Les Bains de Bade/12

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Georges Crès et Cie (p. 125-135).

LE BÛCHER


Le lendemain, il nous vint de la rumeur. Le bruit était de chez le Frère Jérôme. Nous distinguâmes sa voix claire et pacifique comme à l’ordinaire ; il faisait toutefois des efforts pour que la portée en arrivât jusqu’à nous.

— Véronique, prononça-t-il, j’ai confiance que je reviendrai et vous reverrai, nonobstant que je sois, à cette heure, convoqué par messieurs du Saint-Office ; mais à cause que je ne vous ai point encore convertie à la Vérité, ce qui est dans les desseins de Dieu.

— Ouais ! fit Véronique, que nous chante celui-là ?

— Vous l’avez ouï clairement, mon bel amour, car je sens que vous tremblez tout contre moi comme un pauvre petit oiseau tombé du nid !

— On emmène Frère Jérôme ?…

— Du côté du Saint-Office ! Et je ne donnerais pas de la peau de cet homme la valeur du mobilier qui est ici !

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Votre lamentation et votre cœur qui est gros, Véronique, me confirment dans la pensée que les affaires de Frère Jérôme ne vont pas bien, car vous manifestez de la sincérité, et le cher homme y verrait sans doute le signe que vous êtes convertie et qu’il s’en peut aller désormais…

Nous passâmes la matinée dans les larmes. Cependant, l’hôtelier du Guet-Apens étant venu avec son trousseau de clefs, fit diversion, à cause de ma sacoche qu’il tenait à me reprendre avec obstination. La malchance voulut que je tinsse à cette sacoche au moins aussi fermement que ce voleur. Nous faillîmes en venir aux mains, et les propos que nous échangeâmes étaient discourtois et élevés à ce point qu’ils couvrirent le bruit des geôliers, ainsi que d’un homme encapuchonné et de mauvaise mine qui, s’avisant que l’hôtelier avait rompu sa clôture, lui annonça, séance tenante, qu’il serait pendu. On l’emmena avec ses trousseaux. Je ne lui voulais point de mal assurément, mais j’eus de l’agrément à considérer à mes pieds ma sacoche, paisible et abritée de la rapine, quoiqu’elle fût bien vidée de mes effets et jusques de la Cyropédie de messire Xénophon. Pour moi, hélas ! je pensais que je ne tarderais pas, de la vitesse dont les choses allaient, à suivre le chemin de l’hôtelier du Guet-Apens et de Frère Jérôme. J’espérais que Véronique se tirerait de difficulté, étant femme.

En attendant, nous allâmes dans la cellule de l’hôtelier dont la porte était demeurée ouverte et où il y avait un assez grand jour, situé un peu haut, mais que l’on atteignait aisément en montant sur un escabeau. Nous ne fûmes pas peu surpris de voir que ce jour donnait sur un parterre bien frais et planté de fleurs. Il était fermé, au fond, par un mur où des vignes vierges commençaient de rougir leur feuillage ; et, au delà, on apercevait des maisons et un coin de la tour de Saint-Paul qui donne sur la place de la ville. La cloche sonnait l’Angelus de midi, et il y avait un assez fort remuement de peuple et de l’agitation aux fenêtres. Véronique battit des mains, puis les tendit vers l’endroit où étaient les fleurs.

« L’hôtelier est assurément pendu à l’heure qu’il est, me fis-je en manière de réflexion ; et Frère Jérôme est en train de gémir sous la pesée de quelque tenaille propre à lui arracher la Vérité qu’il ne cessa de professer toute sa vie ouvertement. Je serai dans le même état tout à l’heure, pour un prétexte différent, mais aussi efficace. Les choses de la vie sont bizarres et enchevêtrées. Il n’y a pas une minute à perdre de ce beau jardin qui m’envoie ses parfums, ni de Véronique qui y mêle si agréablement le baume qu’exhale toute sa personne : l’un est le lieu de promenade de Sa Sainteté qui commit beaucoup d’iniquités, et l’autre est le repaire de la dissimulation et du mensonge ; et cependant l’un et l’autre sont beaux et répandent des grâces divines. Il faut bénir Dieu et le diable, qui se tiennent de près !… »

J’avais prononcé à haute voix ces paroles simples et issues de mon cœur. J’entendis un rire mauvais et n’eus que le temps de reconnaître quelqu’un de noir qui refermait la porte et nous clôturait dans la prison de l’hôtelier pendu, et je gage que c’était Lorenzo Valla.

— Avez-vous vu qui était là ? demandai-je à Véronique.

— Hé ! dit-elle, je suis occupée de cette rose toute fraîche que voici là-bas et que les abeilles butinent, et je voudrais bien faire comme elles !

— Ha ! Véronique ! ces fleurs ont tant fait que je serai brûlé vif pour le crime d’hérésie, duquel, par ma foi, je n’eus jamais souci ! Mais, par la Madone, qui doit professer bien de l’éloignement pour ce pays, Véronique, voici Sa Sainteté en personne et qui se promène dans le parterre en compagnie de Lola Corazon y las Pequeñecès !

— Ha ! Vous connaissez cette dame et ce monsieur ?

— L’une est de mes amies, Véronique, et l’autre est celui qui fera tantôt rissoler Frère Jérôme, ce dont j’ai comme une idée à ouïr sur la place tout ce remue-ménage.

— Il a, dit Véronique, un bien beau manteau cramoisi, et votre amie a de la chance !

— Tenez, Véronique, il vient de lui offrir votre rose !

