Les Bastonnais/02/05

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 89-94).

V
sur les remparts.

Le même matin, de très bonne heure, Zulma Sarpy se rendit en voiture à Québec, accompagnée d’un seul serviteur. En approchant de la ville, elle eut une vue rapide des troupes rebelles escaladant la gorge de l’Anse de Wolfe et se formant en groupes sur la lisière du bois. Ils ne pouvaient pas encore être aperçus de la ville, quoique les autorités eussent été informées de leur débarquement une heure ou deux auparavant. Cette vue réjouit singulièrement la jeune fille. Cet appareil guerrier ne l’étonna pas et l’effraya encore moins. Elle ressentit plutôt un frisson d’enthousiasme et il lui passa dans l’esprit l’extravagant désir de prendre part, elle aussi, à cette parade guerrière. Elle arrêta son cheval un instant, pour s’assurer que ses yeux ne l’induisaient pas en erreur et quand elle fut persuadée que ces hommes là-bas étaient réellement les continentaux, elle fit claquer son fouet et se rendit rapidement à Québec, afin de jouir du malicieux plaisir d’être la première à communiquer la nouvelle à ses amis.

Elle ne fut pas désappointée dans cet espoir. Son récit ne fut pas cru d’abord, parce qu’un coup d’œil jeté sur les hauteurs de Lévis, révélait la présence de troupes en cet endroit. Mais quand elle insista et donna le détail des circonstances, les nouvelles se répandirent rapidement. Elle passa d’une rue à l’autre. De la haute-ville, elle vola à la basse-ville et à mesure qu’elle était confirmée par d’autres personnes arrivant à la ville, la population devint de plus en plus émue et bientôt les remparts furent couverts d’une foule de citadins anxieux de s’assurer par eux-mêmes de la véracité des rapports.

Pauline Belmont n’avait pas été aussi intime qu’elle aurait pu l’être avec Zulma Sarpy, d’abord parce que les deux jeunes filles avaient été séparées pendant plusieurs années passées de part et d’autre dans différentes maisons d’éducation et ensuite, et surtout, parce que leurs caractères ne s’accordaient pas. La timidité de l’une, ses goûts essentiellement domestiques ne pouvaient pas s’accommoder de la nature impulsive, sans crainte et toute en dehors de l’autre.

Intellectuellement, elles n’étaient pas égales non plus. L’esprit de Pauline était presque exclusivement soumis aux impressions étrangères et son cercle de connaissances était assez restreint. L’esprit de Zulma était bouillant de spontanéité et empreint d’une originalité agressive qui dispersait devant elle tous les usages comme autant d’éclats de bois. Pauline devait être naturellement portée à s’appuyer sur Zulma, à prêter l’oreille avec admiration à son brillant langage, à demander son avis et ensuite à sourire, craignant de mettre en pratique ses conseils.

D’un autre côté, Zulma n’éprouvait aucun désir de réclamer ou d’exercer aucun patronage. Elle était vraiment trop indépendante pour cela, et en ce qui concernait Pauline en particulier, elle préférait se plier autant que possible à son niveau. Néanmoins, dans le cours des quelques mois qui s’étaient écoulés depuis le retour de France de Zulma, les jeunes filles s’étaient rencontrées souvent et elles auraient bien désiré se rencontrer plus souvent encore, mais toutes deux étaient le plus souvent retenues à la maison, l’une par les habitudes retirées de M. Belmont, l’autre par les infirmités du sieur Sarpy.

En cette dernière occasion, Pauline fut l’une des amies que Zulma visita, et, naturellement, son premier soin fut de lui apprendre le débarquement des continentaux.

Elle fut surprise de remarquer que cette nouvelle répandait une pâleur mortelle sur les traits de sa compagne.

— Le siège va commencer sérieusement, et nous serons isolés du reste du monde, murmura Pauline, et mon père n’est pas encore de retour.

— Est-il sorti de la ville ? demanda Zulma.

— Oui. Il est parti hier, promettant de revenir de bonne heure, ce matin. Son retard ne m’alarmait pas, mais maintenant, après ce que vous m’apprenez, je crains qu’il ne lui arrive malheur.

— Ne vous inquiétez pas, ma chère. Plusieurs jours se passeront avant que la ville ne soit investie et votre père ne sera pas empêché de revenir. D’ailleurs, il n’est pas un militant, je crois.

Pauline poussa un soupir, mais ne dit rien. Zulma reprit.

— Je suis sûre qu’il est neutre, tout comme mon père, et ceux qui observent la neutralité ne seront pas molestés.

