Les Aventuriers de la mer/16

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 170-184).

CHAPITRE XVI

Avant la société de sauvetage ; une population de sauveteurs ; les habitants de l’île de sein ; un « brave homme », jean bouzard de dieppe ; son fils, sa famille ; trois pilotes de dunkerque victimes de leur dévouement ; sauvetage du Yong-thomas ; la Georgette et miss grace vernon russell ; le Parangon ; la batterie flottante l’Arrogante.

Bien avant l’organisation des sociétés de sauvetage, il y a eu des gens de cœur toujours prêts à hasarder leur vie pour sauver celle de leurs semblables. Bien plus : on a vu des populations entières chez qui l’instinct, la passion du dévouement a constitué comme une seconde nature. Tels sont les habitants d’une des îles de notre littoral armoricain qui a vu le plus de naufrages.

L’île de Sein est située sur la côte la plus à l’ouest de Bretagne, à deux lieues de la pointe de rochers escarpés appelée Bec du Raz, qui forme l’extrême avancée dans la mer de notre littoral français. Cette île environnée d’écueils, séjour des rafales et des ouragans, est-elle là au milieu d’une mer si souvent furieuse pour offrir à la tempête — auxiliaire et complice — les arêtes noires de ses rochers ? Est-elle là, au contraire, avec sa population de sauveteurs comme un secours toujours prêt ? Elle est l’une et l’autre.

Tous pêcheurs de profession, tous à la mer dès leur enfance, et habitués à affronter les dangers que présentent les écueils qui les environnent, ces braves marins deviennent des pilotes expérimentés, et les services qu’ils ont rendus aux navires qui fréquentent ces parages sont inappréciables. Que dire de l’intrépidité qu’ils montrent quand il s’agit d’arracher à la mort l’équipage d’un navire en détresse ?

Malgré leur extrême pauvreté, les habitants de l’île de Sein sont bons et hospitaliers ; ils accueillent et traitent avec la plus grande abnégation les malheureux jetés sur leurs rivages ; ils savent même se priver du nécessaire pour subvenir aux besoins de ceux dont ils ont pris la charge. Lorsqu’en 1794 le vaisseau de ligne le Séduisant se perdit sur le Tevennec, — principal écueil du Raz de Sein, — les habitants parvinrent à sauver huit cents hommes de ce vaisseau, qui était chargé de troupes, et sans la violence de la tempête, qui augmenta au point de rendre la mer impraticable, ils eussent sauvé l’équipage tout entier.

Ils partagèrent leurs provisions avec les huit cents naufragés qu’ils amenèrent dans leur île. Durant onze longues journées, l’ouragan déchaîné empêcha toute communication avec la terre ferme ; et, on le pense bien, un pareil accroissement de bouches épuisa bientôt tous les vivres des magasins. C’est au point que si cet état de choses se fût prolongé de quelques jours, les naufragés et leurs libérateurs fussent devenus la proie de la famine. L’exemple est concluant.

On a fait le relevé des bâtiments sauvés et des naufragés secourus par les habitants de l’île de Sein, depuis 1763.

Cette-année là fut sauvée la corvette de guerre l’Hirondelle, au moment où, entraînée par les courants, elle allait se perdre sur le Tevennec.

En 1767, sauvé un bâtiment de transport engagé sur les écueils du Raz, ce bâtiment ramenant des colonies françaises cinq cents hommes de troupe.

Cette même année, sauvé le vaisseau de guerre le Magnifique, commandé par le comte du Reste. Ce vaisseau, privé de tous ses mâts, avait été forcé de mouiller dans la partie sud de l’île de Sein, et s’y trouvait dans la position la plus périlleuse. Il en fut retiré par les habitants, et ramené à Brest dans la nuit du 2 au 3 septembre.

En 1777, sauvé deux hommes sur les débris d’un navire prussien.

En 1783, sauvé l’équipage de la corvette l’Étourdie, au nombre de cent cinquante hommes. Cette corvette était commandée par le comte de Canillac.

Même année, sauvé dans un canot presque submergé, à une lieue de l’île, neuf hommes ayant abandonné un navire danois, naufragé sur la chaussée de Sein.

En 1793, la frégate française la Concorde, engagée dans les écueils du Tevennec, allait périr lorsque, malgré le mauvais temps, les insulaires de Sein vinrent à bord, la pilotèrent et la conduisirent jusqu’au milieu du passage de l’Iroise, d’où elle entra sûrement à Brest.

