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Les Bains de Bade/13

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Georges Crès et Cie (p. Pl.--).



LA CONCLUSION
DE MON AVENTURE


Je recevais de Véronique de grandes satisfactions, et elle continuait de faire des mensonges considérables. J’avais oublié dans le sein de cette aimable fille la rigueur du cachot, voire la chance d’être brûlé vif, que je courus, ainsi que je l’ai su plus tard, jusqu’à m’en être approché de deux doigts. L’on vint un beau matin nous ouvrir la porte et nous annoncer que nous étions libres. Nous ne fûmes presque pas plus heureux.

Ce fut Lorenzo Valla, mon ami, qui nous rendit ce soin. Il m’affirma qu’il ne s’était introduit dans ma place de secrétaire que dans le louable but de me tirer d’un mauvais pas. Il se félicitait de la réussite. Toutefois il me glissa, entre-temps, de ne le point oublier dans les faveurs, eu égard au cas des trois petits enfants en bas âge qui tombaient à sa charge. Ces marmots lui passaient effectivement entre les jambes, se mouchaient à son haut-de-chausses et le tiraient par sa houppelande. Ils étaient fort morveux et lui ressemblaient en tous points.

— Mais, je n’ai point de pouvoir, mon bon ami. Vous êtes assis dans la place qui était faite à ma mesure, et je suis en fâcheuse position de vous servir, ayant passé tout juste le seuil de la prison… Néanmoins, je fais des vœux que Sa Sainteté…

— Sa Sainteté a été déposée, à la suite de la bulle Audimus veritatem, et sur le plaidoyer de monsieur Gerson qui est un homme docte et bien habile, et qui a fait appel à toutes les lumières de la connaissance à l’effet de persuader au Concile que cette réunion auguste avait la suprématie sur le Pape.

— Ha ! fis-je, mais j’ai eu vent que la lumière de la connaissance était l’argument propre et familier de Frère Jérôme, qui est à cette heure un bien petit tas de poussière, et que d’ailleurs ni le bon Frère ni son argument ne valaient tant seulement le fait de bayer aux corneilles ou d’exécuter des signaux cabalistiques !

— Cependant le saint Concile a été grandement édifié…

Nous vîmes précisément venir monsieur Gerson, qui était frétillant et guilleret et avait envoyé assez loin ses ornements de sorcier.

— Monsieur Gerson, fis-je en m’adressant à ce personnage avisé, il convient d’admirer l’impartialité avec quoi vous mîtes à bas ce Pape qui était devenu fort votre ami et n’avait pas de méchanceté, quoique ancien forban sur la mer Méditerranée et doué par ailleurs d’un naturel de satyre ; et vîtes cuire parallèlement et à petit feu ce Frère Jérôme qui était bien bonhomme et donna quelques avis excellents et profitables…

— Savez-vous, dit monsieur Gerson, que toutes ces petites affaires vont valoir bien du retentissement à la lettre que j’écrivis récemment à messieurs de l’Université de Paris !…

L’on vint nous interrompre et nous avertir que le Pape déposé, de qui l’on était sans nouvelles depuis sa chute, avait suivi Lola Corazon y las Pequeñecès jusqu’à la ville de Bade, et que les Badois étaient d’humeur à lui confier le gouvernement de la Cité, eu égard au grand bruit qui s’était fait autour de sa personne, ce qui ne laisserait point que d’attirer beaucoup d’étrangers dans la ville.

— Ne nous étonnons de rien ! fis-je à Véronique qui n’avait pas menti depuis le matin. À quoi pensez-vous, ma bonne amie ?

— Je pense, dit-elle, que le ciel de midi est tout jaune ainsi que le bonnet d’un bon Juif, et que les maisons de Constance sont aussi bien arrondies que les boules d’un jeu de quilles !

— En effet, petite Véronique de mon âme ! et vous parlez mieux qu’un philosophe et aussi bien qu’un Pape. Je veux être désormais votre secrétaire, et la besogne ne me manquera pas à vous vouloir débrouiller entre vos réseaux habiles, et j’y aurai autant de fruit qu’à démêler les textes de la Cyropédie de messire Xénophon, dont trafiqua ce brigand d’hôtelier qui est pendu justement. Pour le moment, allons dans la campagne, car l’air de ce cachot pontifical était épais et méphitique…

Nous nous dirigeâmes vers l’endroit où le fleuve du Rhin se tire en bouillonnant du beau Lac aux eaux vertes et que Véronique eût nommées tout aussi bien écarlates. Nous nous assîmes sur le sable d’une petite plage naturelle ; mais Véronique fut bientôt debout, et, ayant ôté ses chaussures et troussé sa cotte, elle trottinait au bord de l’eau, en dressant ses orteils au toucher des petites vagues amorties. Je l’appelai : elle s’éloigna ; je me levai pour la rejoindre : elle s’enfonça dans l’eau davantage ; j’allais m’y élancer moi-même, mais je vis qu’elle avait de l’eau jusques à des parties qu’il n’est pas coutume de nommer, et je ne sais pourquoi, car il n’est pas mauvais d’évoquer une belle image. Il y aura de l’agrément, me dis-je, à voir revenir Véronique vers le sable de la plage, car elle ne baissera pas si tôt ses ajustements, étant mouillée. Et je bénis la Providence de ce que ma petite amie joignait naturellement la pudeur au mensonge, ce qui me devait mettre à l’affût de toutes sortes de circonstances où je la prendrais en défaut contre elle-même, à quoi l’on a infiniment plus de plaisir que dans la compagnie des personnes tout d’une pièce.

