Les Aventuriers (Aimard)/XXVII

La bibliothèque libre.
F. ROY (p. 219-227).
◄  XXVI
XXVIII  ►

XXVII

ORGANISATION DE LA COLONIE

Une triple expédition aussi sérieuse que celle, conçue par Montbars demandait, pour réussir, des soins et des précautions extrêmes.

Les quelques points occupés par les boucaniers sur l’île espagnole ne ressemblaient nullement à des villes ; c’étaient des agglomérations de cases construites sans ordre, au gré et au caprice des propriétaires, occupant un espace vingt fois plus grand que celui que, logiquement, vu la population, elles auraient dû prendre, ce qui faisait de ces points des endroits presque impossibles à défendre contre une attaque bien combinée des Espagnols, si la pensée venait à ceux-ci d’en finir une fois pour toutes avec leurs redoutables voisins.

Le Port-Margot, par exemple, le point le plus important comme position stratégique des possessions françaises, n’était qu’un bourg misérable, ouvert à tous venants, sans police, sans organisation régulière, où se parlaient toutes les langues, et dans lequel, avec la plus grande facilité, les espions espagnols s’introduisaient sans courir le risque d’être découverts, et éventaient ainsi tous les projets des flibustiers.

Montbars, avant de marcher en avant et d’attaquer les Espagnols, qu’il soupçonnait, avec raison, d’avoir été instruits déjà des motifs de sa présence dans l’île, soit par don Antonio de la Ronda, soit par d’autres espions, et ne voulant pas, lorsqu’il se préparait à surprendre l’ennemi, être surpris lui-même et voir sa retraite coupée par une attaque imprévue, résolut de mettre le Port-Margot à l’abri d’un coup de main.

Le grand conseil des flibustiers fut convoqué à bord du lougre amiral. De cette façon les résolutions prises dans le conseil ne transpireraient pas dans des oreilles ennemies, toujours ouvertes pour les entendre.

Deux jours après le départ du Poletais, le conseil se réunit donc sur le pont même du navire qui avait été disposé à cet effet, la chambre de l’amiral ayant été jugée trop petite pour contenir tous ceux que leur richesse ou leur réputation autorisaient à faire partie de la réunion.

À dix heures du matin, de nombreuses pirogues se détachèrent du rivage et vinrent, à force de rames, accoster le lougre, non seulement par la hanche de tribord, mais encore par tous les côtés à la fois.

Montbars recevait les délégués au fur et à mesure qu’ils se présentaient et les introduisait sous la tente préparée pour eux.

Bientôt tous les délégués se trouvèrent réunis à bord ; ils étaient au nombre de quarante, flibustiers, boucaniers ou habitants ; tous, aventuriers depuis de longues années aux îles, ennemis acharnés des Espagnols, dont le teint bronzé par le soleil des tropiques, les traits énergiques et les regards ardents les faisaient plus ressembler à des bandits qu’à de paisibles colons, mais dont l’allure franchement décidée laissait deviner les prodiges d’incroyable audace que déjà ils avaient accomplis et ceux que, le moment venu d’agir, ils accompliraient encore.

Lorsque tous les membres du conseil furent à bord, Michel le Basque donna l’ordre aux pirogues de retourner à terre, et de n’accoster le navire de nouveau, que lorsqu’elles apercevraient un pavillon quadrillé de rouge et de noir hissé à la tête du grand mât du lougre.

Un splendide déjeuner précéda le conseil qui ne fut tenu qu’à table et au moment du dessert, afin de mieux déjouer les regards indiscrets qui, du haut des mornes, surveillaient sans doute ce qui se passait à bord.

Lorsque le repas fut terminé, que l’eau-de-vie, les pipes et le tabac eurent été servis par les engagés, ordre fut donné d’enlever les rideaux de la tente ; tout l’équipage du lougre se retira sur l’avant du bâtiment, et Montbars, sans quitter son siège, frappa de son couteau sur la table pour réclamer le silence.

Les délégués savaient vaguement que de graves intérêts allaient être traités, aussi n’avaient-ils bu et mangé que pour la forme, et bien que la table offrît toutes les apparences d’une véritable orgie flibustière, les têtes étaient saines, les cerveaux parfaitement froids.

La rade de Port-Margot offrait en ce moment un spectacle étrange, qui ne manquait pas d’une certaine grandeur pittoresque et sauvage.

Des milliers de pirogues se tenaient sur les avirons, formant un immense cercle, dont l’escadre flibustière était le centre.