La même année, le lougre français l’Écureuil, commandé par le lieutenant de vaisseau Rousseau, échoua sur les rochers de l’île. Les habitants l’en retirèrent et, malgré de fortes avaries, ce bâtiment put être ramené à Brest.

En 1794, furent sauvés huit cents hommes du vaisseau de ligne le Séduisant, commandé par Dufossey, et naufragé sur le Tevennec.

En 1795, sauvé l’équipage de la gabarre l’Heureuse-Marie, naufragée sur le Bec du Raz.

En 1796, un navire suédois ayant perdu son gouvernail, et se trouvant en perdition sur les écueils de Sein, fut sauvé et conduit à Brest par les habitants de l’île.

En 1799, sauvé la corvette française l’Arrogante, commandée par le Bastard de Kerguiffinec, en perdition dans la baie des Trépassés.

La même année, sauvé l’équipage d’un navire suédois naufragé sur l’île.

En 1803, sauvé l’équipage de la frégate anglaise le Hussard, commandée par le capitaine Wilkinson, naufragée sur l’île. Cet équipage comptait deux cent quatre-vingts hommes.

En 1806, sauvé cinq hommes trouvés sur un de leurs rochers, et provenant d’un bâtiment anglais naufragé sur la chaussée de Sein.

En 1808, sauvé cinq hommes trouvés dans un canot sans avirons, et faisant eau ; c’était l’équipage d’un navire de commerce français naufragé dans le Raz.

En 1809, retiré des écueils du Raz, où il était engagé, un bâtiment espagnol, qui fut ensuite conduit à Brest.

En 1816, sauvé l’équipage d’un navire anglais naufragé sur la chaussée de Sein.

En 1817, sauvé dans un canot, à quatre lieues au large, un marin, seul survivant de l’équipage du navire français la Marie, naufragé sur la chaussée.

Une telle énumération, si elle était continuée, lasserait peut-être la patience du lecteur, mais ces braves habitants de Sein ne se sont jamais « lassés » dans leur tâche, réduits à leurs propres moyens, jusqu’au jour où la Société centrale de sauvetage a établi chez eux, et en face de leur île, — au Conquet, à Camaret, à Douarnenez, à Audierne, de 1867 à 1875, — des stations de canots.

Poursuivons les révélations sur les généreux sauveteurs réduits à leurs propres forces.

Les annales du sauvetage ont conservé le nom d’un « brave homme » — tout le monde l’appelait ainsi — dont la vie entière fut mise au service de l’humanité : le pilote Jean Bouzard, de Dieppe. Il ne livrait de combat qu’aux éléments irrités ; il n’avait souci que d’arracher des naufragés à la mort. Le plus souvent il sauvait, corps et biens, équipages et navires. À la tête de compagnons valeureux, il se portait sans cesse sur le lieu de tout désastre maritime. « Amis, alliés, étrangers, ennemis, c’était tout un pour Jean Bouzard, » comme l’a si bien dit la Landelle, toujours prêt à glorifier les hommes de mer.

Une fois, le sauveteur fit plus ou mieux que de coutume, ou du moins une de ces belles actions fit plus de bruit que les précédentes. Tout le monde s’occupa de Jean Bouzard, et le Journal de Paris de 1778 lui consacra un grand article. Nous en détachons quelques alinéas :

« Pendant la nuit orageuse du 31 août 1777, vers les neuf heures du soir, un navire sorti du port de la Rochelle, chargé de sel, monté de huit hommes et de deux passagers, approcha des jetées de Dieppe. Le vent était impétueux, la mer si agitée qu’un pilote côtier essaya en vain quatre fois de sortir pour diriger son entrée dans le port. Jean Bouzard, l’un des autres pilotes, s’apercevant que le navire faisait une fausse manœuvre qui le mettait en danger, tenta de le guider avec le porte-voix et des signaux ; mais l’obscurité, le sifflement des vents, le fracas des vagues et la grande agitation de la mer empêchèrent le capitaine de voir et d’entendre : bientôt le vaisseau, ne pouvant plus être gouverné, fut jeté sur le galet et échoua à trente toises de la jetée.