— Ah ! Véronique, m’écriai-je, tandis qu’elle revenait devers moi, dans la posture que j’avais prévue, il se peut bien que le sort vous ait baillé moins de volupté qu’à ma superbe cousine Bianca Capella, moins d’épanouissement qu’à madame de la Tourmeulière et de tendresse qu’à madame de Bubinthal qui furent assurément les trois plus belles amies que la terre ait soutenues, et sont à présent indisposées bien malheureusement à mon endroit ; mais, Véronique, vous ne manquerez pas, je le vois, de me fournir les simulacres de toutes ces vertus, et le propre de l’homme est de se laisser toucher par des apparences…

J’en étais là des réflexions que m’inspirait la vue de Véronique ayant troussé sa cotte, quand je fus interrompu par des grands cris et exclamations, partant d’une barque fort garnie de gens et qui ramaient de notre côté. J’eus la plus grande surprise du monde à reconnaître la voix des trois personnes de beauté que je croyais fâchées contre moi.

« Ha ! me dis-je, elles ne peuvent se retenir de s’écrier, parce qu’elles m’ont aperçu !… J’en suis ému, agréablement. Pourvu qu’elles n’aillent point se jeter à l’eau par raison de jalousie !… » Point ! J’eus bientôt fait de distinguer que leur feu était allumé par les endroits de Véronique, antipodes de ceux-là mêmes qui m’induisaient en un si doux raisonnement philosophique. Et c’étaient mille gestes effarouchés, et des rougeurs et des mains sur les visages.

— Véronique, dis-je, regardez donc ce monde qui nous fait ce beau tapage !

Elle se tourna avec toute la candeur dont elle est capable, et ne pensant point à mal par le fait de ce qu’elle découvrait, du moment qu’elle avait les pieds dans l’eau. Ce côté de Véronique fit redoubler le mécontentement. Je trouvais cela bien étrange de la part d’une société qui arrivait quasiment droit de Bade, où l’on allait tout nu, comme son premier père. Je ne doutai pas que ce ne fût là qu’une manière de donner un tour plaisant à notre rencontre. Je souris et envoyai, de la main, de tendres baisers à ces dames. Elles ne m’en surent pas plus de gré que si je leur eusse tiré la langue, et n’en prirent prétexte qu’à se courroucer plus vivement et à passer leur belle flamme à des seigneurs bien frisés et tirés qui les accompagnaient. Je fis la remarque qu’elles étaient, elles-mêmes, très congrument habillées de beau cendal et de velours à plus de trente sous l’aune, et garnies amplement de bracelets et de colliers ne laissant pas un pouce dehors.

— Ce sont, dis-je à Véronique, les trois dames que je laissai à Bade, dans les plus mauvais sentiments à mon endroit, à cause qu’elles en avaient nourri de trop excellents…

— Nous allons bien voir, dit Véronique, ce que valaient leurs sentiments.

En effet, ces dames, ayant mis le pied sur le rivage, firent en sorte de me laisser remarquer, chacune à part, les signes de la plus tendre amitié, entre mille efforts pour la dissimuler, cependant que leurs cavaliers s’échauffaient à l’envi autour de Véronique contre qui ils avaient manifesté tant de courroux. Mes amies ne venaient pas à se toucher qu’elles ne s’embrassassent et elles n’avaient point le dos tourné qu’elles ne se fissent mille grimaces ; mais tout en folâtrant sur le sable, ou s’apprêtant au bain derrière des toiles qu’on tendit, elles s’évertuaient à me donner à entrevoir, qui un bras, qui le bas d’une jambe, ou le haut, qui la fine pointe d’un teton, et le tout comme par la vertu du plus grand des hasards. Quant à Véronique, elle était si dépensière de gentillesses à l’endroit des seigneurs frisés, que je fus bien assuré que c’était eux qu’elle trompait, et je m’affermis dans l’amour de cette petite.

Enfin, quand nous fûmes tous dans l’eau, de telle manière que nous ne pouvions point ne nous pas souvenir de Bade, et que les beaux corps assouplis de nos nageuses vinrent quasiment à me toucher, et que j’eus reçu successivement, au passage, l’invitation d’aller à Dijon et à Nuremberg, et de me rendre le plus tôt possible à Florence, j’allai prendre pied sur un îlot qui était aux environs de nos ébats, et je tournai à mes trois Grâces cette commune adresse :

— Pardieu ! mesdames, j’irai volontiers à Dijon, à Nuremberg et à Florence, mais je solliciterai la faveur d’y mener avec moi cette petite Véronique qui est en train, pour l’heure, d’abuser assez plaisamment messieurs ces freluquets, et que je suis dans l’intention d’épouser par devant Notre-Seigneur, dès le moment que nous aurons un vrai pape. Elle est menteuse, assurément, et dissimulée ; mais elle ne peut faire autrement que de l’être, et son naturel me ravit. Elle n’est point tantôt ceci et tantôt cela, selon qu’elle respire l’air badois ou celui de Constance, car, pratiquant l’artifice, elle en use à la façon que fait l’oiseau de ses ailes ou la fleur de son parfum délectable, et elle n’est point à même de se départir de sa perversité. C’est ainsi que Frère Jérôme fut inhabile à lui faire faire, à Bade, plus de trois enjambées sans chemise, pour ce qu’il s’agissait de faire montre de sa nature, laquelle était cachottière et pudique ; et c’est ainsi toutefois qu’elle vient incontinent de vous laisser voir son derrière, avec la simplicité et le joli tour d’un enfant, pour ce qu’elle était toute à y éprouver la flatterie de l’eau douce. Je n’ai nul souci de toucher d’autre vérité que celle dont Véronique est l’image, avec son imperfection très insigne : le reste est disgrâce, sécheresse, impertinence et déraison. Il faut aimer les défauts du genre humain.