Les Aventuriers (Aimard)/XXVIII

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F. ROY (p. 227-236).
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XXVIII

LA FUITE DU HATTO

Sans même prendre le temps de jeter un coup d’œil sur les lettres qu’on lui avait remises, don Sancho les cacha dans son pourpoint et se rendit en toute hâte à l’appartement de sa sœur.

Celle-ci l’attendait avec anxiété.

— Enfin te voilà, mon frère ! s’écria-t-elle en l’apercevant.

— Eh ! répondit le jeune homme en lui baisant la main, ne m’attendais-tu pas, chère sœur ?

— Si, oh ! si, je t’attendais, mon frère, mais tu as bien tardé à arriver : d’où viens-tu donc si tard ? demanda-t-elle avec agitation.

— D’où je viens ? Parbleu ! de la chasse, seul plaisir permis à un gentilhomme dans cet horrible pays.

— Comment, à cette heure !

— Dame ! ma chère Clara, on revient quand on peut, surtout dans cette contrée, où l’on doit parfois être bien heureux de revenir.

— Tu parles par énigmes, mon frère, je ne te comprends pas du tout ; sois donc assez bon pour t’expliquer clairement. Aurais-tu fait de mauvaises rencontres ?

— Oui, plusieurs, fort mauvaises même ; mais, pardon, ma chère Clara, si cela ne te fait rien, procédons par ordre, je te prie ; tu as désiré me voir aussitôt mon retour, me voici à tes ordres, sois donc assez bonne pour me dire en quoi il est possible de te servir, puis je te raconterai la série d’événements singuliers dont ma chasse d’aujourd’hui a été émaillée ; j’ai même, je ne te le cache pas, certains renseignements à te demander, ainsi que quelques explications que tu ne refuseras sans doute pas de me donner.

— Que veux-tu dire, Sancho ?

— Rien, quant à présent, ma sœur ; parle la première, je t’en prie.

— Puisque tu l’exiges…

— Je n’ai rien à exiger de toi, ma sœur, je ne puis que te prier et c’est ce que je fais.

— Soit, je me rends à ta prière ; j’ai reçu plusieurs lettres.

— Moi aussi, mais j’avoue que je ne les ai pas lues encore, d’ailleurs je ne les suppose pas fort importantes.

— Moi, j’ai lu les miennes, et sais-tu ce que l’on m’annonce entre autres nouvelles ?

— Ma foi, non, à moins que ce soit ma nomination au poste d’alcade mayor de l’île espagnole, ce qui, je l’avoue, m’étonnerait considérablement, fit-il en riant.

— Ne plaisante pas, Sancho, la chose est fort sérieuse.

— Vrai ? alors, parle, petite sœur, j’ai, tu le vois, la mine aussi rogue que ton cher époux.

— C’est justement de lui qu’il s’agit.

— Bah ! mon beau-frère ! Lui serait-il arrivé malheur dans l’exercice de ses nobles et ennuyeuses fonctions ?

— Non, au contraire, il se porte mieux que jamais.

— Alors, tant mieux pour lui, je ne lui veux pas de mal, bien qu’il soit le plus fastidieux gentilhomme que je connaisse.

— Veux-tu m’écouter, oui ou non ? fit-elle avec impatience.

— Mais je ne fais que cela, chère sœur.

— Tu es réellement insupportable.

— Allons, ne te fâche pas, c’est fini, je ne rirai plus.

— Tu as vu les deux cinquantaines campées devant le hatto ?

— Oui, j’ai même été fort étonné de les voir là, je l’avoue.

— Tu le seras bien davantage, lorsque tu sauras que mon mari arrive

— Lui ? impossible, ma sœur, il ne m’a pas dit un mot de ce voyage.

— Parce qu’il est secret.

— Ah ! ah ! fit le jeune homme en fronçant le sourcil, et tu es sûre qu’il arrive ?

— Certaine, la personne qui m’écrit était là au moment de son départ que nul ne soupçonne ; le courrier qui m’a apporté cette nouvelle et à qui la plus grande diligence était recommandée, ne le précède que de quelques heures à peine.

— Voilà qui est sérieux, en effet, murmura le jeune homme.

— Que faire ?

— Dame ! répondit insoucieusement le jeune homme, mais en fixant un regard interrogateur sur doña Clara, le recevoir.

— Oh ! s’écria la jeune femme en se tordant les mains avec désespoir, j’ai été trahie, il vient dans un désir de vengeance.

