Les Bains de Bade/00

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Georges Crès et Cie (p. xi-xv).

AVERTISSEMENT AU LECTEUR


Voici un petit conte moral et romanesque qui ne saurait manquer de trouver, pour le moins, de l’indulgence près de tous ceux qui ont du goût pour l’aimable homme que fut Pogge. Ce bon Florentin écrivit des Facéties d’un tour d’esprit assaisonné qui scandalisa bien des âmes « foibles », et encourut les foudres du Concile de Trente ; il servit huit papes ; mena la vie la plus dissolue ; se maria finalement ; eut vingt enfants ; et sa statue fait aujourd’hui partie du groupe des douze Apôtres au Dôme de Florence. Tout cela n’est pas du premier venu. Mais je souhaite qu’on ait lu de Pogge la relation très courte et délicieuse d’une saison qu’il fit aux eaux de Bade, en Thuringe, à l’issue du Concile de Constance.

Ce récit, sous forme de lettre adressée à Niccolo Niccoli, riche bourgeois de Florence, a été traduit de la façon la plus élégante et publié il y a une vingtaine d’années par M. Antony Méray, sous le titre : Les Bains de Bade au xve siècle. Pogge, alors secrétaire apostolique et rédacteur des brefs, y raconte ingénument la surprise qu’il eut, au sortir d’une vie rude et agitée — au plus beau temps du schisme, — à trouver, dans cette petite ville, des mœurs si singulières par l’aisance et la bonhomie, qu’il se dut croire transporté au sein de la belle simplicité antique qu’il admirait.

Il paraît que les baigneurs y étaient surtout des gens pleins de santé « en quête de sensations d’amour et de voluptueuses impressions : les amants, les galants, les femmes sensuelles, les stériles… ». « Ces gens-là, dit Pogge, n’ont assurément jamais étudié les hautes fantaisies d’Héliogabale : la nature seule les a instruits, si bien instruits qu’ils sont passés maîtres en sciences amoureuses. » Il croit revoir les Jeux floraux de Rome aux bains publics où toutes les femmes sont nues. Mais rien n’est plus divertissant que les bains particuliers où « les sexes sont séparés par des cloisons criblées de petits trous et fenêtres par où l’on passe des rafraîchissements, l’on cause et se caresse de la main selon une habitude favorite… C’est un spectacle bien provoquant, ajoute-t-il, de voir des jeunes vierges, dans toute la maturité de leur jeunesse, montrer leurs formes splendides sous le costume des déesses… Quand elles dansent ainsi, avec leurs légères draperies de lin voltigeant en arrière ou flottant sur l’eau… on leur jette des pièces d’argent et aussi des couronnes de fleurs dont elles ornent leurs jolies têtes en nageant. »

Quelques personnes se laissaient étonner que le témoin galant de passe-temps si gracieux n’en eût point gardé d’autre impression que celle qui est notée dans la lettre trop brève à Niccolo Niccoli. Elles aimaient à supposer que Pogge, calmé par les années et les hautes fonctions de Prieur des Arts et des bonnes mœurs, en sa cité, eût dû éprouver la tentation de revenir sur cette saison charmante ; et elles l’imaginaient volontiers piquant quelques fleurs de sagesse parmi le frais feuillage de ces souvenirs badois. Je n’ose me flatter d’être en mesure de rassurer ces bonnes âmes. Une chose manque au plaisir que j’ai d’offrir au public cet opuscule : c’est de n’en pouvoir garantir l’authenticité rigoureuse. Je n’ai trouvé ni manuscrit original ni texte en latin, qui fut la langue de Pogge. J’ai mis la main, en fouillant une bibliothèque de Bourgogne, sur un cahier. Je le donne avec le titre et l’attribution qu’il porte.

Est-ce la traduction d’un texte égaré de Pogge et dont la lettre publiée par M. Antony Méray ne serait qu’un fragment ou qu’un premier jet ? N’est-ce que la fantaisie d’un lettré provincial bien informé de la vie badoise et du caractère même de notre bonhomme Florentin ? Est-ce une satire des mœurs ou bien des personnalités ? N’est-ce qu’un exercice oratoire de quelque membre du parlement de Dijon ? Ce monsieur Gerson, le grand Gerson, sans doute, qui assista effectivement au Concile de Constance, devenu ici si énigmatique, si souple, si habile ; ce Frère Jérôme, sous qui se voile probablement Jérôme de Prague, rêveur généreux, quasi cynique, berné et brûlé vif ; Jean XXIII, corsaire, pape et enfin postillon, comme l’histoire nous l’apprend ; Lorenzo Valla ; l’hôtelier du Guet-Apens ; les trois belles amies ; la voluptueuse Lola Corazon y las Pequeñecès ; enfin la petite menteuse Véronique, sont-ce les personnages ordinaires d’une banale aventure ? sont-ce des états d’esprit ? Et la Vérité dont il est si fort question ici, qu’on loue, qu’on raille, qu’on bafoue et qu’on semble condamner finalement, que convient-il d’entendre par là ? une chimère particulière au temps où l’auteur vivait, ou la chimère que tous les temps poursuivent ? Je ne sais rien de tout ceci. Et, d’ailleurs, un récit vaut par son agrément.

R. B.
Paris 1896.