« Aux cris des malheureux qui allaient périr, Bouzard, sans s’arrêter aux représentations qu’on lui faisait et à l’impossibilité apparente du succès, résolut d’aller à leur secours. D’abord il fait éloigner sa femme et ses enfants qui voulaient le retenir ; ensuite il se ceint le corps avec une corde dont le bout était attaché à la jetée, et se précipite au milieu des flots. Les marins seuls peuvent se former une idée du danger auquel il s’exposait.

« Après des efforts incroyables, Bouzard atteignait cependant la carcasse du navire, que la fureur de la mer mettait en pièces, lorsqu’une vague l’en arrache et le rejette sur le rivage ; il fut ainsi plusieurs fois repoussé par les flots et roulé violemment sur le galet. Son ardeur violente ne se ralentit point ; il se replonge à la mer ; une vague violente l’entraîne sous le navire : on le croyait mort, lorsqu’il reparut, tenant dans ses bras un matelot qui avait été précipité du bâtiment, et qu’il apporta à terre sans mouvement et presque sans vie. Enfin, après plusieurs tentatives inutiles, entouré de débris qui augmentaient encore le danger, et couvert de blessures, il parvient au vaisseau, s’y accroche et y lie sa corde. Il ranime et instruit l’équipage. Il fait toucher à chaque matelot cette corde salutaire qui lui trace un chemin au milieu des ténèbres et des flots ennemis. Il les porte même, quand les forces leur manquent ; il nage autour d’eux, et, luttant contre les vagues, il en dépose sept sur le rivage.

« Épuisé par son triomphe même, Bouzard gagne avec peine la cabane des pilotes : là, il succombe et reste quelques instants en défaillance. On venait de lui donner des secours et il reprenait ses esprits, lorsque de nouveaux cris frappent ses oreilles. La voix de l’humanité, plus efficace que toutes les liqueurs spiritueuses, lui rend sa première vigueur ; il court à la mer, s’y précipite une seconde fois, et est assez heureux pour sauver encore un des deux passagers, qui était resté sur le bâtiment et que sa faiblesse avait empêché de suivre les autres naufragés. Bouzard le saisit, le ramène, et rentre dans sa maison, suivi des huit échappés à la mort, qui le proclament leur sauveur. Des dix hommes qui montaient le navire, il n’en a péri que deux ; leurs corps ont été trouvés le lendemain sur le galet. »

Jean Bouzard connaissait les dangers auxquels il s’exposait bravement, mais sans forfanterie : c’était chez lui une résolution prise depuis la mort de son père, noyé par la faute et la négligence du pilote chargé de hisser le fanal indiquant l’entrée du port de Dieppe pendant la nuit. En servant si chaudement l’humanité, c’est à la piété filiale que Bouzard payait un tribut.

Les habitants de Dieppe témoignèrent leur admiration à leur brave concitoyen, et le gouvernement acquitta envers lui la dette de l’État. Necker, après avoir rendu compte à Louis XVI des actes de courage de Bouzard, prit ses ordres et écrivit lui-même au pilote de Dieppe la lettre suivante :

« Brave homme,

« Je n’ai su qu’avant-hier, par M. l’intendant, l’action courageuse que vous avez faite le 31 août, et hier j’en ai rendu compte au roi, qui m’a ordonné de vous en témoigner sa satisfaction, et de vous annoncer de sa part une gratification de mille francs et une pension annuelle de trois cents livres. J’écris en conséquence à M. l’intendant. Continuez à secourir les autres, quand vous le pourrez, et faites des vœux pour votre bon roi, qui aime les braves gens et les récompense. »

Le contenu de cette lettre fut bientôt connu à Dieppe. Les concitoyens de Bouzard vinrent le féliciter et le pressèrent d’aller à Paris pour remercier le roi. Bouzard se rendit à leurs vœux, et le maire de Dieppe le conduisit à Versailles, après l’avoir présenté à Necker. Il fut placé sur le passage de la famille royale. Le duc d’Ayen le fit apercevoir au roi, qui dit en le regardant avec sensibilité : « Voilà un brave homme, et véritablement un brave homme ! » Bouzard reçut ensuite des ministres et des principales personnes de la cour l’accueil le plus flatteur. Un peu surpris, Bouzard se défendait d’être trop complimenté. « Mes camarades sont aussi braves que moi, » disait-il.

Jean Bouzard se distingua encore d’autres fois, et dès l’année suivante où, aidé de son fils, il sauva trois marins des flots.

