

— Pardieu ! est-ce que nous ne sommes pas tous traîtres plus ou moins ? Vous l’êtes, je le suis, c’est convenu, cela ; ainsi il est, croyez-moi, inutile de nous appesantir plus longtemps sur ce sujet, mieux vaut revenir à notre affaire.

— Parlez, murmura le major d’une voix sombre.

— Mais, tenez, je veux vous donner une preuve de franchise et vous montrer une fois pour toutes combien vous auriez tort de conserver, je ne dirai pas la moindre espérance, mais la plus légère illusion sur ce qui va se passer ici. Et frappant légèrement le fond de son verre sur la table :

— Hé ! Nicaud, cria-t-il d’une voix forte, affale ici en double, mon gars.

Un pas lourd résonna sur les marches de l’escalier de la chambre, et presque aussitôt la figure narquoise du patron Nicaud s’encadra dans le chambranle de la porte.

— Que me veux-tu, Michel ? demanda-t-il sans même paraître s’apercevoir de la présence du major.

— Peu de chose, mon gars, répondit le matelot en désignant du doigt l’officier pâli par l’émotion qu’il éprouvait, une simple question pour la satisfaction personnelle de monsieur.

— Parle.

— Qui est-ce qui commande actuellement le lougre La Mouette, dans la chambre duquel nous nous trouvons en ce moment ?

— Toi, pardi ! c’est pas malin, ça.

— Ainsi tout le monde à bord, toi compris, me doit obéissance ?

— Certes, et sans observation encore.

— Très bien. Ainsi, une supposition, Nicaud, je t’ordonnerais de prendre le major ici présent, de lui attacher deux boulets aux pieds et de le jeter à la mer, que ferais-tu, mon gars ?

— Ce que je ferais ?

— Oui.

— J’obéirais.

— Sans observation ?

Le patron Nicaud haussa les épaules.

— Faut-il ? dit-il en étendant sa large main vers le major qui frissonna.

— Pas encore, répondit Michel ; remonte sur le pont, mais ne t’éloigne pas, j’aurai probablement bientôt besoin de toi.

— C’est bon, fit le patron, et il disparut.

— Êtes-vous édifié maintenant, monsieur le major ? dit Michel en se tournant nonchalamment vers le gouverneur épouvanté, et commencez-vous à comprendre que si petit compagnon que je sois auprès de vous, cependant, provisoirement du moins, vous êtes complètement en mon pouvoir.

— J’en conviens, articula le major d’une voix faible et étranglée.

— Alors je crois que nous ne tarderons pas à nous entendre.

— Venez donc au fait, monsieur, sans plus d’ambages, je vous prie.

— Bon ! s’écria brutalement Michel, vous voilà comme je vous aime ; et d’abord, veuillez me remettre le diamant que vous a donné votre complice dans les ruines.

— Un vol, alors ; j’avais mieux auguré de vous, répondit le major avec dédain.

— Appelez cela comme il vous plaira, dit imperturbablement le matelot, le nom ne fait rien à la chose, donnez-moi le diamant.

— Non, répondit froidement le major, ce diamant c’est ma fortune, vous ne l’aurez qu’avec ma vie.

— Cette condition, tout illogique qu’elle soit, ne saurait m’arrêter, croyez-le ; je vous tuerai s’il le faut, puis je prendrai le diamant. Et il arma un pistolet.

Il y eut un silence.

— Ainsi, c’est bien ce diamant que vous voulez ?

— Lui et autre chose, fit Michel.

— Je ne vous comprends pas.

Le matelot se leva, lui appuya le pistolet sur la poitrine et fronçant le sourcil :

— Vous allez me comprendre, dit-il.

Le major sentit qu’il était perdu et que cet homme le tuerait.

— Arrêtez ! dit-il.

— Vous vous décidez ?

— Oui, fit-il d’une voix étranglée par la rage ; et retirant la boite de son sein : Prenez et soyez maudit ! murmura-t-il.

Michel replaça son pistolet à sa ceinture, ouvrit la boite et examina attentivement le diamant.

— C’est bien cela, dit-il en refermant la boite et la faisant disparaître.