À terre, les mornes et les pointes de rochers disparaissaient littéralement sous la masse compacte et confuse des spectateurs accourus de toutes les habitations pour assister de loin à ce gigantesque et homérique festin, dont ils étaient loin de soupçonner, sous son apparence frivole, le motif sérieux.

Montbars, après avoir, par quelques mots, fait remarquer à ses amis l’affluence énorme des spectateurs qui les entouraient et combien il avait eu raison de prendre ses précautions eu conséquence, remplit sa coupe, se leva et tendant son verre :

— Frères, cria-t-il d’une voix sonore, à la santé du roi !

— À la santé du roi ! répondirent les flibustiers en se levant et choquant leurs verres.

Au même instant, tous les canons du lougre éclatèrent à la fois avec un bruit formidable ; une longue clameur partie du rivage prouva que les spectateurs s’associaient de cœur à ce toast patriotique.

— Maintenant, reprit l’amiral en s’asseyant, mouvement imité par les convives, parlons de nos affaires, et surtout parlons-en de façon à ce que nos gestes, à défaut de nos paroles, que nul ne peut entendre, ne laissent pas soupçonner ce qui nous occupe.

Le conseil commença. Alors Montbars, avec cette hauteur de vues et cette clarté d’expressions qu’il possédait, expliqua en quelques mots la situation critique dans laquelle se trouvait la colonie si l’on ne prenait pas des mesures énergiques pour la mettre en état, non seulement de se défendre, mais encore de se suffire à elle-même pendant l’absence des membres de l’expédition.

— Je comprends, dit-il en se résumant, que tant que nous n’avons eu d’autre intention que celle de chasser les taureaux sauvages, ces précautions étaient inutiles, nos poitrines étaient de sûrs remparts pour nos habitations ; mais aujourd’hui la position est changée, nous voulons nous créer un refuge inexpugnable ; nous allons attaquer les Espagnols chez eux, nous devons donc nous attendre à des représailles terribles de la part d’ennemis qui, à la façon dont nous agirons envers eux, comprendront bientôt que nous voulons demeurer seuls possesseurs de cette terre qu’ils se sont habitués à considérer comme leur appartenant légitimement ; il faut donc que nous soyons en état, non seulement de leur résister, mais de leur infliger un châtiment tel pour leur outrecuidance, qu’ils soient à jamais dégoûtés de venir de nouveau essayer de reprendre le territoire que nous avons conquis. Pour cela, il nous faut construire une ville véritable, à la place du camp provisoire qui jusqu’à présent nous a suffi ; il faut, en outre, que, à part les membres de notre association, nul étranger ne puisse s’introduire parmi nous, nous espionner et aller redire à nos ennemis nos secrets, quels qu’ils soient.

Les flibustiers applaudirent chaleureusement à ces paroles, dont ils reconnurent la vérité ; ils comprenaient enfin la nécessité de mettre l’ordre dans leur désordre et d’entrer dans la grande famille humaine, en acceptant quelques-unes de ces lois dont ils avaient cru pouvoir s’affranchir à tout jamais, et qui sont les seules conditions de viabilité des sociétés.

Sous l’influence toute-puissante de Montbars et des membres de l’association des Douze, disséminés dans l’assemblée, on discuta et on arrêta immédiatement les mesures urgentes ; mais lorsque tout fut convenu, le conseil se trouva soudain arrêté net par une difficulté à laquelle il n’avait nullement songé : qui serait chargé de mettre ces mesures à exécution, nul des boucaniers n’ayant d’autorité reconnue sur les autres ?

La difficulté était grande, presque insurmontable ; cependant ce fut encore Montbars qui réussit à l’aplanir à la satisfaction générale.

— Rien de plus facile, dit-il, que de trouver l’homme dont nous avons besoin. C’est ici un cas exceptionnel, agissons donc selon les circonstances, élisons un chef ; comme pour une expédition dangereuse, prenons-le énergique et intelligent, ce qui nous est la moindre des choses puisque nous n’avons que l’embarras du choix ; ce chef sera élu par nous, le premier pour un an, ceux qui le suivront ne le seront que pour six mois, afin de parer aux abus de pouvoir que plus tard ils pourraient avoir l’intention de commettre. Ce chef prendra le titre de gouverneur, et gouvernera en réalité toutes les affaires civiles, aidé par un conseil composé de sept membres, choisis par les habitants, plus des agents subalternes nommés par lui ; les lois qu’il appliquera existent, ce sont celles de notre association ; il est bien entendu que le gouverneur veillera, comme un capitaine à son bord, sur la sûreté de la colonie et sera passible, en cas de trahison, de la peine de mort. Cette proposition est, je le crois, la seule que nous puissions prendre en considération ; vous agrée-t-elle, frères ; l’acceptez-vous ?

