Les Aventuriers (Aimard)/XI

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F. ROY (p. 85-94).
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XI

FRANCE, ADIEU !

À peine le major de l’Oursière eut-ils mis pied à terre sur l’île Sainte-Marguerite que tout fut en émoi dans le fort.

En effet, la veille au soir en quittant l’île, le gouverneur avait annoncé un voyage et une absence d’une et peut-être de deux semaines.

Le capitaine investi du commandement du fort pour la durée de son absence accourut avec empressement au-devant de lui, curieux de connaître le motif d’un si prompt retour.

Le major répondit d’abord, d’une façon évasive, que des nouvelles qu’il avait reçues en touchant la terre ferme avaient nécessité l’interruption immédiate de son voyage et, tout en causant ainsi, il entra dans le fort et se dirigea vers son appartement, toujours suivi du capitaine qu’il avait engagé à l’accompagner.

— Monsieur, lui dit-il, dès qu’ils furent seuls, vous allez immédiatement choisir dans la garnison dix hommes résolus, vous vous embarquerez avec eux sur le bateau pêcheur que j’ai vu en arrivant échoué sur la plage. Cette mission que je vous confie est des plus importantes, et, si vous l’accomplissez bien, peut avoir pour vous des avantages sérieux ; elle doit être menée avec le plus profond mystère : secret d’État, monsieur.

Le capitaine s’inclina avec reconnaissance, visiblement flatté de la confiance que lui témoignait son chef.

Le major continua :

— Vous vous ferez débarquer un peu au-dessous d’Antibes, sur la côte, et vous retiendrez l’embarcation qui devra vous servir au retour ; vous vous arrangerez de façon à n’entrer dans la ville que de nuit, sans attirer l’attention sur vous ; vous logerez vos hommes comme vous pourrez, sans éveiller la méfiance, mais de façon à les avoir sous la main en un instant. Demain à dix heures du matin, vous vous présenterez au gouverneur de la ville, vous lui remettrez une lettre que je vais vous donner et vous vous tiendrez à sa disposition. M’avez-vous bien compris, monsieur ?

— Parfaitement, monsieur le gouverneur.

— Surtout, je vous recommande la plus entière discrétion ; songez que du succès de cette mission dépend probablement votre fortune.

— Je vous obéirai, monsieur le gouverneur ; vous n’aurez, je l’espère, que des compliments à m’adresser à mon retour.

— J’y compte, monsieur, allez ; il faut que vous soyez parti avant une demi-heure. Pendant vos préparatifs j’écrirai la lettre ; elle sera prête quand vous viendrez prendre congé de moi.

Le capitaine, après une respectueuse salutation, se retira la joie au cœur, sans avoir le moindre soupçon de la trahison méditée par son chef, et alla en toute hâte tout préparer pour son départ.

Le major avait sous ses ordres une garnison de cinquante soldats commandés par trois officiers, un capitaine et deux lieutenants.

Ce capitaine, le plus élevé en grade après lui, l’aurait sans doute, sinon complètement embarrassé, du moins fort gêné dans la réussite du coup de main qu’il méditait, à cause du prétexte qu’il lui aurait fallu inventer pour colorer à ses yeux le manque d’ordre écrit de mettre le comte en liberté.

En l’éloignant, le major n’avait plus en face de lui que deux officiers subalternes trop bas placés dans la hiérarchie militaire pour se permettre de faire des observations, ou hésiter à accomplir ses ordres, d’autant plus que, depuis près de dix ans que M. de l’Oursière commandait la forteresse de Sainte-Marguerite, rien dans sa conduite n’avait prêté le moindre sujet à des suppositions fâcheuses pour son honneur.

Contraint par les événements à trahir ses devoirs et à s’éloigner pour toujours de sa patrie, qu’il savait ne plus revoir après cet audacieux coup de main, le major voulait ne rien laisser au hasard et tirer de sa mauvaise position le meilleur parti possible, et d’après les mesures prises par lui, il espérait être à l’abri de tout danger lorsque se découvrirait enfin sa trahison.

Mais, par un sentiment de justice fort louable, surtout de la part d’un pareil homme et dans de telles circonstances, le major voulut porter seul le poids de son infâme conduite, et ne pas attirer le soupçon de complicité sur les pauvres officiers que leur devoir obligeait à lui obéir dans ce qu’ils croyaient faire partie de leur service militaire.