Le malheureux officier suivait tous ses mouvements d’un œil atone.

Michel reprit sa place, se versa un verre de rhum, l’avala d’un trait, et se penchant en arrière tout en bourrant sa pipe :

— Maintenant, causons, dit-il.

— Comment, causons ! fit le major, ce n’est donc pas fini ?

— Pas encore. Hum ! comme vous êtes pressé ; nous n’avons encore rien dit.

— Que me voulez-vous encore ?

— Ceci est un mot de reproche ; mais je fais la part de la mauvaise humeur et je ne vous en garde pas rancune ; il est triste, lorsque toute sa vie on a été pauvre de se voir en un instant frustré d’une fortune enfin obtenue, et cela en un instant. Eh bien ! écoutez-moi, major, continua-t-il en prenant un air bonhomme et mettant les coudes sur la table, cette fortune que vous avez perdue, il vous est facile de la recouvrer, cela ne tient qu’à vous.


Le major sentit qu’il était perdu et que cet homme le tuerait.

Le major ouvrit de grands yeux, ne sachant pas s’il devait prendre au sérieux ce que lui disait le matelot ; mais comme il ne risquait rien en le laissant s’expliquer, il se prépara à lui prêter la plus sérieuse attention.

Celui-ci reprit :

— N’importe comment je l’ai appris, je sais de science certaine, et l’affaire du diamant en est pour vous une preuve irrécusable, que tandis que d’un côté vous feigniez de porter le plus grand intérêt au comte de Barmont, auquel, soit dit sans reproche, vous avez, au moyen de cette feinte pitié, enlevé des sommes considérables, d’un autre, vous le trahissiez sans pudeur au profit de certains ennemis, dont vous vous faites à l’occasion grassement payer. Ceci n’est que pour mémoire ; il est inutile de le discuter, fit Michel en arrêtant d’un geste le major prêt à parler ; or, je me suis mis en tête, moi, que contre vent et marée et quelles que fussent les intrigues de ses ennemis pour l’en empêcher, le comte serait libre, et libre par moi. Voici quel est mon projet : écoutez bien ceci, monsieur le gouverneur, car l’affaire vous touche plus que vous ne semblez le supposer. Le comte a appris la mort du cardinal de Richelieu. C’est moi qui lui en ai fait passer la nouvelle dans une lettre du duc de Bellegarde. Vous voyez que je sais tout ou à peu près. Il vous a aussitôt prié de le venir voir : vous vous êtes rendu à son désir. Que s’est-il passé dans votre entretien ? Parlez et surtout soyez franc ; à mon tour, je vous écoute.

— À quoi bon vous rapporter cet entretien ? dit ironiquement le major.

— Pour ma satisfaction personnelle, répondit Michel, et votre intérêt particulier, ne vous hâtez pas de vous réjouir, major, vous n’êtes pas sorti de mes mains ; croyez-moi, exécutez-vous de bonne grâce, votre intérêt l’exige.

— Mon intérêt ? dit-il avec étonnement.

— Allez toujours, major ; lorsqu’il en sera temps, soyez tranquille, je vous donnerai l’explication que vous désirez.

Le vieil officier réfléchit un instant. Enfin, il se décida à parler, se réservant in petto, si l’occasion s’en présentait plus tard, de faire payer cher au matelot ses angoisses et ses humiliations.

— Le comte, dit-il, m’a engagé à aller à Paris m’aboucher avec le duc de Bellegarde, afin de lui rapporter son ordre de mise en liberté, que le duc est certain d’obtenir du roi.

— Bon, ça ! Et quand comptiez-vous partir pour Paris ?

— Je suis parti.

— Ah ! ah ! fit Michel en riant. Il paraît que vous vous êtes arrêté en route ; mais cela ne fait rien à l’affaire. Est-ce tout ?

— À peu près.

— Hum ! il y a quelque chose alors.

— Moins que rien.

— C’est égal, dites toujours, je suis fort curieux. Le comte ne vous a rien promis ?

— Si.

— Combien ?

— Cinquante mille livres, dit le major avec répugnance.

