Les Bastonnais/01/18

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 62-65).

XVIII
roderick hardinge.

Il était près de neuf heures lorsque Hardinge rentra dans ses appartements, aux casernes. Il avait passé une journée semée de péripéties et il se sentait fatigué. L’entrevue qu’il venait d’avoir avec M. Belmont était, néanmoins, si exclusivement l’objet de ses préoccupations, qu’il ne parut pas disposé à chercher le repos que réclamait l’épuisement de ses forces physiques.

Machinalement, il ôta son costume civil et revêtit la petite tenue de son grade. Puis il se mit à marcher dans sa petite chambre, absorbé dans ses pensées. De temps en temps il parlait à intelligible voix, sans en avoir conscience, ou il fredonnait des morceaux de chansons ou même il se mettait à rire tout doucement.

Arnold et sa troupe de rebelles étaient complètement oubliés pour le moment. Les événements militaires qui l’avaient tant occupé dans le cours des derniers jours étaient comme effacés de sa mémoire et les mouvements des troupes dans les cours des casernes échappaient complètement à son attention.

On a dit, et non sans raisons plausibles, que le soldat, à la veille d’une bataille, est plus sensible aux doux sentiments du cœur et oublie plus facilement tout le reste, qu’aucun autre mortel.

Il en était ainsi de Roderick, ce soir-là. Il appréciait vivement l’étendue des dangers qu’il avait courus et l’importance de la victoire qu’il avait remportée pendant la dernière heure. Qu’aurait donc été pour lui la gloire des armes, le renom acquis par des services patriotiques, s’il avait perdu Pauline ?

Et, s’il faut dire toute la vérité, le pays lui-même valait-il la peine d’être sauvé sans elle ?

Roderick Hardinge avait vingt-sept ans. Il était Écossais de naissance, mais il avait passé au Canada la plus grande partie de sa vie. Son père était officier dans le fameux régiment écossais de Fraser, dont l’histoire est si intimement liée à la conquête de la Nouvelle-France. Après la bataille des plaines d’Abraham à laquelle il prit une grande part, ce régiment fut caserné dans la ville de Québec pendant quelque temps, et lorsqu’il se débanda finalement, la plupart de ceux qui le composaient, officiers aussi bien que soldats, s’établirent dans le pays, ayant obtenu du gouvernement impérial de grandes concessions de terre dans la région du Golfe. Cette colonie a fait sa marque dans l’histoire du Canada, et jusqu’à nos jours, les familles écossaises de la Malbaie doivent être rangées parmi les plus distinguées, dans les annales de la province.

Tout en conservant beaucoup des meilleures qualités caractéristiques de leur origine, ils se sont complètement identifiés avec leur nouvelle patrie et par leurs unions avec les familles de race française, ils ont presque entièrement perdu l’usage de la langue anglaise.

Le père de Roderick avait imité l’exemple d’un grand nombre de ses camarades officiers, et dans l’automne de 1760, quelques semaines après la capitulation de Vaudreuil à Montréal et l’établissement définitif de la puissance britannique au Canada, il avait résigné sa position dans l’armée et s’était établi sur un beau domaine dans Montmagny, à peu de distance de Québec, sur la rive sud du Saint-Laurent. C’est là, qu’il avait appelé d’Écosse sa famille. Roderick, son fils unique, avait douze ans à son arrivée au Canada, et il avait grandi ainsi comme un enfant du sol. Il n’avait jamais quitté le pays, et à la mort de ses parents, il avait hérité du patrimoine paternel qu’il avait considérablement amélioré et cultivé avec beaucoup de succès. Il avait passé souvent ses moments de loisir dans la ville de Québec où sa position, sa richesse et sa bonne éducation lui avaient ouvert les portes des cercles les plus choisis et les plus exclusifs de la petite, mais aristocratique capitale.

Grâce aux circonstances de cette époque, la langue française lui était devenue presque plus familière que la langue anglaise et le lecteur aura sans doute compris que la plupart des conversations que nous avons rapportées étaient tenues en français. Il en était surtout ainsi dans ses relations avec Pauline et son père qui ne parlaient ni l’un ni l’autre un mot d’anglais.

Aux premières nouvelles de l’invasion du Canada par les troupes continentales, il avait aussitôt laissé ses domaines aux soins de son vieil ami Donald, et bouclant l’épée de son père, il s’était empressé de se rendre à Québec et de s’enrôler dans l’armée. Les restes du régiment écossais de Fraser, complétés d’autres recrues, avaient été formés en régiment, appelé les Émigrants royaux, sous le commandement du colonel Allan McLean et l’on aurait naturellement pensé que Roderick s’y serait enrôlé, mais pour quelque raison à lui connue, il n’en avait rien fait. Il avait pris une commission régulière dans un régiment de la milice de Québec commandé par le colonel Caldwell. C’est comme officier de ce régiment qu’il avait rempli les services remarquables que nous avons rapportés dans les chapitres précé­dents.

Roderick Hardinge était grand, robuste, taillé en athlète et d’une nature ardente. Il était grand amateur d’exer­cices du corps et de courses lointaines. Il avait fait beaucoup d’excursions en raquettes avec les coureurs des bois jusqu’au cœur des régions inhabitées. Souvent il avait erré pendant des mois entiers avec quelques-uns des jeunes Hurons de Lorette, à la chasse au cerf ou au buffle. Il était excellent cavalier, comme nous l’avons vu par sa course à Trois-Rivières.

Son éducation n’avait pas été négligée et ses belles facultés mentales avaient été cultivées par les soins de son père et le meilleur enseignement que les savants ecclésiastiques français de Québec pouvaient donner. Il était d’un teint très blanc, avec de soyeux cheveux blonds et une barbe de lin. L’homme est généralement gouverné par les contrastes ; c’est probablement pour cette raison qu’il aimait Pauline aux cheveux bruns et aux yeux noirs. Il était de dix ans son aîné et la connaissait depuis son enfance, mais son teint fleuri et sa parfaite santé le faisaient paraître beaucoup plus jeune et quand les deux marchaient côte à côte, on ne remarquait aucune choquante disparité d’âge.

Roderick venait de boutonner le dernier bouton de sa veste de petite tenue quand on frappa à la porte, Donald entra. Après avoir reçu un chaleureux accueil, il informa son maître qu’il avait terminé ses reconnaissances de rebelles, ceux-ci devant parler par eux-mêmes dès le lendemain. Il lui apprit qu’il arrivait du château où il avait donné ces renseignements au lieutenant-gouverneur. Hardinge le remercia pour sa diligence et sa fidélité, et comme récompense, en réponse à une question de Donald, il lui ordonna de ne pas retourner à la ferme, mais de rester dans la ville pour prendre part à la défense.

Tant que le pays serait en danger, le domaine de Montmagny pouvait prendre soin de lui-même.