Les Aventuriers (Aimard)/XXIX

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F. ROY (p. 236-244).
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XXIX

LES ÉVÉNEMENTS SE PRESSENT

Les cavaliers avaient continué leur course affolée sans apercevoir les fugitifs ; un d’eux cependant, au cri poussé par doña Clara, avait fait un geste comme pour retenir sa monture ; mais supposant sans doute avoir été le jouet d’une illusion, après une seconde d’hésitation il avait suivi ses compagnons, ce qui avait été heureux pour lui, car déjà don Sancho avait saisi un pistolet, résolu à lui brûler la cervelle.

Pendant plusieurs minutes les fugitifs demeurèrent immobiles, la tête penchée en avant, écoutant avec anxiété le galop des chevaux dont le bruit décroissait rapidement et ne tarda pas à se perdre dans le lointain, confondu avec les autres bruits de la nuit.

Alors ils respirèrent et don Sancho replaça à ses arçons le pistolet que jusqu’à ce moment il avait conservé à la main.

— Hum ! murmura-t-il, l’alerte a été chaude, il ne s’en est fallu que de l’épaisseur d’un buisson que nous fussions découverts.

— Dieu soit loué ! murmura doña Clara, nous sommes sauvés !

— C’est-à-dire que nous nous sauvons, petite sœur, répondit le jeune homme, incapable de garder son sérieux pendant cinq minutes, si graves que fussent les circonstances.

— Ils courent comme emportés sur l’aile de la brise, dit alors le mayordomo, nous n’avons plus rien à redouter d’eux.

— Alors, en route ! reprit don Sancho.

— Oui, oui, partons, murmura doña Clara.

Ils s’élancèrent hors du fourré qui leur avait offert un si sûr abri et débouchèrent dans la plaine.

Le ciel s’éclaircissait de plus en plus, et bien que le soleil fût encore au-dessous de l’horizon, cependant son influence se faisait déjà sentir : la nature semblait sortir de son sommeil nocturne, déjà quelques oiseaux s’éveillaient sous la feuillée et préludaient par de doux gazouillements à leurs chants du matin ; les sombres silhouettes des animaux sauvages bondissaient à travers les hautes herbes perlées de rosée ; les oiseaux de proie, déployant leurs ailes puissantes, s’élevaient à grand bruit au plus haut des airs comme s’ils eussent voulu aller au-devant du soleil et le saluer à son lever ; enfin ce n’était déjà plus la nuit, sans être encore tout à fait le jour.

— Eh ! mais, que vois-je là-bas au sommet de ce monticule ? dit tout à coup don Sancho.

— Où donc ? demanda Birbomono.

— Là, tenez, devant vous.

Le mayordomo plaça sa main au-dessus de ses yeux afin de concentrer les rayons visuels et regarda attentivement.

— Vive Dios ! s’écria-t-il au bout d’un instant, c’est un homme.

— Un homme ?

— Ma foi oui, Seigneurie, et autant que je le puis distinguer à cette distance, c’est un Caraïbe bravo.

— Diable ! et que fait-il là, sur ce monticule ?

— C’est ce dont il nous sera facile de nous assurer dans un instant, s’il ne juge pas convenable, toutefois, de nous fausser compagnie.

— Allons donc, alors, au nom du Ciel !

— Mon frère, objecta doña Clara, à quoi bon allonger notre route lorsque nous sommes si pressés ?

— C’est vrai, dit le jeune homme.

— Rassurez-vous, señora, reprit le mayordomo, ce monticule se trouve juste sur la route qu’il nous faut suivre, nous ne pouvons faire autrement que de passer là.

Doña Clara baissa la tête sans répondre et on repartit, car pendant cet échange de paroles, les cavaliers s’étaient arrêtés.

Ils atteignirent bientôt le monticule qu’ils gravirent au galop.

Le Caraïbe n’avait pas quitté la place, mais les cavaliers s’arrêtèrent frappés de stupeur, en reconnaissant qu’il n’était pas seul.