— Eh ! eh ! c’est une belle somme, et que vous vous prépariez à gagner d’une étrange [façon ; mais je ne veux pas revenir là-dessus. Désirez-vous recouvrer votre diamant et toucher en même temps les cinquante mille livres promises par le comte ? Parlez, cela dépend de vous.

— Vous vous jouez de moi, vous ne parlez pas sérieusement.

— Jamais, au contraire, je n’ai été plus sérieux. À l’arrivée du comte au château que vous commandez, vous n’étiez qu’un pauvre diable d’officier de fortune qui, pendant toute sa vie, avait tiré le diable par la queue, et qui, perché comme un hibou sur un vieux mur, étiez dans votre île exposé à mourir comme vous aviez vécu, c’est-à-dire sans un denier comptant. Depuis quinze ou dix-huit mois, les choses ont pour vous complètement changé de face. Avec ce que vous avez extorqué au comte et ce que ses ennemis vous ont donné, vous êtes parvenu à vous constituer une assez jolie somme. En admettant que vous touchiez les cinquante mille livres du comte et que je vous rende le diamant, cela vous créerait une fortune complètement indépendante, qui vous permettrait de vous retirer n’importe où et d’y finir vos jours dans la joie et l’abondance. N’êtes-vous pas de cet avis ?

— Certes ; mais les cinquante mille livres, je ne les toucherai pas, et le diamant vous me l’avez pris.

— C’est juste ; mais j’ai ajouté qu’il ne dépendait que de vous, de vous seul, de l’avoir de nouveau en votre possession.

— Que faut-il faire pour cela ?

— Voilà où je vous attendais, major ; vous consentez donc à entrer en arrangement ?

— Il le faut bien ! ai-je mon libre arbitre en ce moment ?

— On l’a toujours quand on veut, major, et vous le savez aussi bien que moi ; seulement, comme vous êtes un homme doué d’une forte dose d’intelligence, que vous comprenez que lorsque, par des moyens plus ou moins honorables, on s’est fait une fortune, il faut la conserver à tout risque, vous commencez à prêter aux propositions que vous devinez que je me prépare à vous faire une oreille plus attentive, convaincu enfin qu’il va de votre intérêt de vous entendre avec moi.

— Supposez ce que vous voudrez, peu m’importe ; mais dites-moi enfin ces propositions, afin que je sache s’il est de mon honneur de les accepter ou si je dois les refuser.

Michel se mit à rire sans cérémonie à cette boutade, par laquelle le major cherchait à masquer sa capitulation.

— Au lieu d’aller à Paris, dit-il, vous retournerez tout simplement à Sainte-Marguerite. Vous vous rendrez auprès du comte, vous lui direz qu’il est libre, et vous reviendrez avec lui à bord du lougre, qui vous attendra. Lorsque le comte et vous serez à bord, le lougre remettra sous voiles. Alors je vous rendrai votre diamant ; je vous compterai les cinquante mille livres convenues, et comme il vous déplaira sans doute de reprendre après cette équipée le commandement de votre château, je vous transporterai, vous et vos richesses, où il vous plaira de vous retirer pour en jouir sans craindre d’être inquiété.

— Mais, observa le major, que dirai-je au comte pour lui persuader qu’il est libre par l’ordre du roi ?

— Ceci ne me regarde pas, c’est votre affaire, que diable ! Vous vous faites tort, mon cher major, en laissant mettre en doute la puissance de votre imagination. Maintenant, que pensez-vous de ma proposition, l’acceptez-vous ?

— Qui m’assure que vous ne me trompez pas, et que lorsque j’aurai rempli les conditions du marché que vous m’imposez, vous tiendrez aussi strictement les vôtres ?

— La parole d’un honnête homme, monsieur, parole qui, bien qu’étant celle d’un simple matelot, vaut celle d’un gentilhomme.

— Je vous crois, monsieur, répondit le major en baissant les yeux sous l’éclat fulgurant du regard de Michel.

— Ainsi, c’est convenu ?

— Convenu, oui.

— C’est bien. Ohé ! Nicaud ! cria Michel.

Le patron arriva avec une rapidité qui prouvait qu’il n’était pas demeuré fort loin des deux interlocuteurs.

— Me voilà, Michel, que me veux-tu ?