Les délégués répondirent par une affirmation unanime.

— Alors procédons sans retard à l’élection.

— Pardonnez, frères, dit Belle-Tête, j’ai, si vous me le permettez, quelques observations à soumettre au conseil.

— Parlez, frère, nous vous écoutons, répondit Montbars.

— Je me propose, reprit nettement Belle-Tête ; pour être gouverneur, non point par ambition, cette ambition serait absurde, mais parce que je crois être en ce moment le seul homme de la situation : tous vous me connaissez, je ne ferai donc pas mon apologie. Certaines raisons m’engagent à essayer, si cela est possible, de retirer ma parole et de ne pas suivre l’expédition à laquelle cependant je suis convaincu que je rendrai de grands services, si vous me choisissez pour gouverneur.

— Vous avez entendu, frères, dit Montbars ; consultez-vous ; mais d’abord remplissez vos verres ; vous avez dix minutes pour réfléchir ; dans dix minutes, tous les verres qui n’auront pas été vidés seront considérés comme des votes négatifs.

— Ah ! traître, dit Michel le Basque en se penchant, en riant, à l’oreille de Belle-Tête, auprès duquel il était assis ; je sais pourquoi vous voulez rester au Port-Margot.

— Vous ? allons donc ! reprit-il avec embarras.

— Pardieu ! ce n’est pas difficile à deviner : vous êtes pris, compagnon.

— Eh bien ! c’est vrai, vous avez raison, cette diablesse de femme que j’ai achetée à Saint-Christophe, m’a tourné la cervelle, elle me fait marcher comme un braque.

— Ah ! l’amour ! fit ironiquement Michel le Basque.

— Que le diable emporte l’amour et la femme avec, une fillette pas plus grosse que ça, que je tuerais d’un coup de poing.

— Elle est fort jolie, vous avez eu bon goût ; c’est Louise qu’elle se nomme, je crois ?

— Louise, oui. C’est une mauvaise affaire que j’ai faite là.

— Bah ! fit Michel avec un sérieux parfait, eh bien ! mais, il y a un moyen d’arranger cela.

— Vous croyez ?

— Pardieu ! j’en suis sûr.

— Je voudrais bien le connaître, car je vous avoue qu’elle a complètement bouleversé mes idées ; cette diablesse de fille, avec sa voix d’oiseau et son sourire mutin, me fait tourner comme une girouette. Vrai Dieu ! je suis le plus malheureux des hommes. Voyons votre moyen, frère.

— Le voici, vendez-la-moi.

Belle-Tête pâlit subitement à cette offre à brûle-pourpoint, qui en effet arrangeait tout, mais que bien qu’il ne s’en doutât pas, Michel ne lui faisait qu’en plaisantant et simplement pour l’éprouver ; ses sourcils se froncèrent et ce fut d’une voix tremblante d’émotion et en frappant du poing sur la table qu’il répondit avec colère :

— Vive Dieu ! compagnon, le magnifique moyen que vous avez trouvé là ! mais du diable si je l’accepte ! Non, non, quelque chagrin que me donne cette diablesse, ne vous ai-je pas dit qu’elle m’a ensorcelé ; je l’aime ! sang et tonnerre ! comprenez-vous cela ?

— Pardieu ! si je le comprends ! Allons, rassurez-vous, je n’ai nullement l’intention de vous enlever votre Louise : que ferais-je d’une femme, moi ? D’ailleurs, ce que j’ai vu en fait d’amour chez les autres ne m’engage nullement à en essayer pour mon compte.

— À la bonne heure ! répondit Belle-Tête, rasséréné par cette franche déclaration, voilà qui est parler en homme ; et puis, vous avez raison, frère, bien que pour rien au monde je consente à me séparer de Louise. Si, avec l’expérience qu’elle m’a donnée, le marché était à refaire, le diable m’emporte si je la rachèterais !

— Ah ! fit Michel en haussant les épaules, on dit toujours ça et, le moment arrivé, on ne manque pas de recommencer la même sottise.

Belle-Tête réfléchit un instant, puis il frappa amicalement sur l’épaule de Michel en lui disant en riant :

— Eh bien ! ma foi, c’est vrai, frère, vous avez raison, je crois qu’en effet j’agirais ainsi que vous le dites.