L’Indien, agenouillé sur le sol, paraissait prodiguer des soins à un homme étendu près de lui, et qui commençait à reprendre connaissance.

— Fray Arsenio ! s’écria doña Clara à la vue de cet homme. Mon Dieu ! il est mort !

— Non, répondit l’Indien d’une voix douce, en se tournant vers elle, mais il a été bien horriblement torturé.

— Torturé, lui ? s’écrièrent les assistants.

— Regardez ses mains, reprit le Caraïbe.

Les Espagnols poussèrent un cri d’horreur et de pitié à la vue des pouces sanglants et tuméfiés du pauvre moine.

— Oh ! c’est affreux ! murmurèrent-ils avec douleur.

— Misérable ! dit Sancho avec indignation, c’est toi qui l’as mis en cet état !

— Le Visage-Pâle est fou, dit-il, mes frères ne torturent pas les chefs de la prière, ils les respectent ; ce sont des Blancs comme lui qui lui ont infligé cet atroce supplice.

— Expliquez-vous, au nom du Ciel, reprit doña Clara. Comment se fait-il que ce digne religieux se trouve ici et dans un état aussi pitoyable ?

— Mieux vaut le laisser s’expliquer lui-même lorsqu’il aura repris connaissance. O-mo-poua ne sait que peu de chose, objecta le Caraïbe.

— C’est vrai, répondit doña Clara en mettant pied à terre et s’agenouillant auprès du blessé. Pauvre homme ! quelle affreuse souffrance il doit endurer !

— Ne pouvez-vous donc rien nous dire ? demanda don Sancho.

— Presque rien, répondit le chef, voici tout ce que je sais.

Et il raconta de quelle façon le moine lui avait été confié, comment il lui avait servi de guide jusqu’à ce que, ayant rencontré des Blancs, le moine l’avait congédié pour se joindre à eux.

— Mais, ajouta-t-il, je ne sais pourquoi un secret pressentiment me semblait avertir de ne pas m’éloigner ; donc, au lieu de partir, je me blottis dans les broussailles et j’assistai, invisible, à la torture qu’ils lui firent subir, eux, s’obstinant à l’obliger à révéler un secret que lui ne voulait pas consentir à divulguer ; de guerre lasse et vaincus par sa constance, ils l’abandonnèrent, à demi mort ; alors je m’élançai de ma cachette et je volai à son secours. Voilà tout ce que je sais. Je suis un chef, je n’ai pas la langue fourchue, le mensonge n’a jamais souillé les lèvres d’O-mo-poua.

— Pardonnez-moi, chef, les paroles regrettables que, dans le premier moment, j’ai prononcées ; j’étais aveuglé par la colère et la douleur, dit don Sancho en lui tendant la main.

— Le Visage-Pâle est jeune, répondit en souriant le chef, sa langue marche plus vite que son cœur.

Il prit la main qui lui était si franchement tendue et la serra cordialement.

— Oh ! oh ! fit le mayordomo, en hochant la tête et se penchant à l’oreille de don Sancho, je me trompe fort ou il y a du don Stenio là-dessous.

— Cela n’est pas possible, fit don Sancho avec horreur.

— Vous ne connaissez pas votre beau-frère, Seigneurie, c’est une nature faible et toutes les natures faibles sont méchantes ; croyez-moi, je suis certain de ce que j’avance.

— Non, non, ce serait trop épouvantable.

— Mon Dieu ! dit alors doña Clara, nous ne pouvons demeurer ici plus longtemps ; cependant je ne voudrais pas abandonner ainsi ce pauvre homme.

— Emmenons-le avec nous, dit vivement don Sancho.

— Mais ses blessures lui permettront-elles de supporter les fatigues d’une longue course ?

— Nous sommes presque rendus, dit le mayordomo, et s’adressant au Caraïbe : Nous allons au campement des deux boucaniers qui depuis hier chassent dans la savane.

