Les Bastonnais/01/17

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 55-62).

XVII
une noble réparation.

Après avoir quitté le château, Roderick Hardinge rentra dans ses quartiers, où il se remit de ses fatigues par un copieux souper ; puis il revêtit un costume civil de soirée pour sa visite chez M. Belmont. Son esprit était profondément occupé des détails de la conversation de Pauline sur le bord de l’eau ; mais son amour pour elle était si ardent et il puisait tant de force dans la conscience du devoir accompli, qu’il n’appréhendait aucun fâcheux résultat de l’entrevue qu’il allait avoir. Toutefois ses dispositions étaient loin d’être enthousiastes. Plus il réfléchissait à l’incident, plus il appréciait l’étendue de l’erreur de M. Belmont et la profondeur de la blessure qui devait envenimer cet esprit fier. Il résolut, en conséquence, de se tenir purement sur la défensive et de n’entrer en explications que par des réponses directes à des accusations directes. L’enjeu était Pauline elle-même. Pour elle, il était prêt à pousser la prudence jusqu’à la limite de sa propre humiliation et à faire toute concession qui ne viendrait pas directement en conflit avec sa loyauté de soldat.

Après avoir bien fixé sa résolution sur ces points, il jeta sur ses épaules un long manteau militaire et sortit des casernes. En moins de dix minutes, il se trouva à la porte de M. Belmont. En dépit de sa résolution, il s’arrêta longtemps sur la première marche et regarda autour de lui avec ce vague sentiment de soulagement qu’un moment de délai apporte toujours au seuil de circonstances désagréables.

Le rez-de-chaussée de la maison était silencieux et sombre, mais à l’étage supérieur une faible lumière brillait à la fenêtre de la chambre de Pauline. Naguère encore, cette lumière avait été son phare et son étoile directrice qu’il voyait de toutes les parties de la ville et qui l’arrachait à la société de tous ses autres amis. Naguère encore, à son approche, cette lumière s’élevait soudain au plafond, descendait comme un trait de feu les escaliers, traversait le hall et venait l’accueillir brillante à la porte, tenue au-dessus des noirs cheveux de Pauline. Mais ce soir, il savait qu’il ne devait pas s’attendre à un tel accueil. Néanmoins, il rassembla tout son courage et laissa retomber le marteau de la porte. Celle-ci fut ouverte par la servante, mais comme le vestibule était resté obscur, elle ne le reconnut pas.

M. Belmont est-il chez lui ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui, Monsieur, il y est.

— Est-il visible ?

La soubrette hésita un moment, puis dit en hésitant : « Je vais voir, Monsieur ; » et elle le laissa debout dans le corridor obscur.

Sans perdre de temps, M. Belmont lui-même s’avança. Saluant d’une manière raide et essayant en vain de distinguer les traits de son visiteur, il dit :

— À qui dois-je l’honneur de cette visite ?

Il y avait dans cette demande un ton de sarcasme qui réussit presque à jeter Roderick hors de ses gardes. Il vit que M. Belmont était torturé par le soupçon et qu’il fallait l’approcher avec précaution. En conséquence, il tendit la main et dit :

M. Belmont, ne me reconnaissez-vous pas ?

Le maître de la maison n’accepta pas la poignée de main si franchement offerte. Il recula, au contraire, et se redressant de toute sa hauteur, il s’écria :

— Le lieutenant Hardinge !

Roderick fit un léger salut, mais ne dit rien. M. Belmont continua :

— Venez-vous ici, Monsieur, à titre de militaire ?

Pour toute réponse, Hardinge ouvrit son long manteau.

— Ah ! vous êtes en civil. Alors, je ne puis comprendre l’objet de votre visite. Si vous étiez venu ici comme officier du roi, cette maison aurait été la vôtre et vous auriez pu agir comme il vous eût plu ; mais si vous venez comme simple citoyen, je dois vous rappeler que cette maison est la mienne et que j’y fais ce qu’il me plaît. Ce soir, tout particulièrement, je désire n’être pas dérangé.

Ceci était dit avec un ricanement poli qui blessa au vif le jeune officier ; mais il se contint et commença tranquillement :

M. Belmont…

— Monsieur, interrompit vivement celui-ci, je n’ai pas donné d’explications et je n’en désire aucune. Vous m’obligerez en… et il finit la phrase par un geste de la main vers la porte.