Louis XVI avait conçu la pensée de donner en récompense à Bouzard une maison bâtie sur la jetée de Dieppe. Lorsque Napoléon se trouva dans cette ville, il voulut réaliser cette intention, et affecta une somme de huit mille francs pour la construction de ce petit édifice. Le vieux Bouzard n’existait plus ; mais l’empereur se fit présenter son fils, à qui, malgré sa jeunesse, les marins devaient déjà beaucoup. Il lui attacha de sa main la croix d’honneur sur la poitrine, en le félicitant d’avoir été le digne héritier du courage et du dévouement de son père.

Le troisième Bouzard, préposé à son tour à la garde du phare et du pavillon sur la jetée de Dieppe, avait été décoré d’une médaille d’argent et d’une médaille d’or pour ses services et son dévouement, lorsqu’on 1834 il reçut, comme son père, la croix de la Légion d’honneur.

La maison Bouzard, que les travaux d’amélioration de l’entrée du port obligèrent plus tard de détruire, portait cette inscription :

Récompense nationale
À J.-A. Bouzard
Pour ses services maritimes.

En 1866, lors de la première mise à flot du canot de sauvetage établi à Dieppe par la Société centrale, canot qui portait le nom de Bouzard, son petit-fils, au milieu du cortège de la fête, tenait le guidon du canot, et les autres descendants du sauveteur portaient avec respect le buste de celui qui a donné à leur famille une si noble illustration.

Donnons la parole à M. de la Landelle, qui a raconté avec émotion dans son Tableau de la Mer un sauvetage accompli dans les conditions les plus difficiles et qui coûta la vie à trois hommes de bien.

« À Dunkerque, en 1857, au milieu de la froide nuit de Noël, la cloche d’alarme se fait entendre. Elle sonne le réveillon du dévouement ; elle sonne votre fête à vous, les sauveteurs chrétiens, car cette nuit est l’anniversaire de la naissance du Sauveur des hommes ; elle sonne l’heure du sacrifice. Un navire fait naufrage ; à l’œuvre ! venez sauver son équipage ou périr.

« Jeunes et vieux se précipitent sur l’estacade ébranlée par les assauts de la mer. À leur tête se trouve un vieillard de soixante-dix-huit ans, M. Benjamin Morel, président de la Société humaine de Dunkerque. Une inflexible énergie morale supplée en lui à la force physique. Pendant quatre heures vous le verrez, à l’extrémité de la jetée, diriger les sauveteurs ; il s’y fait attacher, non comme Joseph Vernet, par l’amour de l’art, mais par amour de l’humanité. Les lames, qui brisent à ses pieds, l’enveloppent coup sur coup ; ses amis le supplient de ne pas s’exposer plus longtemps aux violences de la tempête ; il refuse de quitter son poste et y demeure jusqu’à ce que défaillant, épuisé, il se sente dans l’impossibilité de rendre d’utiles services.

« Tout d’abord il a dû interposer son autorité vénérée, car les pilotes se disputaient l’honneur de porter secours au bâtiment en perdition.

« Les plus anciens réclament cet honneur comme un droit.

« L’un d’eux est Mathieu Bommelaer, né à Dunkerque le 14 juillet 1791, aspirant pilote en 1813, pilote en 1822, élevé à la dignité de chef en mer le 1er août 1830, décoré de la grande médaille d’or en 1834, de la croix d’honneur en 1837.

« Le second, son digne compatriote, s’appelle Gaspard Neuts. D’un an moins âgé, il a comme lui conquis les médailles, et la croix par d’innombrables actes d’héroïsme.

« Les deux vétérans descendent dans la barque ; l’aspirant pilote Charles-Louis Celle les accompagne ; ils débordent, ils ont poussé au large ; on suit avec anxiété leurs évolutions périlleuses. Tout à coup un cri de douleur part de toutes les poitrines. Capelés par la mer, ils ont coulé ; leur barque chavirée roule en dérive.

« Par droit d’ancienneté, les trois pilotes suivants s’élancent aussitôt

Dunkerque.
dans une seconde chaloupe. Ils sont capelés à leur tour ; mais plus heureux, ils reparaissent au sommet des vagues, atteignent enfin le navire en perdition et sauvent tous les naufragés.

