Les Bastonnais/02/04

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 82-89).

IV
bouleau et érable.

Les soldats d’Arnold étaient apparus sur les hauteurs de Lévis comme une armée fantôme, mais ils ne s’évanouirent pas comme des fantômes à la grande lumière du jour. Après avoir rassasié leurs yeux du spectacle de cette ville renommée qui les avait attirés de si loin, après avoir contemplé à loisir sa fière citadelle, ses murailles déployant autour de la ville leurs sinuosités, ses portes massives, les toits pointus de ses maisons, les hauts clochers de ses églises, les gracieux campaniles de ses nombreux couvents, ils se mirent activement à l’œuvre qui devait couronner leur marche héroïque à travers les pays déserts : l’attaque de Québec. L’enchantement de la distance était maintenant évanoui et la réalité de la vision était devant eux.

Arnold avait le coup d’œil rapide du vrai commandant. Il comprit qu’il ne pouvait rien faire en restant à Lévis. Le vaste Saint-Laurent coulait rapidement devant lui avec un sourd gémissement qui était pour lui un avertissement, et l’isolait complètement de Québec. Il n’avait pas d’artillerie. Il n’y avait pas de bateaux. Il ne fallait pas penser à un pont de glace avant deux mois, au moins. Et pourtant, il voyait clairement sa voie. Il fallait traverser le fleuve. Il fallait attaquer Québec.

Le prix de la capture valait bien la tentative la plus désespérée. S’il prenait Québec avant d’être rejoint par Montgomery, son nom deviendrait immortel ; il serait mis dans l’histoire au rang de Wolfe. Que dis-je ? Vu l’exiguïté de ses moyens d’attaque, son fait d’armes surpasserait celui de Wolfe. La prise de Montréal suffirait à la gloire de Montgomery ; celle de Québec appartenait, de droit, à Benedict Arnold. S’il y avait des risques, il y avait aussi des chances. L’armée régulière anglaise était au loin ; les murailles n’étaient gardées que par une milice inexpérimentée. Le lieutenant-gouverneur Cramahé n’était pas un soldat. Les habitants français de la ville étaient au moins apathiques. Un grand nombre de résidents anglais étaient, à n’en pas douter, amis de la cause continentale.

Oui, Arnold devait traverser le fleuve et sans tarder. Dans l’après-midi même de son arrivée, il donna instruction à Morgan, commandant des carabiniers, de préparer un certain nombre de canots, sans délai. Avec l’aide de quelques Sauvages qui rôdaient autour du camp, en quête d’eau de feu et d’autre butin, une escouade de carabiniers, sous le commandement de Cary Singleton se rendit dans les bois longeant la rivière et se mit à dépouiller de leur écorce les plus vieux et les plus gros bouleaux.

L’automne n’est pas si favorable que le printemps à cette opération et à la préparation de l’écorce de bouleau ; mais le résultat est tout de même assez satisfaisant, pourvu que la gelée n’ait pas pénétré trop avant dans le cœur de l’arbre.

L’érable et le bouleau sont les rois des forêts canadiennes. Ces deux arbres hauts, forts et résistants sont comme les deux colonnes qui conviennent le mieux à l’entrée du climat boréal. Comme combustible, ils sont au premier rang des bois durs sur le marché et chacun d’eux a ses avantages spéciaux.

L’érable est un peu plus apprécié pour ses propriétés calorifiques ; le bouleau, de son côté, est plus précieux pour sa cendre. La cendre de bouleau est belle, blanche comme la neige et douce au toucher, comme de la farine. La feuille d’érable et l’écorce de bouleau sont des emblèmes nationaux au Canada, et il est juste qu’il en soit ainsi, car ces deux arbres sont liés à l’histoire du pays et participent largement à ses conforts domestiques. Les annales de la Nouvelle-France peuvent être comparées à un album de feuilles d’érable relié dans un rouleau d’écorce de bouleau et un auteur québecquois contemporain a adopté cette idée pour titre de l’un de ses ouvrages. Les fortes solives des maisons canadiennes sont taillées dans des troncs de bouleau et elles sont aussi solides, sinon aussi parfumées, que les cèdres du Liban. L’ameublement des maisons canadiennes est fait d’érable piqué, qui peut recevoir le poli le plus velouté et qui est d’autant plus beau qu’il revêt une plus grande variété de nuances et de dessins naturels, que le noyer ou l’acajou.