Il écrivit donc au gouverneur d’Antibes une lettre fort détaillée dans laquelle il raconta sans rien omettre la trahison qu’il méditait, et qui serait exécutée lorsque le gouverneur lirait cette étrange missive ; il exposa les motifs qui l’obligeaient à agir ainsi qu’il le faisait, en assumant sur sa tête toute la responsabilité d’un pareil acte et en déchargeant complètement ses officiers et ses soldats non seulement de toute coopération, mais encore de toute connaissance même indirecte de son projet.

Ces devoirs, scrupuleusement accomplis, car il était impossible que le gouverneur se trompât à la franchise de ses aveux et les révoquât un instant en doute, le major plia la missive, la cacheta avec soin et la plaça sur la table en attendant le retour de son lieutenant.

Maintenant, ses vaisseaux étant brûlés, M. de boursière ne pouvait plus reculer, il fallait à tout risque pousser en avant et réussir ; cette certitude d’une perte assurée si son projet échouait, enleva ses derniers doutes et lui rendit toute la sérénité nécessaire pour agir avec le sang-froid exigé par la circonstance bizarre dans laquelle il se trouvait placé.

Le capitaine entra.

— Eh bien ? lui demanda le major.

— Je suis prêt à partir, monsieur le gouverneur ; mes soldats se trouvent déjà à bord du bateau pêcheur, dans dix minutes nous aurons quitté l’île.

— Voici la lettre que vous devez remettre en mains propres au gouverneur d’Antibes, monsieur ; souvenez-vous de mes instructions.

— Je m’y conformerai de tout point, monsieur.

— Alors, au revoir, et que Dieu vous garde ! dit le major en se levant.

L’officier salua et sortit.

Le major le suivit des yeux par la fenêtre entr’ouverte de sa chambre, il le vit quitter le fort, se diriger vers la plage, monter dans le bateau pêcheur ; l’embarcation déborda, hissa sa voile et finalement s’éloigna, doucement inclinée sous l’effort de la brise.

— Ouf ! fit le major en refermant la fenêtre avec un soupir de satisfaction ; et d’un ; à l’autre, maintenant.

Mais avant tout, le vieil officier s’enferma dans sa chambre, brûla certains papiers, en prit certains autres, mit quelques habits dans une légère valise, ne voulant pas emporter tout ce qui lui appartenait, de crainte d’éveiller les soupçons, et enveloppant soigneusement dans son manteau une petite cassette de fer fort lourde qui sans doute renfermait son argent monnayé, il s’assura d’un coup d’œil circulaire que tout était en ordre, rouvrit la porte et appela.

Un soldat parut.

— Priez MM. de Castaix et de Mircey de se rendre au gouvernement, dit-il, je désire leur parler.

MM. de Castaix et de Mircey étaient les deux lieutenants demeurés au fort.

Ils arrivèrent bientôt, assez intrigués de cette audience imprévue ; habituellement le gouverneur causait peu avec ses officiers.

— Messieurs, leur dit-il, après leur avoir rendu leur salut, un ordre du roi m’a fait revenir ici en toute hâte. Je dois conduire notre prisonnier, M. de Barmont, à Antibes, où déjà m’a précédé votre capitaine avec une escorte suffisante pour paralyser toute tentative d’évasion de la part du prisonnier ; j’ai agi ainsi parce que le bon plaisir du roi est que cette translation du comte d’un lieu à un autre ait l’apparence d’une mise en liberté ; c’est même en ce sens que je parlerai au prisonnier afin de ne lui rien laisser soupçonner des nouveaux ordres que j’ai reçus. Jusqu’à mon retour, qui ne tardera pas plus de deux jours, vous, monsieur de Castaix, comme plus ancien de grade, vous prendrez le commandement de la forteresse ; je me plais à croire, messieurs, que je n’aurai qu’à me louer de l’aptitude que vous apporterez à remplir vos devoirs pendant mon absence.

Les deux officiers saluèrent ; habitués à la politique tortueuse et mystérieuse du cardinal, les paroles du major ne les étonnèrent nullement, car bien que le cardinal fût mort, il n’y avait pas encore assez longtemps de cela pour que le roi eût, à leur avis, modifié en quoi que ce fût sa façon ténébreuse de gouverner.

— Veuillez donner l’ordre que le prisonnier soit amené en ma présence ; tandis que je lui annoncerai sa mise en liberté, ajouta-t-il avec un sourire gouailleur, dont les officiers ne comprirent pas l’étrange signification, vous ferez porter tous les effets lui appartenant dans le canot du lougre contrebandier à bord duquel je suis revenu. Allez, messieurs.

Les officiers se retirèrent.

Le comte fut fort étonné lorsque la Grenade ouvrit son cachot et le pria de le suivre en lui annonçant que le gouverneur désirait lui parler.