« Cependant de nombreux canots se portaient au secours des maîtres pilotes ; la plus admirable émulation anime les marins ; au risque de nouvelles catastrophes, ils se précipitent et se pressent sur le lieu du désastre ; mais hélas ! les deux doyens du sauvetage ni le brave Celle ne purent être recueillis. Les corps de ces trois victimes du dévouement ne furent retrouvés qu’après le lever du soleil.

« Il y eut, ce jour-là, un grand deuil à Dunkerque.

« On essayait vainement de compter les navires arrachés au naufrage par ceux qu’on pleurait, navires de tous rangs, de tout tonnage, de toute nation.

« On disait comment, en 1822, Neuts avait sauvé neuf personnes de la même famille montant un bateau de pêche anglais. On rappelait son état d’épuisement, quand, le 4 février 1825, après le sauvetage de l’équipage entier du Thomas-Éléonore, il en revint blessé et tellement exténué qu’on dut le hisser évanoui, sur cette même estacade d’où on l’avait vu partir pour la plus belle des morts. On racontait son désintéressement, lorsqu’en 1846 il sauva de la famine l’équipage de la Léontine, qui avait perdu sa route, et l’on ajoutait qu’afin de conserver l’honneur complet de ce sauvetage nouveau pour lui, Neuts se refusa constamment à recevoir aucune indemnité. Les marins faisaient ressortir son habileté de pratique, par le récit de son pilotage du Norman, qu’en 1851 il mit en bon abri, malgré les brouillards, les courants et la tempête. Le feu, les écueils, les estacades, les dunes, les flots disparaissaient enveloppés par une brume opaque ; seul, Gaspard Neuts ne désespéra point du navire égaré dans le plus périlleux des labyrinthes ; il triompha. On citait, en outre, les hommes qu’au péril de la vie il avait sauvés en se jetant à la nage. On faisait remarquer, enfin, qu’il avait eu l’honneur d’être choisi, entre tous, comme patron du canot de sauvetage de la Société humaine de Dunkerque.

« À cette nomenclature incomplète des exploits de Gaspard Neuts, on répondait par celle des innombrables traits de courage de Bommelaer. En 1833, le 1er septembre, il sauve deux équipages entiers, l’un anglais, l’autre français. En octobre 1834, le bâtiment russe le Navarino est en perdition à l’entrée des estacades ; Bommelaer, par trois fois, se rend à bord et sauve successivement tous les gens en péril. Il avait été l’un des sept pilotes dunkerquois qui se distinguèrent par le sauvetage du sloop la Félicité. On ne parvenait point à énumérer ses pilotages heureux malgré les plus difficiles complications. À chaque instant des traits d’audace inconnus étaient révélés par quelqu’un de ses loyaux camarades.

« Alors que toute la population suivait le convoi de ces trois marins, si nul ne parvint à compter les équipages et les navires sauvés par leurs valeureux efforts, on put encore bien moins dire le nombre des mères qui, grâce à eux, n’avaient point eu la douleur de perdre leur fils. Le lendemain dix jeunes matelots se présentèrent pour être inscrits comme apprentis pilotes. Ainsi se recrute l’armée des sauveteurs. »

Dans son Voyage au Cap, Sparrmann a noté la courageuse action d’un sauveteur improvisé. Le navire en détresse était un navire hollandais, le Yong-Thomas. Quoiqu’il fût « fort près du bord et qu’on entendit très distinctement les cris de détresse, les lames étaient si grosses et se brisaient contre le navire et contre le rivage avec tant de violence, qu’il était impossible aux hommes de se sauver dans les canots, et plus dangereux encore de se sauver à la nage. Quelques-uns des malheureux qui prirent ce dernier parti furent lancés et poussés contre les rochers. D’autres, ayant atteint le rivage et près du salut, furent entraînés et submergés par une autre vague. Un des gardes de la ménagerie de la Compagnie qui, dès le point du jour, allait à cheval hors la ville, porter le déjeuner de son fils, caporal de la garnison, se trouva spectateur du désastre de ces infortunés. À cette vue, il est touché d’une pitié si noble et si active, que se tenant ferme sur son cheval, plein de cœur et de feu, il s’élance avec lui à la nage, parvient jusqu’au navire, encourage quelques-uns des marins à tenir ferme un bout de corde qu’il leur jette, quelques autres à s’attacher à la queue du cheval, revient ensuite à la nage, et les amène tous vivants au rivage. L’animal était excellent nageur. Sa haute stature, la force et la fermeté de ses muscles, triomphèrent de la violence des coups de mer.