— Se venger ! et de quoi donc, ma sœur ?

Elle lui lança un regard d’une expression étrange, et se penchant vers lui :

— Je suis perdue, mon frère, dit-elle d’une voix sourde, perdue, car cet homme sait tout et il me tuera.

Don Sancho fut malgré lui attendri par cette douleur ; il adorait sa sœur, il eut honte du rôle qu’il jouait en ce moment devant elle.

— Et moi aussi, Clara, dit-il, je sais tout.

— Toi ! toi ! oh ! tu railles, mon frère.

— Non, je ne raille pas, je t’aime et je veux te sauver, fallût-il pour cela donner ma vie ; ainsi rassure-toi et ne fixe pas sur moi tes yeux égarés par la douleur.

— Mais que sais-tu ? au nom du Ciel !

— Je sais ce que probablement un traître, ainsi que tu l’as dit, a vendu à ton mari, c’est-à-dire que tu as quitté le hatto, que tu t’es embarquée sur un bâtiment léger qui t’a conduite à l’île de Nièves, que là…

— Oh ! pas un mot de plus, mon frère, s’écria-t-elle en tombant éplorée dans ses bras, tu es bien instruit, en effet, mais je te le jure à toi, frère, au nom de ce qui existe de plus sacré au monde, bien que les apparences me condamnent, je suis innocente.

— Je le savais, ma sœur, je n’en ai jamais douté ; quelle est ton intention, attendras-tu ton mari ici ?

— Jamais ! jamais ! ne t’ai-je pas dit qu’il me tuerait ?

— Que faire alors ?

— Fuir, fuir sans retard, à l’instant.

— Mais où aller ?

— Que sais-je ! dans les mornes, dans les forêts, avec les bêtes sauvages, plutôt que de demeurer plus longtemps ici.

— Soit, partons, je sais où te conduire.

— Toi ?

— Oui, ne t’ai-je pas dit que divers accidents me sont arrivés aujourd’hui pendant la chasse.

— En effet, mais quel rapport ?

— Un grand, interrompit-il : le mayordomo qui m’accompagnait et moi, nous sommes tombés à l’improviste dans un campement de boucaniers.

— Ah ! fit-elle, en devenant encore plus pâle qu’elle l’était déjà.

— Oui, et c’est à ce campement que je compte te conduire ; d’ailleurs, un de ces boucaniers m’avait chargé d’une commission pour toi.

— Que veux-tu dire ?

— Rien que ce que je dis, ma sœur.

Elle sembla réfléchir un instant, puis se tournant résolument vers le jeune homme :

— Eh bien ! soit, frère, allons trouver ces hommes ; si cruels qu’on les représente, peut-être tout sentiment humain n’est-il pas éteint dans leurs cœurs et auront-ils pitié de moi.

— Quand partons-nous ?

— Le plus tôt possible.

— C’est juste, mais le hatto doit être surveillé, les soldats ont sans doute des ordres secrets ; il est probable que, sans t’en douter, tu es prisonnière, pauvre sœur ; pour quelle autre raison ces deux cinquantaines seraient-elles ici ?

— Oh ! alors, je suis perdue.

— Peut-être existe-t-il un moyen. La consigne donnée pour toi te regarde seule, sans doute ; malheureusement la course qu’il te faut entreprendre sera longue, fatigante, semée de périls sans nombre.

— Qu’importe, frère, je suis forte, va ! ne t’inquiète pas de moi.

— Soit, nous essayerons ; d’ailleurs tu veux absolument fuir, n’est-ce pas ?

— Oui, quoi qu’il arrive.

— Alors, à la grâce de Dieu ! attends-moi un instant.

Le jeune homme sortit et rentra au bout de quelques minutes, portant un volumineux paquet sous son bras.

— Voici des habits à mon page, je ne sais comment ils se trouvent en ma possession ; mon domestique les aura sans doute mis par mégarde dans ma valise, car je me rappelle que le tailleur me les a apportés quelques minutes seulement avant mon départ de Santo-Domingo, mais je remercie le hasard qui me fait les avoir. Habille-toi, enveloppe-toi dans un manteau, mets ce chapeau sur ta tête, je réponds de tout ; d’ailleurs, ce costume est préférable à des habits de femme pour courir à travers la savane ; surtout n’oublie pas de placer ces pistolets et ce poignard à ta ceinture, on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Merci, frère, dans un quart d’heure je serai prête.