— Alors c’est une personne détestable, et Frère Jérôme avait raison de s’élever contre Sa Sainteté, ainsi que vous l’appelez !

À ce moment, et tandis que le vacarme augmentait sur la place, nous vîmes émerger, au-dessus du mur, une espèce d’échafaudage qui me parut fort propre à supporter notre cher Frère Jérôme. On frappait de grands coups de marteaux, et les fenêtres se garnissaient de nobles dames accoutrées avec beaucoup d’apprêt et de gentillesse. Cependant Sa Sainteté, en deçà de la muraille, s’enfonçait avec la belle Espagnole, sous un berceau épaissement ombragé de rameaux divers.

— Holà ! dit Véronique, je trouve que votre amie a de l’impudeur à se laisser lutiner de la sorte par Votre Sainteté, qui m’a l’air d’être assez fournie de paillardise !

— Lola est une personne inhabile à farder ses sentiments, et elle en a d’une grande vivacité !

— Ce n’est pas raison pour se laisser détrousser de la façon qu’elle fait en ce moment, car Dieu me damne, je crois que voici son corps tout dégrafé, comme je le dis… Fi ! c’est bien vilain !…

— Véronique, outre que vos termes conviennent mal à une action qui met à découvert tant de beauté, ils eussent été repris par Frère Jérôme que l’on voit à présent déboucher sur la place par le coin de l’église, et avec de grosses chaînes au cou, comme une bête sauvage. Il voulait qu’on ne célât rien ! À Bade, il déchira tous les voiles… Et c’était un homme vertueux et d’humeur égale.

— Vous nous la baillez belle ! Il n’avait point de mérite à tant vanter le découvert : je lui mentais et dissimulais à moi seule, plus que n’eussent fait ensemble tous vos gens, à supposer qu’ils ne fussent pas mis à nu ; par quoi il continuait d’avoir goût à la vie qui l’eût écœuré autrement !

— Plaise au Ciel que vous parliez savamment, Véronique, car en ce cas le monde serait assez bien tel qu’il est, et il ne vaudrait pas la peine de monter sur un tas de fagots bien secs, à l’effet de le convertir, ainsi que fait Frère Jérôme…

— Enfin, trouvez-vous décent de gâter sous les tonnelles un si beau surcot que celui de votre amie pour lui découvrir, sous sa cotte, des jambes qui sont avenantes, je ne dis pas non… mais…

— Ha ! charmante Véronique, tout indécemment, et nonobstant ce que les différents spectacles de l’heure présente offrent de matière à méditation, je vous traiterais volontiers comme il est fait devant notre fenêtre à Lola Corazon y las Pequeñecès.

— Tout beau ! je voudrais que vous y eussiez plus de satisfaction, ayant plus de mal avant que d’y atteindre !

— Hélas ! Véronique, deux choses m’attristent : c’est premièrement que je vais être dans l’obligation de me donner ce mal, à ce que je vois ; et secondement de considérer qu’il sort de votre bouche des choses qui ont de plus en plus l’apparence véridique ; ce qui me prouve que Frère Jérôme est bien à l’heure de rendre l’âme, et il serait touché de connaître votre conversion ! Le voici tout en haut de ses fagots : on lui a affublé le chef d’une haute mitre dérisoire où dansent des diables rouges, et monseigneur le patriarche de Constantinople lui fait une lecture… Pour ce qui est de la petite scène du parterre et qui vous alarme, Véronique, à cause du surcot et de la décence, j’y veux voir, à l’encontre, une intention symbolique, et je crois volontiers que, mettant à nu le corps admirable de Lola, Sa Sainteté n’y veut prendre qu’une nouvelle épreuve de la vérité naturelle. Et je pense que, si elle est favorable, la grâce sera accordée à Frère Jérôme. Mais la chose est pressante… Je n’ai pas encore pu distinguer le petit grain que Lola porte sur le devant de la hanche, et il me paraît qu’il y a de la fumée sous les pieds de Frère Jérôme…

— Votre âme est sans malice, dit Véronique, et je vous aimerai bien sitôt que j’aurai fait la perte de Frère Jérôme, ce qui est imminent et de quoi j’ai bien du chagrin !

— Ne parlez pas ainsi, petite Véronique ; vous me fourniriez plus tôt qu’il ne convient la consolation de la grande iniquité qui se consomme sur la place parmi toute cette fumée âcre et prenant à la gorge… Mais attendez ! attendez ! je crois que j’ai vu le petit grain de Lola et tout l’entourage qui est une merveille… Le Pape va se laisser toucher.

— Je n’en ai aucun doute ! fit Véronique, qui se moquait légèrement de moi ; et vous avez tous tant de crédulité que, si c’était une peine que de mentir, vous ne voudriez point que l’on se la donnât, et je pense que Frère Jérôme, qui est pour l’heure à moitié asphyxié, n’a pas perdu tout espoir. Mais dites-moi, mon ami, est-ce que la fumée ne les incommode pas sous la tonnelle, car, pour moi, je ne veux plus regarder du côté de tout cela ?

— On ne voit plus rien du tout, ni sur la place ni sous la tonnelle, tant la fumée est épaisse et répandue autour de Frère Jérôme, et jusque fort loin !

— Et c’est bien heureux, soupira Véronique.

— En effet, il vaut mieux qu’il en soit ainsi et que de la fumée couvre presque toutes les choses du monde, vu la malignité des spectacles qui s’y trouvent, par ce moyen, à couvert !