Les Bains de Bade/01

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Georges Crès et Cie (p. 1--).

L’ARRIVÉE À BADE

Mon cher Niccolo,


Le monde étant sens dessus dessous, et les personnes de Nos Saints Pères les Papes aussi embrouillées entre elles que celles de l’Auguste Trinité, je quittai à la sourdine la secrétairerie de Sa Sainteté Jean XXIII, qui était provisoirement notre pontife, et m’échappai du Concile de Constance pour aller prendre les eaux de Bade.

— C’est, m’avait-on averti, une petite ville aimable et de mœurs polies. On dit que la Vérité y a son royaume.

— J’y serai fort dépaysé, toutefois le changement n’est pas pour me détourner.

Bade est situé au pied d’un amphithéâtre de montagnes, et sur le bord d’une rivière assez large et torrentueuse. On y a construit un charmant village pour le service des baigneurs qui y sont en grande abondance. Ils y trouvent des hôtelleries, des divertissements et des promenades, ainsi que toutes sortes d’autres commodités. Pour moi, j’y vis tant de sujets d’édification que je te les rapporterai fidèlement

J’avais tout juste mis les pieds dans cet endroit, qu’un certain air des visages acheva de m’enlever tout scrupule touchant ma façon de quitter le saint Concile. Et, ayant le goût de la morale, je me permis cette réflexion : « Bien que j’aie lâché son vicaire, je serai plus près de Notre Seigneur ici, parmi des figures honnêtes. » Dans l’instant même, j’aperçus celle d’une demoiselle de la meilleure tournure, qui me plut extrêmement, et, par malheur, ne fit pas dehors trois enjambées, qu’elle était déjà rentrée dans une maison de bonne apparence.

— De quoi, demandai-je aussitôt à l’homme qui portait ma sacoche, cette belle personne est-elle donc vêtue ?

— Monsieur, c’est d’une petite chemise de lin que prennent les dames pour aller se baigner.

— Ah ! fis-je, j’aurais cru que c’était de l’étole de monsieur l’évêque, qui fait le tour du col sur deux doigts de large, pour s’étaler en tout aux environs du nombril, de la largeur de la main. Croyez-vous que j’aie l’occasion de revoir cette demoiselle ?…

Mais je n’eus pas le temps de recevoir la réponse, à cause de l’occupation que me causa l’arrivée de trois autres personnes d’une non moins grande beauté. Elles s’avançaient à notre rencontre et se tenaient par la main.

— Par Bacchus ! m’écriai-je aussitôt, je saurai le nom de ces dames et leur serai présenté auparavant que je revoie la figure d’un Souverain Pontife !

Sachez, en effet, mon cher Niccolo, que, de ces dames, deux étaient blondes à la manière de Vénus, souples comme les Naïades de la Mer, et aussi pures en leur contexture générale que le Dôme de Sainte-Marie-de-la-Fleur. La troisième les égalait assurément, et elle avait une chevelure brune et copieuse. Quant à leurs ajustements, j’aurai fait assez pour la place qu’ils tenaient en n’en parlant point.

— Ce sont des dames, me fut-il dit, qui passent ici l’été, et qui sont unies par le plaisir qu’elles y prennent, quoique venues de points bien différents. Celle-ci est madame la Présidente de la Tourmeulière qui est de Dijon, en Bourgogne ; et celle-là qui habite la puissante cité de Nuremberg, est madame la Margrave de Bubinthal ; quant à votre brune déesse, qui ne connaît la signora Bianca Capella ?

— Eh quoi ! m’écriai-je, transporté, la personne admirable qui s’avance ici entre mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal, est la signora Bianca Capella dont je me flatte d’être le cousin, et après qui, hélas ! mes sens mal disciplinés ont soupiré maintes fois ! Et je ne l’eusse pas reconnue à moi seul, à cause d’une différence de costume, notable, à la vérité ! Ah ! misère que nos sens, mon bon ami, qui, étant esclaves, sont inhabiles à reconnaître ou à deviner intuitivement les faces diverses de leur tyran !

J’achevai ces mots dans les bras mêmes de la signora Bianca Capella qui, me remettant plus aisément que je n’avais fait pour elle, me sauta au cou, m’appela son bien-aimé parent, son mignon cousin, me troubla par ses enlacements au delà de ce que je puis dire ; enfin ne me fit grâce que pour me rejeter contre les poitrines de mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal qui me manifestèrent, par les plus douces chatteries, la satisfaction qu’elles avaient, dirent-elles, de toucher, une fois, un bel esprit Florentin.