— Bien, fit le chef, je conduirai les Visages-Pâles par un chemin étroit, ils arriveront avant que le soleil atteigne le niveau de l’horizon.

Doña Clara remonta à cheval ainsi que son frère ; le moine fut placé avec précaution devant le mayordomo et la petite troupe se remit en marche, au pas, sous la conduite du chef caraïbe.

Le pauvre fray Arsenio ne donnait d’autre signe d’existence que de profonds soupirs qui par intervalles soulevaient sa poitrine et des gémissements étouffés arrachés par la douleur.

Après trois quarts d’heure de marche au plus, grâce au chemin que le Caraïbe leur avait fait suivre, ils atteignirent le boucan.

Il était solitaire, mais non abandonné, ainsi que le montraient les peaux de taureaux encore étendues sur le sol et retenues par des chevilles et la chair boucanée suspendue à des fourches.

Les aventuriers étaient à la chasse probablement.

Les voyageurs furent assez contrariés de ce contretemps, mais O-mo-poua les tira d’embarras.

— Que les Visages-Pàles ne soient pas inquiets, dit-il, le chef préviendra ses amis les blancs franiis[1] ; en leur absence les Visages-Pâles peuvent user sans crainte de tout ce qui se trouve ici.

Et, joignant l’exemple au précepte, le Caraïbe prépara un lit de feuilles sèches qu’il recouvrit de fourrures, sur lequel, aidé par le mayordomo, il étendit avec précaution le blessé ; il alluma ensuite un grand feu, puis, après avoir une dernière fois réitéré aux fugitifs l’assurance qu’ils n’avaient rien à craindre, il s’éloigna en se glissant comme un serpent à travers les hautes herbes.

Le mayordomo, assez au fait des mœurs des aventuriers avec lesquels il avait eu quelques relations, bien que toujours à son corps défendant, car tout brave qu’il était, ou qu’il se vantait d’être, ils lui inspiraient une terreur superstitieuse, rassura ses maîtres sur leur position, en leur certifiant que l’hospitalité était tellement sacrée parmi les boucaniers, que fussent-ils leurs ennemis les plus acharnés, au lieu d’être presque leurs hôtes, puisqu’ils n’étaient venus là que sur leur invitation formelle, ils n’auraient rien à redouter de leur part.

Cependant, grâce aux soins que n’avait cessé de lui prodiguer doña Clara, le pauvre moine était revenu à lui. Bien faible d’abord, cependant il acquit peu à peu assez de forces pour faire, en s’y reprenant à plusieurs fois, à doña Clara le récit de ce qui lui était arrivé depuis leur séparation. Ce récit, dont la fin coïncidait dans les plus légers détails avec celui fait précédemment par le Caraïbe, plongea doña Clara dans une stupéfaction qui se changea bientôt en épouvante, lorsqu’elle réfléchit aux dangers terribles qui la menaçaient.

En effet, quel secours pouvait-elle attendre ? qui oserait la protéger contre son mari, dont la haute position et la toute-puissance réduiraient à néant tous les efforts qu’elle tenterait pour se soustraire à sa vengeance ?

— Courage ! murmura le moine avec une tendre commisération, courage, ma fille ! au-dessus de l’homme, il y a Dieu ! Ayez confiance en lui, il ne vous abandonnera pas ; et si tout vous manque, lui viendra à votre secours et interviendra en votre faveur.

Doña Clara, malgré sa foi entière dans le pouvoir de la Providence, ne répondit à ces consolations que par des pleurs et des sanglots ; elle se sentait condamnée.

Don Sancho marchait à grands pas devant l’ajoupa des boucaniers, mordant sa moustache, frappant du pied avec colère et roulant dans sa tête les projets les plus insensés.

— Bah ! murmura-t-il à la fin, si ce démon ne veut pas entendre raison, eh bien ! je lui brûlerai la cervelle ; de cette façon tout sera fini.