— Bon, pendant ce temps-là, je vais, moi, reconnaître le terrain. Surtout n’ouvre qu’à moi.

— Sois tranquille.

Le jeune homme alluma une cigarette et quitta l’appartement de l’air le plus insouciant qu’il put feindre.

En arrivant dans le saguan, le comte se trouva face à face avec le mayordomo. Le señor Birbomono avait une physionomie inquiète qui n’échappa pas à don Sancho, cependant il continua à s’avancer en feignant de ne pas l’avoir aperçu. M

ais le mayordomo vint droit à lui.

— Je suis heureux de vous rencontrer, Seigneurie, dit-il. Si d’ici à dix minutes vous n’étiez pas venu, j’aurais été frapper à la porte de votre appartement.

— Ah ! fit don Sancho, et quel motif si pressant vous poussait à une telle démarche ?

— Votre Seigneurie sait ce qui se passe ? reprit le mayordomo, sans paraître remarquer le ton ironique du jeune homme.

— Bah ! il se passe donc quelque chose ?

— Votre Seigneurie ne le sait pas ?

— Probablement, puisque je vous le demande ; après cela, comme cette confidence m’intéresse sans doute fort peu, libre à vous de ne pas me la faire.

— Au contraire, Seigneurie, elle vous intéresse comme tous les habitants du hatto.

— Ah ! ah ! qu’y a-t-il donc ?

— Il paraît que le commandant des deux cinquantaines a mis des sentinelles tout autour du hatto.

— Bon, nous ne craindrons pas d’être attaqués par les boucaniers, dont vous avez si grand’peur ; alors, j’en ferai mon compliment au commandant.

— Vous êtes libre d’agir ainsi, Seigneurie, mais cela vous sera difficile.

— Pourquoi donc ?

— Parce que ordre est donné de laisser pénétrer tout le monde dans le hatto, mais de n’en laisser sortir personne.

Un frisson courut dans les veines du jeune homme à cette parole ; il pâlit affreusement, mais faisant un effort sur lui-même :

— Bah ! reprit-il d’un ton léger, cette consigne ne peut me regarder, moi.

— Pardonnez-moi, Seigneurie, elle est générale.

— Ainsi, vous croyez que si je voulais sortir ?…

— On vous en empêcherait.

— Diable ! ceci est assez contrariant, non que j’aie l’intention de sortir, mais comme par caractère j’aime assez à faire ce qu’on me défend…

— Vous feriez volontiers une promenade, n’est-ce pas, Seigneurie ?

Don Sancho regarda Birbornono, comme s’il eût voulu lire sa pensée au fond de son cœur.

— Et si telle était mon intention ? dit-il enfin.

— Je me chargerais de vous faire sortir.

— Vous ?

— Moi. Ne suis-je pas le mayordomo du hatto ?

— C’est vrai, la défense n’est pas pour vous, alors ?

— Pour moi comme pour les autres, Seigneurie, mais les soldats ne connaissent pas le hatto comme je le connais ; je leur glisserai entre les mains lorsque cela me plaira.

— J’ai bien envie d’essayer.

— Essayez, Seigneurie ; j’ai préparé trois chevaux dans un endroit où nul autre que moi ne les saurait trouver.

— Pourquoi trois chevaux ? demanda le jeune homme, en dressant l’oreille.

— Parce que vous ne comptez pas, sans doute, vous promener seul avec moi, et que vous emmènerez quelqu’un.

Don Sancho comprit que le mayordomo avait pénétré sa pensée ; sa résolution fut prise aussitôt.

— Jouons cartes sur table, dit-il, peux-tu être fidèle ?

— Je le suis, dévoué aussi, Excellence, vous en avez la preuve.

— Qui me répond que tu ne me tends pas un piège ?

— Dans quel intérêt ?

— Celui d’une récompense de la part du comte ?

— Non, Seigneurie, aucune récompense ne me fera trahir ma maîtresse ; je puis être tout ce qu’on voudra, mais j’aime doña Clara qui toujours a été bonne pour moi, et souvent m’a protégé.

— Je veux bien te croire, je n’ai pas d’ailleurs le temps de discuter avec toi ; seulement voici mes conditions : une balle dans la tête si tu me trahis, mille piastres si tu es fidèle ; acceptes-tu ?