— Je le sais bien, répondit Michel en haussant les épaules.

Pendant cet aparté entre les deux aventuriers, les dix minutes s’étaient écoulées.

— Frères, dit Montbars, nous allons procéder à l’examen des votes.

Il regarda : tous les verres étaient vides.

— Il y a unanimité, dit-il, c’est bien ; frère Belle-Tête, vous êtes élu gouverneur de Port-Margot.

— Frères, dit celui-ci en saluant à la ronde, je vous remercie de m’avoir donné vos suffrages, je ne tromperai pas votre attente. Notre colonie, dussé-je m’ensevelir sous ses ruines, ne tombera jamais entre les mains des Espagnols ; vous savez trop bien qui je suis pour douter de mon serment. Je compte aujourd’hui même me mettre à ma besogne ; ainsi que nous l’a fort bien dit l’amiral, nous n’avons pas un instant à perdre ; rapportez-vous-en à moi du soin de sauvegarder vos intérêts.

— Avant de nous séparer, dit Montbars, il serait bon, je crois, de convenir de garder, pendant quelques jours encore, nos déterminations secrètes.

— Demain, on pourra les divulguer sans danger, reprit Belle-Tête, seulement laissez-moi, frères, choisir parmi vous les quelques auxiliaires dont j’ai besoin.

— Faites, dirent les flibustiers.

Belle-Tête nomma huit aventuriers dont il connaissait la bravoure aveugle ; puis il s’adressa une dernière fois aux délégués, qui déjà se levaient et se préparaient à quitter le bord.

— Vous vous souvenez bien, n’est-ce pas, que je suis considéré comme chef d’une expédition.

— Oui, répondirent-ils.

— En conséquence, vous me devez la plus complète obéissance pour tous les ordres que je vous donnerai, dans l’intérêt commun.

— Oui, firent-il encore.

— Vous me jurez donc de m’obéir sans hésitation comme sans murmures ?

— Nous le jugerons.

— C’est bien, maintenant, au revoir, frères.

Les pirogues avaient été rappelées par le pavillon hissé au grand mât ; quelques minutes plus tard, tous les délégués avaient quitté le navire, excepté Belle-Tête et les huit officiers choisis par lui.

Montbars et Belle-Tête demeurèrent enfermés ensemble pendant plusieurs heures, convenant sans doute entre eux des mesures qu’il fallait adopter pour obtenir le plus tôt possible le résultat désiré ; puis, un peu avant le coucher du soleil, le nouveau gouverneur prit congé de l’amiral, s’embarqua dans un canot préparé exprès pour lui, et retourna à terre suivi par ses officiers.

Vers onze heures du soir, lorsque la ville paraissait complètement endormie, que toutes les portes étaient fermées, toutes les lumières éteintes, un observateur auquel il aurait été permis de voir ce qui se passait, aurait assisté à un étrange spectacle.

Des hommes armés se glissaient sournoisement hors des maisons en jetant à droite et à gauche des regards interrogateurs qui semblaient vouloir percer les ténèbres profondes dont ils étaient entourés, ils se rendaient isolément, en étouffant le bruit de leurs pas, sur la grande place et là se joignaient à d’autres hommes armés comme eux et qui, arrivés les premiers, les attendaient.


Le Port Margot vers 1600, d’après une vieille estampe.

Bientôt le nombre de ces hommes, qui s’augmentait de minute en minute, devint considérable ; à un ordre donné à voix basse, ils se fractionnèrent en plusieurs troupes, quittèrent la place par différentes issues, sortirent de la ville et, s’échelonnant de distance en distance, ils formèrent autour d’elle un immense réseau qui l’enserra tout entière.

Cependant un dernier groupe d’une quarantaine d’hommes environ, était demeuré sur la place ; celui-là se fractionna à son tour, mais au lieu de sortir aussi de la ville, les pelotons, composés de dix hommes chaque, quittèrent la place par quatre points opposés, et s’enfoncèrent dans l’intérieur des rues.

Ceux-ci procédaient à des visites domiciliaires : aucune maison n’échappa à leur vigilance ; ils entrèrent dans toutes, les visitant avec la plus scrupuleuse exactitude, sondant les murs et les planchers, ouvrant jusqu’aux armoires et aux placards.

Des recherches aussi minutieuses devaient être longues, elles le furent en effet et ne cessèrent qu’au lever du soleil.

Huit espions espagnols avaient été découverts dans les maisons, trois arrêtés par les sentinelles au moment où ils essayaient de s’enfuir, en tout onze.