« Mais le brave et héroïque vétéran fut lui-même victime de sa générosité. Il avait déjà sauvé quatorze naufragés ; après le septième tour, pendant qu’il restait à terre un peu plus de temps, pour respirer et faire reposer son cheval, les malheureux qui étaient encore sur le navire crurent qu’il n’avait plus l’intention de revenir. Ils redoublèrent leurs prières et leurs cris. Le sauveteur fut ému ; il retourna à leur secours avant que son cheval fût suffisamment reposé. Alors un trop grand nombre de naufragés voulurent se sauver à la fois, et l’un d’eux, à ce qu’on croit, s’étant attaché à la bride du cheval, lui tirait la tête sous le cou : le pauvre animal, déjà épuisé, succomba sous la charge, entraînant la perte de son maître. »

Un sauvetage dans des conditions presque identiques fut accompli par une Anglaise de la colonie australienne. Voici les faits :

Dans le courant de janvier 1877, le steamer Georgette fut jeté à la côte près de Perth, dans l’Australie occidentale. Un canot fut mis à la mer pour opérer le sauvetage. Mais la houle était si forte que, dès les premiers coups de rame, ce canot chavira. Les hommes qui le montaient mirent une heure pour le remettre à flot et retourner au navire. On s’y munit d’une amarre et prenant cette fois plusieurs femmes et des enfants, le canot essaya de gagner le rivage ; mais roulé par le ressac, il se remplit, et tous ceux qu’il avait à son bord se débattaient dans l’eau en grand danger de périr, lorsque apparut sur le rivage une jeune amazone. Il semblait impossible de descendre à cheval la pente raide qui, du point où se tenait l’écuyère, menait à la mer. Mais miss Grâce Vernon Russell la descendit sans hésiter.

Elle lança sa monture au milieu des flots qui se brisaient sur les écueils, et réussit à atteindre le canot, auquel se cramponnaient, affolés, les femmes et les enfants. Elle prit le bout de l’amarre, et établit un va-et-vient qui lui permit, en multipliant ses voyages, de ramener à terre les femmes et les enfants et jusqu’au dernier homme. Après cet héroïque labeur, elle eut encore la force de galoper jusqu’à la maison de sa sœur, Mme Brokman, distante de douze milles, afin d’y chercher des secours.

Sa sœur, à la nouvelle du sinistre, monte à cheval à son tour et, munie de provisions, va les porter aux pauvres naufragés. Le lendemain on les conduisait à la maison de M. Brokman, à Busselton, où ils furent l’objet de soins empressés. Malheureusement Mme Brokman avait pris froid dans sa course vers le rivage, et elle mourut quelques jours après. La « Société royale humaine » décerna une de ses premières médailles à sa courageuse sœur.

À rapprocher ces faits de la belle conduite tenue par un matelot du trois-mâts anglais le Parangon, naufragé dans la Manche, en vue des phares d’Etaples, et du zèle montré dans cette circonstance par le gardien Ledoux, attaché à l’un de ces phares.

C’est le 14 septembre 1869 que périt le Parangon au milieu d’une bourrasque. Le capitaine de ce navire aperçut les phares d’Étaples, les prit pour des feux anglais, et vira de bord de manière à les laisser sur sa gauche. À ce moment, le matelot William Duncan s’approcha de lui et l’avertit qu’il faisait fausse route. Un instant après, le navire, poussé par d’énormes lames, toucha violemment. Il était une heure du matin. La coque s’ouvrit presque immédiatement et se disloqua. L’équipage avait eu le temps cependant de se jeter dans un canot ; mais à peine avait-on débordé que plusieurs lames le remplirent, le chavirèrent et le roulèrent. Duncan se mit à nager, tout en se débarrassant de ses vêtements. Il sentit bientôt l’un de ses compagnons d’infortune s’accrocher à lui, en le suppliant de le sauver. — Mon ami, lui dit-il, si tu restes sur moi quelques secondes encore, nous périssons sûrement tous les deux ; et puisque seul je sais nager, laisse-moi essayer de me sauver.

— C’est vrai, lui dit son camarade, tu as raison… Adieu !

Et la mer engloutit le malheureux.