Roderick ne bougea pas, mais il essaya de nouveau de se faire entendre.

— En vérité, M. Belmont…

— Monsieur, avez-vous l’intention de m’imposer votre présence ? Je sais que la ville est sous le coup d’une espèce de loi martiale. Vous êtes officier. Vous pouvez fouiller ma maison de la cave au grenier. Vous pouvez y établir vos quartiers. Vous pouvez m’y retenir prisonnier. En un mot, vous pouvez faire ce qu’il vous plaît. Si telle est votre intention, dites, et je ne résisterai pas. Mais dans le cas contraire, j’invoque mon droit d’inviolabilité. Vous proclamez, vous, Anglais, que la maison de tout sujet anglais est son château-fort. Mon désir est de maintenir ce privilège dans le cas actuel.

À cette troisième sommation d’expulsion, le calme d’Hardinge fut complètement troublé, et il allait tourner les talons quand, levant les yeux, il aperçut le bord d’une robe blanche flottant au haut de l’escalier. Cette vue suffit à changer subitement sa résolution.

Pauline était là écoutant cet entretien dont devait dépendre leur avenir à tous deux, et sa présence fut toute-puissante pour ranimer son courage et lui inspirer les moyens de réussir à se tirer de sa position difficile.

Roderick aussitôt résolut de changer de tactique. Serrant son manteau sur sa poitrine et rejetant sur l’épaule droite le bord de la cape, avec les manières d’un homme qui en est venu à une décision, il dit froidement :

M. Belmont, je ne puis être traité de la sorte. Il faut que je sois entendu.

Il appuya légèrement sur ces mots, mais sans forfanterie ni provocation, et ces paroles eurent un effet visible sur son interlocuteur, car il croisa aussitôt les bras comme pour écouter. Hardinge continua :

— Il est vrai, Monsieur, que je suis venu dans votre maison comme simple citoyen et ami présumé de votre famille…

M. Belmont fit entendre un gémissement et fit un geste de dénégation. — Mais puisqu’il est évident que ma présence comme telle est désagréable, j’ajouterai maintenant que je suis également ici en ma qualité de soldat. L’objet de ma visite a en réalité un caractère militaire et conséquemment, je vous prie de m’entendre.

— Que n’avez-vous dit cela tout d’abord ! s’écria M. Belmont avec un rire amer. M. Hardinge, je ne le connais pas. Quant au lieutenant Hardinge, il me faut bien l’entendre. Lieutenant, veuillez entrer au salon.

On apporta aussitôt des lumières dans cette pièce et les deux hommes prirent place devant la cheminée, Hardinge ayant décliné l’offre d’un siège. Jetant un regard sur M. Belmont, Roderick fut frappé du changement qui s’était opéré en lui pendant les trois derniers jours. Il avait l’apparence d’un autre homme ; ses traits étaient tirés, ses yeux renfoncés dans leurs orbites et ses manières agitées et nerveuses.

Le calme normal de son extérieur avait disparu, et sa courtoisie de haut ton était remplacée par l’exagération et la pétulance des gestes. Il était là mal à l’aise, près du manteau de la cheminée, attendant que le jeune officier prît la parole. Hardinge dit enfin :

M. Belmont, cette entrevue sera brève, car elle est pénible pour nous deux. Je n’ai vraiment qu’un mot à dire, en ce qui me concerne et c’est ceci : quoique j’aie eu à remplir d’importants services militaires dans le cours de ces derniers jours, aucun de ceux-ci n’était ou ne pouvait être dirigé contre vous.

M. Belmont regarda Hardinge d’un air de doute et branla la tête, mais ne répondit rien. Roderick se mordit les lèvres et reprit :

— La déclaration que je vous fais, Monsieur, quoique brève, couvre tout le champ de vos soupçons et de vos accusations. Je connais ces soupçons et c’est pourquoi ma déclaration est très formelle. Je vous demande de l’accepter comme ma défense complète.