Le gouverneur les fit provisoirement mettre aux fers à bord du lougre afin qu’ils ne pussent s’évader.

Au lever du soleil, boucaniers, habitants, engagés et flibustiers, tous armés de pelles, de pioches, de haches, etc., se mirent en devoir de creuser un fossé autour de la ville.

Ce travail, accompli avec une ardeur extraordinaire, dura trois jours ; le fossé avait douze pieds de large sur quinze de profondeur, la terre avait été relevée en talus du côté de la ville ; sur ce talus on planta des pieux reliés entre eux par de forts crampons de fer, en ayant soin de laisser de distance en distance des embrasures pour placer des canons et des meurtrières.

Pendant que toute la population travaillait ainsi avec cette ardeur fébrile qui fait accomplir des prodiges, de grandes éclaircies avaient été pratiquées dans les bois entourant le port, puis on avait mis le leu à la forêt, en prenant bien soin que l’incendie ne s’étendit pas à plus d’une demi-lieue dans toutes les directions.

Ces travaux gigantesques qui, en temps ordinaire, demanderaient un laps de temps considérable, furent terminés au bout de dix jours, ce qui semblerait incroyable si le fait n’était pas consigné dans plusieurs ouvrages dignes de foi.

Le Port-Margot se trouvait donc, grâce à l’énergie de son gouverneur et à l’obéissance passive avec laquelle les flibustiers avaient exécuté ses ordres, mis non seulement à l’abri d’un coup de main, mais encore en état de résister à un siège en règle, et cela assez secrètement pour que rien de ce qui s’était fait n’eût transpiré au dehors et que, à cause des précautions prises tout d’abord, les Espagnols ne soupçonnassent point ce changement si menaçant pour eux et qui leur présageait une guerre à outrance.

Lorsque les fortifications furent terminées, le gouverneur fit dresser onze potences à une certaine distance les unes des autres sur les glacis, les malheureux espions espagnols y furent pendus et leurs corps demeurèrent attachés aux potences par des chaînes de fer, afin, dit Belle-Tête avec un sourire sinistre, que la vue des cadavres des suppliciés effrayât ceux de leurs compatriotes qui seraient tentés de suivre leur exemple et de s’introduire dans la ville.

Tous les habitants furent ensuite convoqués sur la grande place et Belle-Tête, monté sur une estrade préparée à cet effet, les instruisit des déterminations prises dans le conseil à bord du lougre, de sa nomination au poste de gouverneur, des mesures qu’il avait cru devoir prendre dans l’intérêt général, et il leur demanda leur approbation.

Approbation que les habitants refusèrent d’autant moins, qu’ils se trouvaient en présence de faits accomplis et que ces faits n’avaient rien de froissant pour eux.

Le gouverneur, voyant ainsi son mandat sanctionné, engagea les habitants à nommer un conseil de sept membres pris dans leur sein, proposition qu’ils acceptèrent avec joie, supposant avec raison que ces conseillers se chargeraient de défendre leurs intérêts.

Les sept conseillers municipaux furent donc élus sans désemparer et vinrent immédiatement, sur l’invitation du gouverneur, prendre place à ses côtés sur l’estrade.

Alors celui-ci annonça à la foule que rien n’était changé dans la colonie, qui toujours serait gouvernée d’après les lois en vigueur parmi les flibustiers, que chacun continuerait à vivre avec la même liberté que par le passé, que les mesures prises ne l’avaient été que dans le but de sauvegarder les intérêts de tous, mais nullement dans l’intention de vexer les colons et de les soumettre à un joug humiliant.

Cette dernière assurance produisit le meilleur effet sur la foule et le gouverneur se retira au milieu des vivats et des protestations les plus chaleureuses de dévouement.

Bien qu’il se fût obstiné à demeurer dans l’ombre, c’était à Montbars lui seul que toutes ces améliorations étaient dues ; Belle-Tête n’avait été dans ses mains qu’un agent passif et soumis.

Lorsque l’amiral vit les choses au point où il les désirait, il résolut de partir ; en effet, après avoir eu un dernier entretien avec le gouverneur, il se mit à la tête de ses flibustiers et quitta la ville.

Michel le Basque était parti plusieurs heures auparavant, chargé d’une mission secrète et accompagné de quatre-vingt-dix hommes résolus.

Dès lors l’expédition était réellement commencée. Quel en serait le résultat ? c’est ce que nul ne pouvait prévoir.