Chaque saison de l’année ramène ses amusements particuliers, et ce peuple aux habitudes primitives se livre à ces amusements avec une régularité religieuse. Il y a la fenaison, en été, quand, sous le ciel brûlant et au milieu des fortes senteurs des plus robustes fleurs des champs, on traîne le gros chariot du champ à l’ombre du bois voisin et que, tout autour, les travailleurs chantent et se réjouissent de l’abondante moisson d’herbe parfumée qui engraissera le bétail durant les longs mois d’hiver rigoureux où la campagne sera couverte de neige. Les jeunes hommes s’appuient sur leurs faux qui brillent comme des sabres turcs, et sous leurs chapeaux de paille à larges bords, les demoiselles de la ville sourient pendant qu’elles tressent des guirlandes de fleurs brillantes pour attacher la dernière et la plus grosse botte.

En automne, c’est le temps de la moisson avec ses cérémonies traditionnelles de nature religieuse ou sociale. Le grenier est décoré jusqu’au toit de guirlandes de verdure odorante et le sol de la grange est déblayé pour y laisser danser les pieds fatigués qui, si longtemps, ont travaillé dans le petit champ de cinq arpents. Sous le croissant de la lune, pendant ces douces soirées de septembre, on voit se répéter les vieilles superstitions des druides saxons, pendant que mainte belle Norma, couronnée de verveine et de guy, une brillante faucille à la main et les yeux remplis de la lumière prophétique de l’amour, règne en souveraine sur les cœurs honnêtes et aimants des jeunes paysans qui déposent à ses pieds les plus belles herbes des collines. Et l’humble Ruth est là aussi, avec sa douce et patiente figure et son regard timide tombant sur le généreux Booz qui lui a permis de glaner ses épis dorés.

L’hiver a également ses réjouissances et ses fêtes. En nul autre endroit des climats arctiques, elles ne sont mieux célébrées par des personnes de tout âge et de tout sexe. On se livre, autour du foyer, à d’innombrables jeux et passe-temps. La joie la plus franche et la plus expansive chasse l’ennui des longues soirées d’hiver. On conte des histoires, on chante des chansons, on joue des tours. On danse dans les salles illuminées, on se conte fleurette dans les coins sombres, et pour couronner ces fêtes, il y a la course en traîneau au clair de la froide lune, aux sons des grelots, à la cadence des sabots des chevaux, aux cris des charretiers, et au sifflement aigu de la bise du nord, toutes choses qui animent et réjouissent les esprits des jeunes promeneurs comme autant de gorgées d’un vin capiteux.

Au Canada, toutes ces agréables cérémonies rurales des vieux pays sont religieusement conservées, et c’est la seule partie de ce continent, où l’on puisse encore en être témoin.

L’Américain qui en a lu les descriptions, mais qui ne les a jamais vues en Europe, peut les trouver fidèlement reproduites au Canada.

Mais au printemps, les Canadiens ont un passe-temps qui leur est particulier et qui leur est fourni par leur propre climat. C’est la saison de la récolte du sucre d’érable.

À l’époque où se passaient les événements de notre histoire, la culture de l’érable était beaucoup plus répandue qu’aujourd’hui ; mais à présent, elle est encore assez bien conservée pour permettre au voyageur d’en étudier tout le pittoresque et le charme. Au Vermont, dans le New Hampshire, au Michigan et au Wisconsin, on fait du sucre d’érable, mais d’une façon si terre à terre, si mercantile qu’on n’y trouve aucune poésie rurale.

Les érables sont plantés dans un espace d’un demi arpent. On entaille chaque arbre à une hauteur d’environ un pied ou un pied et demi du sol. On attache aux lèvres de la blessure ainsi faite un morceau de bardeau à un angle de quarante-cinq degrés et l’eau d’érable, ou la sève, découle le long de cette planchette dans une auge placée au pied de chaque arbre. Les braves nourricières distillent ainsi leur lait, tandis que les blancs rayons du soleil viennent illuminer leurs troncs d’argent et que les doux vents de mars se jouent dans leurs branches encore dépouillées de feuilles. L’homme a l’œil fixé sur chacun des arbres, et à mesure que les urnes se remplissent, il les vide dans un grand tonneau en attendant qu’il fasse bouillir la sève. Dans le centre d’un espace ouvert, est un immense chaudron suspendu à une traverse, au-dessus d’un feu vif de pin et de hêtre. Tout auprès, est élevée la cabane du propriétaire où sont emmagasinés tous les ustensiles nécessaires à la fabrication du sucre. Là aussi est suspendu son hamac, car durant tout le temps que coulent les érables, il vit comme un Indien dans la forêt.