— J’accepte, Seigneurie, les mille piastres sont gagnées.

— Tu sais que je ne te menace pas en vain.

— Je vous connais.

— C’est bien, que faut-il faire ?

— Me suivre, seulement ; notre fuite sera des plus faciles : j’ai tout préparé dès mon arrivée, j’avais des soupçons en voyant ces démons de soldats, soupçons qui se sont vite changés en certitude, dès que j’eus adroitement interrogé à droite et à gauche ; mon dévouement pour ma maîtresse m’a rendu clairvoyant, vous voyez que j’ai bien fait de prendre mes précautions.

L’accent avec lequel le mayordomo prononça ces paroles avait un tel cachet de vérité, sa physionomie était si franche et si ouverte, que les derniers soupçons du jeune comte se dissipèrent.

— Attends-moi, dit-il, je vais chercher ma sœur.

Et il s’éloigna à grands pas.

— Eh ! fit Birbomono en ricanant, dès qu’il fut seul, je ne sais pas si le señor don Stenio de Bejar sera satisfait de voir ainsi lui échapper sa femme lorsqu’il la croyait si bien tenir ; pauvre señora ! elle qui est si bonne pour nous tous, ce serait infâme de la trahir ; et puis, en résumé de compte, voilà une bonne action qui me rapporte mille piastres, ajouta-t-il en se frottant les mains, c’est un assez joli chiffre, cela.

Il était environ onze heures du soir, toutes les lumières du hatto étaient éteintes par les soins du mayordomo qui avait tout prévu ; les esclaves avaient été renvoyés à leurs cases, un silence solennel pesait sur la nature, silence interrompu seulement, à intervalles égaux, par les sentinelles qui se renvoyaient d’une voix monotone le cri de garde.

Don Sancho ne tarda pas à revenir accompagné de sa sœur, enveloppée comme lui d’un long manteau.


— D’où viens-tu donc si tard ? s’écria-t-elle en l’apercevant.

Doña Clara ne parla pas, mais en arrivant auprès du mayordomo, elle lui tendit gracieusement la main droite, sur laquelle celui-ci imprima respectueusement ses lèvres.

Bien que les officiers eussent recommandé aux soldats de faire bonne garde et de surveiller avec soin, non seulement le hatto, mais encore les environs, ceux-ci, peu rassurés par l’obscurité d’une part et de l’autre par la sombre et mystérieuse profondeur des forêts qui les entouraient, se tenaient immobiles, embusqués derrière les arbres, se contentant de répondre tant bien que mal chaque demi-heure au cri d’appel, mais ne se risquant pas à s’écarter de quelques pas seulement de l’abri qu’ils avaient choisi, pour sonder les ténèbres.

Les raisons de cette apparente couardise étaient simples ; bien que déjà nous les ayons expliquées, nous les répéterons pour plus de clarté.

Dans les premiers temps du débarquement des boucaniers à Saint-Domingue, les cinquantaines que les gouverneur envoyaient à leur poursuite étaient armées de mousquets ; mais après plusieurs rencontres avec les Français, rencontres où ceux-ci les avaient effroyablement battus, leur terreur des aventuriers était devenue tellement grande que, dès qu’on les envoyait en expédition contre ces hommes qu’ils considéraient presque comme des démons, aussitôt qu’ils entraient soit dans les forêts, soit dans les défilés des montagnes ou même dans les savanes où ils pouvaient supposer que les boucaniers étaient embusqués, ils commençaient à décharger leurs armes à tort et à travers dans le but de donner l’éveil à leurs ennemis et de les engager à s’éloigner.

Il était résulté de cette habile manœuvre que les aventuriers avertis décampaient en effet, et devenaient ainsi insaisissables ; le gouverneur, s’apercevant de ce résultat, finit par en deviner la cause ; alors, pour éviter que pareil fait se renouvelât à l’avenir, il avait retiré les mousquets aux soldats et les avait remplacés par des lances ; changement, hâtons-nous de le constater, qui n’avait été nullement du goût de ces braves militaires qui par là voyaient leur ruse déjouée et se trouvaient de nouveau exposés aux coups de leurs formidables ennemis.

Ce fut presque sans être obligés de prendre d’autre précaution que celle de marcher sans bruit et de ne pas parler, que le mayordomo et les deux personnes auxquelles il servait de guide parvinrent à quitter le hatto en passant par le côté opposé à celui où les cinquantaines avaient établi leur bivouac.