— Où sommes-nous en ce moment ? demanda le matelot.

— À cinq lieues environ au vent de l’île Sainte-Marguerite.

— Bon ! Tenons-nous comme ça jusqu’au point du jour ; au lever du soleil nous laisserons arriver en grand sur l’île, où nous accosterons.

— Bien, matelot, c’est entendu.

— Ah ! voici M. le gouverneur qui a, je le crois, besoin de prendre un peu de repos. Ne pourrais-tu pas le caser quelque part où il ait la liberté de dormir pendant trois ou quatre heures ?

— Rien de plus facile ; comme moi je ne me coucherai pas cette nuit, non plus que toi, sans doute, ma chambre est à la disposition de M. le major, s’il me veut faire l’honneur de l’accepter.

Le vieil officier était réellement brisé, non seulement par la fatigue d’une longue veille, mais surtout par les émotions que pendant cette soirée il avait éprouvées. Certain que désormais il n’avait rien à redouter pour sa sûreté, il accepta sans façon l’offre du patron et se retira dans la chambre dont celui-ci lui ouvrit poliment la porte. Les deux marins remontèrent sur le pont.

— Cette fois, dit Michel, je crois que nous avons bien manœuvré et que notre projet réussira.

— Je commence à être de ton avis ; c’est égal, ce vieux cormoran de gouverneur a été dur, hein !

— Pas trop, fit Michel en riant ; d’ailleurs, il n’avait pas le choix, bon gré mal gré, il fallait bien qu’il s’exécutât.

Ainsi que cela avait été convenu, le lougre louvoya pendant toute la nuit au vent de l’île, à une distance de quatre ou cinq lieues de la côte.

Au lever du soleil, on laissa porter en grand sur Sainte-Marguerite.

La brise avait faibli près des côtes, de sorte qu’il fallut un espace de temps assez long pour que le léger navire atteignît l’espèce de petit havre servant de débarcadère situé devant le château.

Le lougre calait trop d’eau pour qu’il lui fût possible d’accoster bord à quai ; il se tint donc en panne à une certaine distance, le patron Nicaud fit mettre le canot à la mer, tandis que Michel descendait dans la chambre, afin de prévenir le major.

Celui-ci était éveillé. Rafraîchi et reposé par le sommeil, ce n’était plus le même homme : il envisageait maintenant sa position sous son vrai jour et comprenait que le moyen qui lui était offert de sortir de la position difficile où il se trouvait placé par sa double trahison, était plus avantageux que désagréable pour lui.

Ce fut d’un air presque riant qu’il souhaita le bonjour à Michel, et il ne fit aucune difficulté d’accepter le coup du matin que lui offrit le matelot.

— Eh bien ! lui demanda-t-il, où sommes-nous, Michel ?

— Major, nous sommes arrivés.

— Déjà ! ne craignez-vous pas qu’il soit un peu tôt pour descendre à terre ?

— Nullement ; il est neuf heures du matin.

— Si tard ? diable ! il paraît que j’ai bien dormi ; en effet, je me sens tout dispos ce matin.

— Tant mieux, major, c’est bon signe ; ah çà ! vous vous rappelez nos conventions, n’est-ce pas ?

— Parfaitement.

— Et vous jouerez franc jeu avec nous ?

— Franc jeu ! à mon tour je vous donne ma parole d’honneur, et quoi qu’il puisse advenir, je la tiendrai.

— Allons, cela me fait plaisir de vous entendre parler ainsi ; je commence à revenir sur votre compte.

— Bah ! bah ! fit en riant le major, vous ne me connaissez pas encore.

— Vous savez que le canot est paré ; il n’attend plus que vous pour déborder.

— S’il en est ainsi, je vous suis, Michel ; j’ai maintenant une hâte aussi grande que la vôtre d’en finir.

Le major monta alors sur le pont et s’embarqua dans le canot, qui déborda aussitôt et se dirigea vers le débarcadère.

Le cœur de Michel battait à rompre sa poitrine tandis qu’il suivait d’un œil anxieux la légère embarcation qui s’éloignait rapidement du navire, et qui déjà était sur le point de toucher le rivage.