Tout à coup on entend un bruit de voix sur le flanc des collines et bientôt tous les invités à la fête du sucre se trouvent réunis sous les érables. Ils ont apporté avec eux des paniers de provisions, des jambons, des œufs et la provision indispensable de boissons fortes.

— La première chose à faire, mes amis, crie l’hôte à ses invités, est de boire, à la santé des femmes de la forêt, un coup d’eau d’érable.

Aussitôt, les gobelets de fer-blanc sont placés sous les entailles.

Quand ils sont remplis, on boit le toast avec tous les honneurs.

— Maintenant, reprend l’hôte, venez au chaudron et recevez votre part de sirop.

L’un après l’autre, les invités s’approchent du grand chaudron où l’eau d’érable bout à gros bouillons. Chacun tient à la main un bassin de bois rempli de neige fraîche et propre, dans lequel le propriétaire hospitalier verse le fluide doré. Accompagné de pain frais, ce plat est délicieux, car il faut remarquer que le sirop et le sucre d’érable ne rassasient pas bientôt et surtout ne donnent pas de nausées, comme le font les autres compositions saccharines.

Après ce repas préliminaire, les invités se livrent à divers amusements. Les plus âgés s’asseyent à la porte de la cabane et causent des ébats qu’ils prenaient, dans leur jeunesse, aux parties de sucre, tandis que les jeunes gens chantent, fleurettent, se promènent et s’amusent comme la jeunesse seule sait s’amuser. Quelques-uns des plus actifs vont ramasser des branches sèches et du bois mort pour entretenir le feu. D’autres se retirent un peu hors de vue pour rendre visite aux cruchons qu’ils ont cachés derrière les rochers.

Après quelque temps, l’hôte donne le signal de la fabrication de la tire. Cette partie des réjouissances est réservée aux jeunes filles. Elles ôtent leurs manteaux, relèvent leurs capuchons, retroussent leurs manches et plongent leurs doigts blancs dans la mare de sirop qui se refroidit rapidement. Le mouvement mécanique de retirer les bras en arrière et de les ramener en avant est, en lui-même, une occupation peu intéressante ; mais il n’en est pas moins vrai que sous ces érables canadiens, dans cette réconfortante atmosphère des montagnes, et au milieu de tous les accessoires de ce singulier pique-nique d’hiver, faire de la tire est un amusement pittoresque et réjouissant. Les jeunes filles deviennent rubicondes par l’exercice ; elles sont essoufflées, elles tendent leurs muscles avec effort, elles baissent la tête quand leurs amoureux se glissent sournoisement derrière elles pour leur voler un baiser, ou bien elles courent à la poursuite de l’impudent larron et appliquent à ses méchantes joues un soufflet, de leurs mains rendues collantes par le sirop.

Sous l’action de ce rapide pétrissage, le sirop noir devient d’abord plus brillant, puis il rougit ; il prend ensuite une teinte dorée et finalement devient blanc, plus blanc encore ; fin, puis encore plus fin, et la tire est faite.

Vers le milieu de l’après-midi a lieu le principal repas. On retire des paniers toutes les provisions que les invités ont apportées et on les dispose sur une longue table préparée pour l’occasion. L’eau d’érable et le sucre d’érable accompagnent tous les plats. Quand on a disposé de toutes les viandes, la fête se termine par la célèbre omelette au sucre d’érable. Quelle que pût être, à ce sujet, l’opinion de Soyer ou de Brillat-Savarin, c’est un mets agréable, quoique trop riche pour être mangé copieusement et, d’après tous les principes hygiéniques, de digestion difficile. Il est fait d’œufs légèrement bouillis et cassés dans le sirop d’érable un peu dilué et bouillant.

Après un tel repas, l’exercice est indispensable et il est de coutume de se livrer à la danse jusqu’à l’heure du départ.

— Mes amis, s’écrie l’hôte, quand ses invités sont sur le point de se lever de table, je suis content de voir que vous avez fait honneur à mon sirop et à mon sucre. C’est le meilleur signe qu’ils sont bons. Ça fait la réputation de ma sucrerie. Tâchez d’en garder le goût jusqu’à l’année prochaine, car j’espère que nous nous réunirons encore tous ensemble sous ces mêmes arbres.