Et, fort satisfait d’avoir, après tant de vaines recherches, trouvé ce moyen expéditif de soustraire sa sœur aux violences que le désir de la vengeance inspirerait peut-être à don Stenio, le jeune homme alluma une cigarette et attendit patiemment le retour des boucaniers, tranquille désormais et parfaitement rassuré sur l’avenir.

Le mayordomo, à peu près indifférent à ce qui se passait autour de lui, et rendu joyeux par l’espoir des mille piastres promises, avait mis le temps à profit ; réfléchissant qu’à leur retour les boucaniers ne seraient sans doute pas fâchés de trouver leur déjeuner prêt, il avait placé devant le feu une marmite de fer dans laquelle il avait mis bouillir un énorme morceau de viande avec une quantité raisonnable d’eau ; en guise de pain il avait glissé quelques ignames sous la cendre, puis il s’était occupé à préparer la pimentade, cette sauce obligée de tout repas boucanier.

Les fugitifs se trouvaient depuis plus d’une heure et demie à peu près en possession du boucan, lorsqu’ils entendirent des aboiements furieux et une vingtaine de chiens se précipitèrent en hurlant de leur côté ; mais un coup de sifflet strident, bien qu’assez éloigné, les rappela, et ils repartirent aussi vite qu’ils étaient venus.

Quelques minutes plus tard, les Espagnols aperçurent les deux boucaniers ; ils accouraient de leur côté avec une rapidité surprenante, bien que tous deux portassent chacun une charge dépassant au moins cent livres sur leurs épaules, et fussent en outre embarrassés de leurs armes et de tout leur attirail de chasse.

Leur premier soin, en arrivant au boucan, fut de jeter à terre les huit ou dix peaux de taureaux fraîches et dégouttantes de sang et de graisse qu’ils apportaient, puis ils s’avancèrent vers les étrangers qui de leur côté s’étaient levés pour les recevoir.

Les chiens, comme s’ils eussent compris qu’ils devaient garder une stricte neutralité, s’étaient couchés dans l’herbe, fixant cependant leurs yeux ardents sur les Espagnols, prêts probablement à leur sauter à la gorge au premier signal.

— Soyez les bienvenus dans cet ajoupa, dit le Poletais en ôtant son chapeau avec une politesse qu’on aurait été loin de supposer en voyant sa rude apparence ; tant qu’il vous plaira de demeurer ici, vous serez considérés comme nos frères : ce que nous possédons est à vous, disposez-en à votre guise, ainsi que de nos bras si l’occasion se présentait pour vous de réclamer notre appui.

— Je vous remercie au nom de mes compagnons, caballero, j’accepte votre gracieuse proposition, répondit doña Clara.

— Une femme. ! s’écria le Poletais avec surprise, pardonnez-moi, madame, de ne pas vous avoir reconnue tout d’abord.

— Je suis, caballero, doña Clara de Béjar, la personne à laquelle, m’a-t-on dit, vous avez à remettre un billet.

— Soyez alors doublement la bienvenue, madame ; quant au billet en question, je n’en suis pas chargé, mais mon compagnon.

— Sacredieu ! s’écria l’Olonnais qui s’était approché du blessé, O-mo-poua nous avait bien dit que ce pauvre diable de moine avait été à peu près déralingué, mais je ne m’attendais pas à le trouver en si piteux état.


Doña Clara arrivant auprès du mayordomo, il lui tendit gracieusement la main.

— En effet, reprit le Poletais en fronçant le sourcil. Je ne suis pas fort religieux, moi, par tous les diables ! mais je me ferais scrupule de traiter ainsi un moine ; il n’y a qu’un païen capable de commettre un pareil crime.

Alors, avec une sollicitude véritablement filiale et que les Espagnols admirèrent, le rude aventurier se mit en devoir d’apporter quelque soulagement aux souffrances intolérables du blessé, ce à quoi, grâce à une longue pratique du traitement de toutes espèces de plaies, il réussit parfaitement, et fray Arsenio s’endormit d’un sommeil réparateur.