Il croyait le major en route pour Paris, ainsi que cela avait été convenu entre eux le soir précédent, et ne comprenait rien à sa présence au fort après la promesse formelle qu’il lui avait faite la veille.

Une autre chose lui causait encore une grande surprise : depuis qu’il était prisonnier à l’île Sainte-Marguerite, jamais le gouverneur ne l’avait fait demander : c’était au contraire lui qui toujours s’était dérangé et était venu le trouver dans sa chambre.

Mais ce qui acheva de mettre le désordre dans ses idées, ce fut la recommandation que lui fit la Grenade de placer tout ce qui lui appartenait dans son coffre et d’en prendre la clef.


— Mon chapeau, soit, dit en riant le jeune homme, mais mon manteau, à quoi bon ?

— Mais pourquoi cette précaution tout au moins inutile ? lui demanda le comte.

— On ne sait pas ce qui peut arriver, monsieur, répondit sournoisement le geôlier, il est bon d’user de précautions, et tenez, si j’étais que vous, je mettrais mon chapeau et je prendrais mon manteau.

Et tout en parlant ainsi, le soldat l’aidait activement à remplir son coffre.

— Là, voilà qui est fait, dit-il avec satisfaction, lorsque le comte eut retiré la clef, voici votre chapeau et votre manteau.

— Mon chapeau soit, dit en riant le jeune homme, mais mon manteau, à quoi bon ? je ne risque pas d’attraper une pleurésie dans le trajet qu’il me faut faire jusque chez le gouverneur.

— Vous ne voulez pas l’emporter ?

— Certes, non !

— Et bien ! je l’emporte, moi, vous verrez qu’il vous servira.

Le jeune homme haussa les épaules sans répondre et ils sortirent de la chambre dont le geôlier ne se donna pas la peine de refermer la porte.

Le major attendait son prisonnier en marchant à grands pas dans sa chambre. La Grenade l’introduisit, posa le manteau sur une chaise et sortit.

— Ah ! ah ! fit en riant le major, je vois que vous vous êtes douté de quelque chose.

— Moi, monsieur le gouverneur, de quoi me suis-je donc douté, s’il vous plaît ?

— Dame ! vous voici habillé comme pour un voyage, il me semble ?

— C’est cet imbécile de la Grenade qui, je ne sais pourquoi, m’a obligé de m’affubler de mon chapeau et qui, à toute force, a voulu apporter mon manteau ici.

— Il a eu raison.

— Comment cela ?

— Monsieur le comte, j’ai l’honneur de vous annoncer que vous êtes libre.

— Libre, moi ! s’écria le comte, en pâlissant de joie et d’émotion.

— Le roi a daigné signer votre mise en liberté, j’ai reçu l’ordre en débarquant à Antibes.

— Enfin ! s’écria le comte avec explosion ; mais se remettant aussitôt : Et cet ordre, vous pouvez me le montrer, monsieur ?

— Excusez-moi, monsieur le comte, cela m’est défendu, au contraire.

— Ah ! et pour quelle raison ?

— C’est une mesure générale, monsieur.

— Soit, je n’insiste pas ; vous est-il permis au moins de me dire, monsieur, à la requête de quelle personne ma liberté m’est rendue ?

— Je ne vois aucun empêchement à cela, monsieur ; c’est à la sollicitation du duc de Bellegarde.

— Ce cher duc ! ami véritable, s’écria le comte avec émotion.

Le major, avec le plus grand sang-froid, lui présenta une plume et lui indiquant une place blanche sur un registre :

— Vous plairait-il, monsieur, de signer sur ce registre ?

Le comte lut rapidement des yeux, il vit que c’était une espèce de certificat de la façon honorable dont il avait été traité pendant le cours de sa détention.

Il signa.

— Maintenant, monsieur, dit-il, puisque je suis libre, car je suis bien libre, n’est-ce pas ?

— Libre comme l’oiseau, monsieur le comte.

— Alors je puis me retirer ; je ne sais pourquoi, mais il me semble depuis un instant que ces sombres et épaisses murailles m’étouffent, je ne respirerai à mon aise que lorsque je me sentirai en plein air.

— Je comprends cela, monsieur, j’ai tout préparé, nous nous embarquerons quand vous voudrez.

— Nous ? fit le comte avec surprise.

— Oui, monsieur le comte, je vous accompagne.

— Ah ! et pour quelle raison, s’il vous plaît ?

— Pour vous faire honneur, monsieur, pas pour autre chose.

— Soit, dit-il d’un air soucieux ; partons donc, monsieur, mais j’ai quelques nippes.

— Elles sont déjà embarquées ; venez, monsieur.