M. Belmont resta les yeux fixés sur le foyer et continua à garder le silence.

— Dois-je interpréter votre silence comme une marque d’incrédulité, Monsieur ? S’il en est ainsi, je vais quitter à l’instant votre maison pour n’y jamais rentrer. Mais avant de faire cette démarche qui, pour moi, sera fatale, je dois vous faire observer que je n’avais jamais pensé qu’un parfait gentilhomme comme vous, M. Belmont, mettrait en doute la bonne foi d’un officier anglais comme moi et mon chagrin est rendu plus cruel par la pensée que votre fille, qui jusqu’ici voulait bien me favoriser de son estime ne verra plus en moi désormais que le stigmate du déshonneur empreint sur ma réputation par son propre père. Par respect pour elle, je n’en dirai pas davantage, et je vais me retirer immédiatement,

À ces mots, on entendit le frôlement d’une robe et des sanglots étouffés de l’autre côté de la porte du salon. Les deux hommes entendirent et se regardèrent instinctivement. Hardinge avait les yeux voilés de larmes, tandis que ceux de M. Belmont s’adoucissaient et prenaient une expression de poignante pitié.

— Restez, lieutenant, dit-il à voix basse ; une idée me frappe tout à coup. Mon silence est peut-être injuste. Si j’étais certain que votre déclaration embrasse toutes les circonstances de l’affaire, je n’hésiterais pas à l’accepter ; mais je crains que vous ne connaissiez pas toute l’étendue de mes griefs.

— Je suis sûr de tout connaître, dit Hardinge d’un ton significatif qui ne manqua pas de faire effet sur son interlocuteur. Celui-ci reprit aussitôt :

— Cela peut se vérifier aisément, si vous voulez répondre à quelques questions. Vous vous êtes présenté de bonne heure devant le lieutenant-gouverneur Cramahé, le matin du sept ?

— Oui, Monsieur.

— Vous lui avez remis un paquet de lettres présumées écrites par le colonel Arnold, le commandant des Bastonnais ?

— Oui, Monsieur.

— Certaines de ces lettres étaient adressées à des citoyens de Québec ?

— Exactement.

— Vous savez les noms de ces citoyens ?

— Je ne les connais pas.

— Le lieutenant-gouverneur n’a-t-il pas ouvert les lettres devant vous ?

— Il les a ouvertes devant moi.

— Et il les a lues ?

— Oui, il les a lues.

La lèvre de M. Belmont eut un mouvement de mépris et ses yeux lancèrent des flammes à Hardinge, qui reprit avec un sourire :

— Le lieutenant-gouverneur a ouvert et lu les lettres en ma présence et, après les avoir lues, il a fait tout haut ses commentaires ; mais dans aucun cas il n’a révélé le nom des personnes auxquelles les lettres étaient adressées, de sorte qu’en ce moment même j’ignore complètement qui elles sont. Si ce n’est par la déduction que je tire naturellement de ce qui est arrivé entre nous, je ne saurais pas que l’une de ces lettres vous était adressée, et en réalité, je n’ai aucune preuve qu’il en soit ainsi.

— Il en est ainsi, s’écria M. Belmont d’une voix de tonnerre. J’ai reçu une lettre de cette source et elle m’a jeté dans de grandes difficultés. J’ai été mandé au château à la face de toute la ville. J’ai été soupçonné et menacé et la conséquence de tout cela est que j’ai été poussé à…

— Arrêtez, M. Belmont, dit Hardinge avec calme et levant la main. Ne me dites rien de vos projets ; je ne veux pas les connaître. Je ferai mon devoir envers mon roi et mon pays. Je crois que vous ferez le vôtre ; mais si vos principes vous conduisaient dans une autre voie, je préfère l’ignorer et éviter ainsi de devenir votre ennemi.

— Vous n’êtes pas et ne serez pas mon ennemi, s’écria M. Belmont, étreignant dans ses deux mains la main étendue du jeune officier, qu’il embrassa ensuite sur la joue. Je vous dois une complète réparation. Mes soupçons étaient cruellement injustes, mais vous les avez dissipés. Je vous ai traité ce soir d’une manière outrageante, et je vous prie de me le pardonner.

Vos explications sont entièrement satisfaisantes. Vous avez fait votre devoir de soldat en remettant ces lettres au lieutenant-gouverneur, et quand même vous auriez su à qui elles étaient adressées, votre devoir eût été le même.

— Je n’ai pas besoin qu’on m’apprenne mon devoir, dit Hardinge avec une légère nuance de hauteur, qu’il tempéra aussitôt en ajoutant : Mais je suis flatté de savoir que j’ai l’approbation d’un homme qui m’a toujours paru être un modèle d’honneur.