Pendant ce temps-là l’Olonnais avait remis à doña Clara la lettre que Montbars lui avait confiée pour elle, et la jeune femme s’était retirée un peu à l’écart pour la lire.

— Tiens, tiens, tiens, dit gaiement l’Olonnais en frappant sur l’épaule du mayordomo, voilà ce que j’appelle un garçon sensé, il a songé au solide ; le déjeuner est prêt.

— S’il en est ainsi, dit le Poletais avec un clignement d’yeux significatif à son compagnon, mangeons en double, car nous aurons avant peu de la besogne.

— Est-ce que nous n’attendons pas le retour du chef indien ? demanda don Sancho.

— Pourquoi faire ? dit en riant l’Olonnais ; ne vous inquiétez pas de lui, mon gentilhomme, il est loin s’il court toujours ; chacun de nous a sa besogne tracée.

— C’est égal, dit le Poletais, vous avez eu le nez diablement fin, señor, de vous rendre aussi vite à notre invitation.

— Pourquoi donc cela ?

— Vous le saurez bientôt ; mais, croyez-moi, prenez des forces, mangez.

En ce moment doña Clara vint se joindre à la société ; son maintien était plus ferme et son visage presque riant.

Le couvert fut bientôt dressé, des feuilles servirent d’assiettes ; on se mit à table, c’est-à-dire qu’on s’assit en rond par terre et l’on attaqua bravement les vivres.

Don Sancho avait repris toute sa gaieté, cette vie lui paraissait charmante, il riait comme un fou en mangeant de bon appétit ; doña Clara elle-même, malgré ses préoccupations intérieures, faisait honneur à ce festin improvisé.

— Holà ! mes bellots, avait dit le Poletais à ses chiens, sus ! sus ! pas de paresse, allez surveiller les environs, pendant que nous déjeunerons ; on vous gardera votre part.

Les chiens s’étaient alors levés avec un ensemble admirable et, tournant le dos au boucan, ils s’étaient éparpillés dans toutes les directions et n’avaient pas tardé à disparaître.

— Vous avez là d’excellents chiens, dit Sancho.

— Vous vous y connaissez, vous autres Espagnols, répondit le boucanier d’un air narquois.

Le gentilhomme sentit l’épigramme et ne jugea pas à propos d’insister. En effet, c’est à Saint-Domingue que les Espagnols inaugurèrent l’affreuse coutume de dresser des molosses à la chasse aux Indiens et à s’en servir comme auxiliaires dans leurs guerres.

Le déjeuner se termina sans nouvel incident digne de remarque, la plus franche cordialité ne cessa de régner pendant tout le repas.

Lorsque les maîtres eurent fini, ce fut le tour des domestiques, c’est-à-dire que l’Olonnais siffla les chiens qui en un instant se trouvèrent réunis autour de lui, et il leur distribua leur pitance par portions égales.

Les boucaniers, laissant leurs hôtes libres d’employer le temps comme bon leur semblerait, s’occupèrent alors activement à préparer leurs peaux.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi.

Vers trois heures de l’après-midi, un chien donna un éclat de voix et se tut.

Nous avons oublié de dire qu’après le repas, sur un signe de l’engagé, les bonnes bêtes étaient retournées à leur poste.

Les deux boucaniers échangèrent un regard.

— Un ! dit l’Olonnais.

— Deux ! répondit presque aussitôt le Poletais à un second éclat de voix parti dans une direction différente.

Bientôt, comme un courant électrique, les appels des chiens se succédèrent avec une rapidité extrême, partant de toutes les directions.

Cependant, rien en apparence ne venait justifier ces avertissements donnés par les sentinelles ; aucun bruit suspect ne se faisait entendre, la savane paraissait plongée dans la solitude la plus complète.