Le major se chargea de sa valise et de sa cassette et sortit suivi du comte.

— Quand je vous disais que vous auriez besoin de votre manteau, dit la Grenade à M. de Barmont en le saluant au passage ; bon voyage, monsieur, et bonne chance !

Ils descendirent au rivage. Pendant ce trajet, qui cependant n’était pas fort long, le front du comte se rembrunit encore ; il lui sembla apercevoir une certaine tristesse sur les traits des soldats et des officiers qui le regardaient partir, ils chuchotaient entre eux en le désignant du doigt d’une façon qui n’avait rien de rassurant pour le comte et qui commençait à lui donner fort à penser.

Parfois il jetait à la dérobée un regard sur le major ; celui-ci paraissait calme, son visage était souriant.

Ils atteignirent enfin l’embarcation, le major s’effaça pour laisser passer le comte et ne monta qu’après lui dans le canot.

Dès que tous deux furent à bord, l’embarcation déborda et s’éloigna à force de rames.

Pendant toute la traversée de la plage au lougre, le comte et le major gardèrent le silence.

Enfin ils rangèrent à tribord le petit navire, une corde leur fut jetée et ils montèrent.

Le canot fut immédiatement hissé sur les pistolets, les voiles orientées et le lougre s’élança au plus près du vent.

— Ah ! s’écria le comte en apercevant Michel, te voilà, je suis sauvé !

— Je l’espère bien ainsi, répondit joyeusement celui-ci ; mais venez, monsieur le comte, nous avons à causer.

Ils descendirent dans la chambre, suivis par le major.

— Là, maintenant nous pouvons parler ; capitaine, il s’agit de régler nos comptes.

— Nos comptes ? fit avec surprise M. de Barmont.

— Oui, procédons par ordre, vous avez promis cinquante mille livres à monsieur ?

— En effet, je les lui ai promises.

— Et vous m’autorisez à les lui donner ?

— Certes !

— Bon, alors il les aura ; et se tournant vers le major : Vous avez scrupuleusement tenu vos promesses, nous tiendrons les nôtres aussi loyalement. Voici d’abord votre diamant que je vous restitue ; l’argent, dans un instant je vous le donnerai ; je crois que vous ne vous souciez pas plus que nous de mettre le pied en France, hein ?

— Je n’y tiens pas le moins du monde, répondit le major, heureux d’être rentré en possession de son diamant.

— Où voulez-vous être débarqué ? L’Angleterre vous sourit-elle, ou bien aimez-vous mieux l’Italie ?

— Hum ! je ne sais trop.

— Préférez-vous l’Espagne ? cela m’est égal, à moi.

— Pourquoi pas le Portugal ?

— Le Portugal, soit, nous vous y laisserons en passant.

Le comte avait écouté avec une surprise croissante cette conversation incompréhensible pour lui.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il enfin.

— Cela signifie, capitaine, répondit nettement Michel, que le roi n’a pas signé votre grâce, que vous êtes prisonnier et seriez probablement demeuré prisonnier toute votre vie, si, heureusement pour vous, monsieur n’avait pas consenti à vous ouvrir la porte.

— Monsieur ! s’écria le comte en faisant un mouvement vers le major.

Michel l’arrêta.

— Ne vous hâtez pas de le remercier, dit-il, attendez qu’il vous raconte ce qui s’est passé et de quelle façon il s’est trouvé amené à vous rendre la liberté lorsque peut-être il aurait préféré ne pas le faire.

— Voyons, voyons, dit le comte en frappant du pied avec colère, expliquez-vous ! je ne comprends rien à tout cela ; je veux tout savoir, tout, entendez-vous bien ?

— Cet homme va vous le dire, capitaine, seulement il craint en ce moment les suites de ses aveux, voilà pourquoi il hésite à vous les faire.

M. de Barmont sourit avec dédain.

— Cet homme est au-dessous de ma colère, fit-il ; quoi qu’il me dise, je ne me vengerai de lui en aucune façon ; d’avance il est pardonné, je lui en donne ma foi de gentilhomme.

— Maintenant parlez, major, dit Michel ; pendant ce temps-là je remonte sur le pont avec le patron Nicaud ou, si vous le préférez, Vent-en-Panne, qui a assez bien joué son rôle dans toute cette affaire.

Michel sortit, les deux hommes demeurèrent seuls.

Le major comprit que mieux valait pour lui s’exécuter franchement et sans ambages ; il raconta donc au comte sa trahison dans tous ses détails, et de quelle façon Michel l’avait obligé à le sauver lorsqu’au contraire il venait d’être payé pour le perdre.