Bien leur prit d’être si fortement convaincues que je fusse de cette qualité, car j’avoue que je ne leur en donnai point de sitôt les marques. Je me tirai avec beaucoup de gaucherie du cercle trop charmant de mes trois Grâces ; les oreilles me tintaient ; le sang m’affluait au front ; je bégayai dans plusieurs langues ; enfin qu’eussiez-vous fait à ma place ?

Ces dames ne parurent point prendre garde à ma confusion :

— Nous allons au bain, dirent-elles, avec une grande simplicité ; venez-y avec nous : on y a de la compagnie, des desserts et de la musique, et il ne manquera pas à votre arrivée d’y être fêtée convenablement. Vous n’y vîntes jamais ? Ah ! que faisiez-vous ?

Quoi ? mesdames, prendrions-nous ce bain côte à côte ?

— En doutez-vous, naïf étranger ? me dit familièrement mon admirable parente en pivotant sur un pied, autrement dit en faisant la pirouette, ce qui m’offrit le spectacle de sa beauté en toutes les entournures.

Sur ce, voici mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal qui partent d’un bel éclat de rire, sans que j’en voie distinctement la cause ; la signora Bianca Capella fait chorus, et toutes les trois s’éloignent en courant, sur le sable fin. Je regarde se rapetisser par la distance leur adorable groupe ; j’essaie de retenir le parfum que leur souffle a répandu ; je les vois de loin se retourner et me faire de jolis signes de la tête : « Venez donc, venez donc ! »

Niccolo, je vous confesserai que l’approche du plaisir me combla souvent de confusion. Mais les grandes surprises peuvent aussi bien vous retirer le sang d’un homme tout à coup. Je cherchai mon petit bagage contenant le texte de la Cyropédie de messire Xénophon et quelque rechange un peu décent afin de me reposer dessus. Car, pour la première fois de ma vie, je me sentais défaillir. Il avait disparu ainsi que l’homme qui le portait. « Je suis volé, me dis-je, et tout ici n’est point encore mené à la perfection. » L’indignation me ranima. J’avisai la première hôtellerie afin de mettre un peu d’ordre dans mes pensées et dans ce qui me restait de vêtements, aussi pour y rédiger ma plainte à monsieur le lieutenant de la police. Dès le pas de la porte de cette hôtellerie, ornée d’une superbe enseigne bien découpée dans le fer : Au Guet-Apens, et dont la naïveté me plut, je reconnus mon homme en train de négocier avec l’hôtelier le contenu de ma sacoche.

— Vous êtes un drôle ! prononçai-je en manière de préambule, et lui posant le poing sur le gosier.

Il s’excusa avec force révérences de ne pas entendre ma subtilité.

— Quoi ! faquin ; vous profitez de ce que je suis en la compagnie des dames pour me dérober ce paquet qui contient toute ma garde-robe, et je vous prends sur le fait d’en débattre le prix contre cet autre, dis-je en montrant l’hôtelier, dont le visage a plusieurs traits communs avec celui d’un brigand que je vis pendre récemment !…

— Monsieur, interrompit l’hôtelier, a le sang prompt des peuples qui voient le soleil d’un peu plus près que ne font les Badois, gens adoucis et réservés. Il est visible que monsieur a eu la
malchance de vivre sous les gouvernements et d’ignorer l’enseignement de Frère Jérôme…

— Tudieu ! je me flatte de n’être pas né chez les voleurs, et du diable si j’entendis parler de votre Frère Jérôme !

— C’est, monsieur, bien dommage ! Il nous apprend la Vérité, d’après quoi il n’y a que des hommes libres et je le serais de garder ce paquet que je tiens à la main, s’il ne me plaisait davantage de le remettre à monsieur, vu sa nouveauté dans la ville et son ignorance des mœurs. Portez, ajouta-t-il, en s’adressant à mon voleur, cet objet dans la chambre qui touche monsieur Gerson d’un côté et de l’autre monseigneur l’Électeur de Bavière…

Les noms de monseigneur l’Électeur de Bavière et de monsieur le chancelier de l’Université de Paris m’induisirent en la pensée que j’avais la berlue de ne me point croire dans le lieu le plus honorable du monde, et, tenant toutefois à porter moi-même ma sacoche, ce fut ainsi que je logeai au Guet-Apens.