Après deux heures de mortelles angoisses et de luttes désespérées, Duncan finit par atteindre la terre. La nuit était obscure, la plage déserte, et la tempête balayait sur la grève de véritables flots de sable. Le marin anglais se traîna avec peine jusqu’à l’hôpital alors récemment bâti à Berck par l’Assistance publique pour les enfants malades de la ville de Paris.

Il frappa et appela inutilement ; les hurlements de l’ouragan couvraient sa voix. Il se dirigea alors vers le phare dont il apercevait la lumière. Le phare est situé sur une hauteur entourée de grandes herbes coupantes et piquantes ; ce fut blessé et tout meurtri que Duncan put gagner cet endroit d’un accès si difficile même en plein jour.

Il tomba épuisé contre la porte du phare, en réclamant du secours ; la porte s’ouvrit aussitôt. Le gardien le transporta dans sa chambre, se dépouilla de ses vêtements pour l’en couvrir, le frictionna devant un bon feu, lui fit boire du vin chaud, et ramena chez lui la chaleur et un peu de force. À peine Duncan eut-il repris ses sens qu’il s’écria, comme sortant d’un rêve :

« Mais j’ai des camarades ; il faut aller les chercher ! »

Aussitôt tous deux prennent des couvertures et partent pour aller explorer la grève. À la lueur vacillante du fanal dont ils se sont munis, ils découvrent un homme dont la tête et la moitié du corps sont enfouis dans le sable, et ne donnant plus signe de vie. Duncan reconnaît John Stephenson, charpentier du Parangon. On le frictionne, on l’enveloppe dans des couvertures. Le jour commence à poindre ; l’hôpital s’ouvre cette fois à l’appel des courageux sauveteurs ; un médecin arrive, et, grâce à une médication énergique, Stephenson se trouve bientôt hors de danger.

Lorsque le soleil se leva, un spectacle navrant s’offrit aux regards. Sur une étendue de plusieurs kilomètres, la plage était couverte d’épaves de toute sorte.

L’équipage du Parangon se composait de onze hommes : Duncan et Stephenson échappèrent seuls au naufrage.

Un autre sauvetage encore ; cette fois c’est l’énergie réunie de plusieurs braves gens qui sauve de la mort la plus grande partie d’un équipage.

Dans la matinée du 10 mars 1879, la batterie flottante l’Arrogante, l’une des deux annexes du vaisseau canonnier le Souverain, fut surprise par une bourrasque de vent d’est, au dangereux mouillage de la Badine, sur la rade des îles d’Hyères. Bientôt, les lames déferlèrent sur l’avant avec violence, et la mer grossissant toujours et envahissant le navire, le capitaine fit mettre le pavillon en berne. À ce signal de détresse, ordre fut donné par le Souverain de s’échouer à la côte. Mais en manœuvrant pour gagner la plage, l’Arrogante, prise en travers par la mer, se trouva dans une situation désespérée. À deux heures de l’après-midi, son avant, qui s’enfonçait de minute en minute, touchait le fond à six cents mètres du rivage.

L’équipage s’était réfugié sur l’arrière, qui émergeait encore, encouragé dans le péril par la ferme attitude des officiers réunis sur la passerelle pour diriger la manœuvre. La mer était démontée ; une énorme lame vint s’abattre sur l’Arrogante et l’engloutit, ne laissant plus apparaître au-dessus des eaux que la cheminée et la mâture. De fortes averses accompagnaient l’ouragan, et empêchaient de voir le navire. Ce n’est que vers cinq heures, que les habitants de la côte, la brigade des douaniers et une escouade de marins du Souverain, qui se trouvait à terre en corvée, avertis enfin du sinistre, purent porter secours aux naufragés. Ceux-ci cherchaient à gagner la plage au milieu des brisants, roulés et frappés par les vagues. Les sauveteurs formèrent une chaîne, et se tenant solidement par la main, ils allèrent au-devant des naufragés exténués, autant que le leur permettait une mer furieuse.

Sur l’épave de l’Arrogante, les haubans étaient couverts de malheureux qui, ne sachant pas nager, restaient cramponnés en attendant des secours que l’état de la mer ne permettait pas d’envoyer. Ainsi ce que ne pouvaient pas tenter les canots du Souverain, une poignée d’hommes courageux l’entreprirent. Ils parvinrent à sauver, avec l’aide d’une chaloupe qui arriva enfin, quatre-vingt-dix hommes sur cent trente composant l’équipage de l´Arrogante : il est rare que la mer ne se fasse point sa part.