— Pardon, caballero, dit don Sancho au Poletais qui continuait son travail avec la même ardeur tout en riant sournoisement avec son compagnon, me permettez-vous de vous adresser une question ?

— Adressez toujours, mon gentilhomme, il est parfois bon d’interroger ; d’ailleurs, si cette question ne me convient pas, je serai libre de ne pas y répondre, n’est-ce pas ?

— Oh ! parfaitement.

— Alors parlez sans crainte, je vous écoute.

— Depuis quelques minutes vos chiens semblent vous donner des signaux, à ce que je suppose du moins.

— Vous supposez juste, caballero, ce sont effectivement des signaux.

— Et y aurait-il indiscrétion à vous demander ce que signifient ces signaux ?

— Pas le moins du monde, señor, d’autant plus qu’ils vous intéressent presque autant que nous.

— Je ne vous comprends pas.

— Vous allez me comprendre ; ces signaux signifient que la savane est en ce moment envahie par plusieurs cinquantaines qui manœuvrent pour nous cerner.

— Diablos ! s’écria le jeune homme avec un bond de surprise, et cela ne vous émeut pas davantage ?

— Pourquoi prendre du souci à l’avance ? mon compagnon et moi nous avions un travail pressé, qu’il nous fallait terminer ; maintenant, voilà qui est fini, nous allons songer aux señores.

— Mais il est impossible que nous résistions à tant d’ennemis !

— Ah ! ah ! avez-vous réellement envie d’en découdre ?

— Pardieu ! ma sœur et moi nous courons un aussi grand danger que vous au moins, seulement nous n’avons pas un instant à perdre pour essayer de fuir.

— Fuir ? dit le boucanier en ricanant ; allons donc ! vous voulez rire, mon gentilhomme : nous sommes enfermés dans un cercle infranchissable, en apparence du moins.

— Alors nous sommes perdus.

— Comme vous y allez vous ! Au contraire, ce sont eux.

— Eux ? mais nous ne sommes que quatre contre cent.

— Vous vous trompez, deux cents hommes, à chacun de nous cinquante. Siffle les bellots, l’Olonnais, ils sont inutiles maintenant ; tenez, regardez, commencez-vous à les voir ?

Et il étendit le bras juste devant lui.

En effet, les longues lances des soldats espagnols apparaissaient au-dessus des hautes herbes ; le Poletais n’avait pas menti, ces lances formaient un cercle qui se rétrécissait de plus en plus autour du boucan.

— Hein ! est-ce assez joli ? ajouta le boucanier en caressant doucement la crosse de son long fusil ; señora, ajouta-t-il, tenez-vous près du blessé.

— Oh ! laissez-moi me livrer, s’écria-t-elle avec élan, c’est à cause de moi que ce danger terrible vous menace.

— Señora, répondit le boucanier en se frappant la poitrine avec un geste d’une majesté suprême, vous êtes sous la sauvegarde de mon honneur, et je jure Dieu que nul, moi vivant, n’osera vous toucher du bout du doigt ! Allez près du blessé.

Dominée malgré elle par le ton dont le boucanier avait prononcé ces paroles, doña Clara s’inclina sans répondre et fut toute pensive s’asseoir dans l’ajoupa au chevet de fray Arsenio, qui dormait toujours.

— Maintenant, caballeros, dit le Poletais à don Sancho, si vous n’avez jamais assisté à une expédition de boucaniers, je vous promets que vous allez voir une belle fête et que vous aurez de l’agrément.

— Ma foi, répondit insouciamment le jeune homme, bataille, puisqu’il le faut, c’est une belle mort pour un gentilhomme de tomber dans un combat.

— Allons ! fit le boucanier en lui frappant amicalement sur l’épaule, vous êtes un joli garçon, on fera quelque chose de vous.

Les cinquantaines approchaient toujours et le cercle se resserrait de plus en plus.

  1. Nom donné aux Français par les Caraïbes.