— Vous avez mon approbation entière et complète, lieutenant. Quoique vous ayez été l’instrument indirect de la crise par laquelle je passe, je suis persuadé que vous êtes innocent de l’accusation de trahison et d’espionnage à mon égard que j’ai fait peser sur vous dans mon indignation et mon désespoir. Nous sommes à la veille d’importants événements. Dans quelques jours, la guerre avec toutes ses anxiétés et toutes ses horreurs sera déchaînée sur nous. Vous avez de grands devoirs à remplir, comme soldat et comme citoyen. Remplissez-les avec toute l’énergie de votre nature. Ces devoirs sont sacrés. Je suivrai votre conduite avec le plus profond intérêt. Vos succès seront une source de plaisir personnel pour moi et j’espère sincèrement qu’il ne vous arrivera aucun mal.

Roderick fut profondément touché de ces paroles cordiales, qui étaient pour lui plus qu’une réparation pour tout ce qu’il avait souffert durant l’entrevue. Il se réjouit aussi de la perspicacité dont il avait fait preuve en devinant la vraie cause de l’erreur commise par M. Belmont. Il était regrettable, en vérité, que les lettres d’Arnold qu’il avait remises au lieutenant-gouverneur eussent impliqué M. Belmont, supposé qu’il fût réellement impliqué, ce dont il n’avait encore aucune preuve ; mais elles avaient été le moyen de réveiller les autorités et de leur faire voir enfin le péril qui menaçait Québec. C’était là une digne compensation pour ce qu’il avait souffert. Mais il était une autre compensation après laquelle il soupirait, bien que l’heure fût fort avancée et qu’il dût retourner à son quartier. S’approchant plus près de M. Belmont, avec un sourire empreint d’une pointe de malice, il lui dit :

— J’ai à vous remercier, Monsieur, des bonnes paroles que vous m’avez adressées. Je les regarde comme la réparation que je vous savais prêt à faire, dès que vous connaîtriez les faits ; mais vous me pardonnerez de vous dire qu’il manque quelque chose pour rendre la réparation complète.

M. Belmont témoigna d’abord quelque surprise, mais quand il vit l’expression des traits de Roderick, il comprit aussitôt l’allusion et répliqua avec une bonne humeur et une vivacité toutes françaises :

— Oh ! sans doute, il y a une femme dans l’affaire. Vous voulez être aussi réhabilité aux yeux de Pauline. Ce n’est que justice et cela sera fait. Je lui ai fait part de tous mes soupçons à votre égard et lui ai répété toutes mes accusations contre vous. Mais à propos, cela me rappelle que je n’ai jamais parlé de tout cela à personne. Comment donc, je vous prie, la nouvelle vous en est-elle parvenue ! Vous devez l’avoir apprise avant de venir ici ce soir.

— Oui, Monsieur, et c’est expressément pour cela que je suis venu.

— Qui donc peut bien vous en avoir parlé ?

Hardinge ne put retenir un joyeux éclat de rire. Dans le corridor, une voix argentine lui fit écho.

— En vérité, la trahison est partout, s’écria gaiement M. Belmont. Les pires ennemis d’un homme sont les membres de sa propre famille.

Tout en parlant, il s’avança rapidement vers la porte, qu’il ouvrit toute grande. Pauline était devant lui, les yeux tout en larmes ; mais un sourire d’ineffable joie se jouait sur ses blanches lèvres.

— Ne m’embrassez pas ; ne me parlez pas, dit M. Belmont avec une gravité simulée. Je ne veux entendre aucune explication. Arrangez cette affaire avec Monsieur que voici. S’il vous pardonne, comme il a pardonné à votre père, je verrai ce que je peux faire pour vous.

Il sortit du salon, laissant Pauline et Roderick seuls pendant un gros quart d’heure. Pas n’est besoin de dire que les heureux jeunes gens rirent et pleurèrent tour à tour dans la joie que leur causait leur victoire.

Quand M. Belmont revint de la cave avec une bouteille d’un vieux bourgogne exquis, la réconciliation fut complète et ce soir-là il n’y eut pas, dans tout Québec, de cœurs plus heureux que ceux de Roderick Hardinge et de Pauline Belmont. M. Belmont était content d’avoir fait une bonne action, mais il n’était pas vraiment heureux. Pourquoi ? La suite nous le dira.