Une fois la ligne des sentinelles traversée, les fugitifs marchèrent d’un pas plus pressé et ne tardèrent pas à atteindre un fourré au milieu duquel trois chevaux complètement harnachés étaient si bien cachés, qu’à moins de les savoir là, il était bien réellement impossible de les découvrir ; pour plus grande précaution et afin de les empêcher de hennir, le mayordomo leur avait lié une corde autour des naseaux.

Dès que les trois cavaliers furent en selle, avant que départir, Birbomono se tourna vers don Sancho :

— Où allons-nous, Seigneurie ? demanda-t-il.

— Vous savez où les boucaniers que nous avons rencontrés aujourd’hui ont établi leur campement ? répondit le jeune homme.

— Oui, Seigneurie.

— Croyez-vous réussir à retrouver ce campement au milieu des ténèbres ?

Le mayordomo sourit.

— Rien de plus facile, dit-il.

— Alors, conduisez-nous auprès de ces hommes.

— C’est bien ; seulement, Seigneurie, veuillez pendant quelque temps ne pas presser l’allure de votre cheval : nous sommes encore près de l’habitation, la moindre imprudence suffirait pour donner l’éveil.

— Pensez-vous donc qu’ils se hasarderaient à nous poursuivre ?

— Isolément, non, sans doute, mais nombreux comme ils le sont, ils n’hésiteraient pas, d’autant plus que, d’après ce que je leur ai entendu dire, ils se croient certains que les boucaniers ne sont jamais venus dans ces parages, ce qui double leur bravoure, dont ils ne seraient peut-être pas fâchés de donner une preuve à nos dépens.

— Parfaitement raisonné ; réglez notre marche comme vous le jugerez convenable, nous n’agirons que d’après vos avis.

Ils se mirent en route ; à part les précautions qu’ils étaient obligés de prendre pour ne pas être découverts, ce voyage n’avait rien de désagréable, par une nuit claire et embaumée, sous un ciel pailleté d’étoiles brillantes, au milieu du plus délicieux paysage dont la transparence de l’atmosphère laissait deviner les plus simples accidents.

Après une heure passée ainsi à un trot modéré, la marche devint insensiblement plus rapide, et les chevaux, s’excitant peu à peu, finirent par prendre le galop, train auquel, pendant un laps de temps assez considérable, leurs cavaliers les maintinrent.

Doña Clara, penchée sur le cou de sa monture, les regards avidement fixés en avant, semblait accuser la lenteur de cette course qui cependant avait acquis la rapidité fiévreuse d’une poursuite ; parfois elle se penchait vers son frère qui se tenait sans cesse à ses côtés, et d’une voix entrecoupée :

— Arriverons-nous bientôt ? lui demandait-elle.

— Bientôt, patience, ma sœur, répondait le jeune homme en étouffant un soupir de pitié pour cette angoisse qui serrait le cœur de sa sœur.

Et la course continuait plus rapide encore.

Déjà les étoiles s’éteignaient dans le ciel, l’atmosphère se rafraîchissait, l’horizon s’irisait de larges bandes nacrées, une légère brise de mer apportait aux voyageurs ses senteurs alcalines, la nuit tout entière était écoulée ; tout à coup, au moment où les cavaliers allaient émerger d’un bois touffu dans lequel depuis une heure environ ils suivaient une sente de taureaux sauvages, et allaient entrer dans la savane, le mayordomo, qui marchait quelques pas en avant, fit subitement cabrer son cheval, et se penchant en arrière :

— Arrêtez, au nom du Ciel ! s’écria-t-il d’une voix étouffée, que l’émotion rendait chevrotante.

Les jeunes gens obéirent, tout frémissants, ne comprenant rien à cet ordre.

Le mayordomo se pencha vers eux :

— Regardez ! murmura-t-il, en étendant le bras vers la savane.

Un galop rapide qui se rapprochait de seconde en seconde, mais que le bruit de leur marche les avait empêchés d’entendre, frappa alors leurs oreilles, puis, presque aussitôt, ils virent, à travers le rideau de feuillage qui les dérobait aux regards, passer plusieurs cavaliers emportés comme par un ouragan.

Une branche enleva au passage le chapeau d’un des cavaliers.

— Don Stenio ! s’écria doña Clara avec épouvante.

— Vive Dieu ! fit don Sancho, il était juste temps !