Une salve d’applaudissements accueille ces paroles et la compagnie se met à chanter en chœur des chansons de chasse en l’honneur de l’hôte.

— Maintenant, reprend-il, il nous faut absolument avoir une danse. Je ne laisse jamais partir mes amis sans cela et j’entends bien prendre part moi-même à la première. Allons ! dépêchons-nous tous. Je vois un ou deux nuages menaçant là-haut et nous pourrions bien avoir une bordée avant la fin du jour.

On a bientôt découvert un ménétrier et la danse s’organise. Le violoneux appuie sa joue gauche d’une manière caressante sur son instrument, mais à peine a-t-il promené son archet sur les cordes discordantes, que soudain on entend un grand bruit dans les gorges de la montagne. C’est le mugissement de la tempête. Les sommets des érables se tordent et se démènent sous les bouffées du vent qui arrivent par violentes bourrasques de la rivière, au loin là-bas. Le ciel s’assombrit tout à coup. La neige tombe épaisse et drue. C’en est assez pour jeter le désarroi dans toute l’assemblée. La danse est abandonnée et chacun se prépare à partir aussi vite que possible.

Cary Singleton et ses hommes avaient un devoir plus sérieux à remplir, sous les érables. Ils en abattirent plusieurs et avec les troncs, ils construisirent un certain nombre de radeaux destinés à transporter les bagages et les provisions de l’armée, à travers le Saint-Laurent.

En même temps, ils confièrent aux Sauvages le soin de construire des canots d’écorce. Avec leurs longs couteaux, ceux-ci firent autour des troncs minces une incision aussi précise et aussi régulière qu’aurait pu le faire un chirurgien sur un membre humain qu’il aurait voulu amputer. Ils firent le premier cercle à environ un pied du sol, l’autre à environ trois pieds des branches, c’est-à-dire à l’endroit où l’arbre commence à s’amincir. C’était afin d’obtenir des bandes d’écorce de longueur à peu près uniforme. Ils tracèrent alors des fentes longitudinales d’un cercle à l’autre, faisant quatre ou cinq sections suivant la grosseur de l’arbre ; ceci, afin d’avoir des bandes de largeur à peu près égale. Ils insérèrent alors la pointe de leurs couteaux sous l’écorce, et, par un rapide mouvement du bras, enlevèrent les bandes, l’une après l’autre. En tombant par terre, ces bandes s’enroulaient en spirales, mais d’autres sauvages les déroulaient aussitôt et les cousaient ensemble avec de petites lanières de peau d’orignal ou de chevreuil, et les taillaient en pointe aux deux extrémités. De cette manière, trois hommes pouvaient construire un canot de bonne dimension, en moins de deux heures. Il ne restait alors que l’opération du séchage qui, en réalité, n’est pas indispensable, mais qui contribue à la légèreté et à la solidité de l’embarcation.

Aussitôt que le premier canot fut fait, Cary Singleton le lança à flots et, accompagné de deux hommes, fit la reconnaissance qui avait tant effrayé les bavardes blanchisseuses. Il ne s’approcha pas de la rive nord d’aussi près qu’il l’avait projeté, de crainte que les femmes ne donnassent l’alarme et ne trahissent ses desseins, mais sa lunette lui en révéla assez pour lui permettre de mentionner dans son rapport que le bassin isolé, caché par un épais rideau d’arbres, et connu sous le nom d’Anse de Wolfe, serait un endroit favorable pour le débarquement de l’armée d’invasion. En conséquence, après trois jours consacrés à faire reposer ses troupes et à ravitailler ses magasins de provisions avec les produits des fermes voisines, Arnold entreprit de passer le Saint-Laurent, dans la nuit du 13 novembre. Il opéra à la faveur de l’obscurité et d’un orage, et de dix heures du soir à quatre heures du matin, à l’aide de trente canots d’écorce et de quelques radeaux, il se livra à cette dangereuse entreprise.

Les fragiles embarcations allaient et revenaient, pour repartir de nouveau, en silence, sur le large lit du fleuve, portant un équipage d’hommes armés taciturnes qui tenaient littéralement à la pointe de leurs mousquets le sort du Canada.

À la pointe du jour, toute l’armée continentale, à l’exception de 160 hommes qu’on laissa à Lévis, était en sécurité dans la retraite de l’Anse de Wolfe et Arnold avait gagné un autre enjeu à la loterie de la guerre.