Bien que le nom du duc de Peñaflor n’eût pas une seule fois été prononcé pendant le récit du major, le comte devina cependant que c’était lui seul qui lui avait porté tous les coups dont il avait été si rudement éprouvé depuis dix-huit mois ; quelle que fût sa résolution, cette profondeur de haine, ce machiavélisme de vengeance l’effrayèrent ; mais dans ce récit si circonstancié, un point pour lui était demeuré noir : comment Michel avait-il découvert la dernière machination de ses ennemis et cela assez à temps pour se mettre en mesure de la déjouer ?

À toutes les questions que lui adressa le comte, le major ne put rien répondre, il l’ignorait.

— Eh bien ! dit le matelot en entrant tout à coup dans la chambre, êtes-vous instruit maintenant, capitaine ?

— Oui, répondit celui-ci avec une certaine nuance de tristesse, sauf un point cependant.

— Lequel ? capitaine.

— Je voudrais savoir de quelle façon vous avez découvert cette trame si bien ourdie.

— Très simplement, capitaine. En deux mots voici la chose : Vent-en-Panne et moi, sans que le major s’en doutât, nous l’avions suivi à pas de loup dans les ruines en prenant bien garde d’être aperçus par lui ; de cette façon rien de sa conversation avec l’inconnu ne nous échappa. Lorsque le major lui eut remis les papiers, et que l’inconnu se fut éloigné, je lui sautai à la gorge, avec l’aide de Vent-en-Panne, je lui enlevai les papiers…

— Et ces papiers ? interrompit vivement le comte.

— Je vous les donnerai, capitaine.

— Merci, Michel ; maintenant continue.

— Ma foi, c’est fini ! je le bâillonnai pour l’empêcher de crier et, après l’avoir ficelé comme une carotte de tabac pour le mettre dans l’impossibilité de courir après nous, je le laissai là et je m’en fus.

— Comment, tu t’en fus, Michel, en abandonnant cet homme ainsi bâillonné et garrotté dans une île déserte ?

— Que vouliez-vous que j’en fasse, capitaine ?

— Oh ! peut-être mieux eût-il valu le tuer, que de le laisser à un aussi horrible supplice.

— Avec cela qu’il était tendre pour vous, lui, capitaine ! Allons donc, de la pitié pour une semblable bête féroce, ce serait une duperie de votre part ; d’ailleurs le diable protège toujours ses créatures : soyez tranquille, je suis certain qu’il est sauvé.

— Comment cela ?

— Pardieu ! il n’est pas venu à la nage dans Saint-Honorat, ses gens étaient probablement cachés quelque part ; ennuyés de ne pas le voir revenir, ils se seront mis à sa recherche et l’auront ramassé où je l’ai couché ; il en aura été quitte pour ronger son frein pendant deux ou trois heures peut-être.

— Au fait, c’est possible, Michel, c’est probable même. Où nous conduis-tu ?

— Dame ! c’est vous qui commandez ici, capitaine ; nous irons où vous voudrez.

— Je te le dirai, mais d’abord débarquons le major, je crois qu’il désire autant se débarrasser de notre société que nous de la sienne.

En ce moment en entendit la voix de Vent-en-Panne.

— Ohé ! Michel, criait-il, nous avons un grand navire sous vent.

— Diable ! fit le matelot, a-t-il hissé ses couleurs ?

— Oui, c’est un Norvégien.

— Ce serait pour vous une bonne occasion, major, dit le comte.

— Hé ! matelot, cria Michel sans attendre la réponse du major, laisse arriver sur le Norvégien.

Le major jugea inutile de protester.

Deux heures après, les deux navires se trouvaient dans les eaux l’un de l’autre, à portée de porte-voix ; le navire étranger se rendait à Helsingfors, le capitaine consentit à prendre le passager qu’on lui offrait.

Le major fut donc transporté à bord avec tout ce qui lui appartenait.

— Maintenant, capitaine, dit Michel lorsque l’embarcation fut de retour, où mettons-nous le cap ?

— Allons aux Îles, répondit tristement le comte, c’est là seulement que nous trouverons désormais un abri ; et jetant un dernier regard vers les côtes de France dont les contours commençaient à se noyer dans les lointains bleuâtres de l’horizon : France, adieu ! murmura-t-il avec un soupir en cachant avec douleur sa tête dans ses mains.

Dans ces deux mots s’exhalait tout entier le dernier sentiment humain demeuré au fond du cœur de cet homme si éprouvé par l’adversité et qui, vaincu par le désespoir, allait demander au nouveau monde la vengeance que le vieux monde lui refusait si obstinément.