— Je voudrais bien en être sûre, mais… et Pauline s’arrêta soudainement comme si elle avait craint d’exprimer ses soupçons.

— Vous devez vous rappeler, ma chère, que ces Américains ne sont pas si noirs qu’on les peint. Ce sont des hommes comme les autres et de vrais soldats sont toujours cléments, ajouta Zulma.

— Vraiment ! Croyez-vous cela ? Je ne sais qu’en penser. Mon père en cause fort peu depuis quelque temps, mais un de nos amis en parle en termes hostiles.

— Ce doit être un ultra-loyaliste.

— C’est un officier anglais.

— Un officier anglais ! Quoi, Pauline, je croyais que votre père se tenait à l’écart des représentants du gouvernement britannique !

— Oh ! mais celui-ci est vraiment un Canadien et parle français comme nous-mêmes, dit Pauline en rougissant.

— Alors, c’est bien différent, répondit Zulma d’un ton enjoué légèrement teinté de sarcasme. Je serais très curieuse de connaître ce spécimen.

— Vous le connaissez, ma chère.

— Impossible !

— Il m’a parlé de vous.

— Vraiment !

— C’est un de vos grands admirateurs.

— Vous vous moquez de moi !

— Ne pouvez-vous deviner qui il est ?

Et la petite Pauline subitement rassérénée se mit à rire comme une enfant d’avoir gagné ce léger avantage sur sa compagne.

— Vous m’intriguez et excitez ma curiosité. Je ne puis deviner. Dites-moi son nom.

— Le lieutenant Hardinge.

— Le lieutenant Hardinge !

Pourquoi les joues de Zulma s’enflammèrent-elles soudainement ? Pourquoi ses yeux bleus s’obscurcirent-ils d’une ombre lugubre ? Et ses lèvres ? Pourquoi devinrent-elles blanches et immobiles comme le marbre, sans pouvoir articuler une seule parole ?

Il y eut un silence d’une profonde solennité qui jeta Pauline dans la perplexité. Elle craignait d’en avoir trop dit, autant pour son bien que pour celui de son ami. Mais cette appréhension se dissipa bientôt au toucher de la main de Zulma appuyée sur la sienne. Le regard profond et pénétrant dont celle-ci couvrait sa compagne, expliquait bien mieux que des paroles qu’elle comprenait tout et sympathisait généreusement avec son amie.

— Sans doute, dit-elle en riant, si vous vous inspirez de l’opinion du lieutenant Hardinge, vous ne pouvez avoir une bien haute idée des Américains et je suppose que ce serait perdre mon temps que d’essayer de combattre cette opinion.

— Heureusement, le résultat de la guerre ne dépend pas de l’opinion de deux jeunes filles comme nous, reprit Pauline, d’un air
raisonneur qui lui était complètement étranger et qui fit rire sa compagne de nouveau.

— N’importe, dit Zulma. Faisons quel­que chose qui soit plus conforme au caractère de la fem­me. Allons voir ces nouveaux soldats.

— Très bien. Je pourrai peut-être ain­si apprendre quelque nouvelle de mon père.

Elles sortirent de la maison et se mêlèrent à une foule d’hommes, de femmes et d’enfants, se dirigeant vers les remparts. En arrivant aux murailles, elles les trouvèrent garnies d’une rangée de gens parlant et gesticulant avec la plus grande animation. Les uns parlaient à haute voix, d’autres criaient de toute la force de leurs poumons ; ceux-ci agitaient leurs chapeaux, ceux-là faisaient flotter au vent leurs mouchoirs attachés au bout de leurs cannes, comme des drapeaux, et quelques-uns faisaient ouvertement des signaux de bienvenue aux rebelles.

L’armée d’Arnold était là, rangée devant eux, déployée en double colonne ouverte, sur les plaines d’Abraham. Les soldats avaient brossé leurs uniformes, fourbi leurs armes et s’étaient donné la meilleure apparence possible. Ils n’étaient pas plus de sept cents, mais une judicieuse évolution des ailes faisait paraître l’armée plus nombreuse. Quelques-uns des officiers paraissaient très bien mis, ayant revêtu les uniformes de grande tenue qui n’avaient pas servi depuis que l’expédition avait quitté Cambridge deux mois auparavant.

Pauline et Zulma occupaient, au milieu d’un groupe nombreux, une bonne place d’où elles pouvaient voir tout, et entendre, en même temps, les commentaires de la foule.

— Pourquoi les Bastonnais ne viennent-ils pas ? disait un vieux Français en relevant d’un air crâne son bonnet de laine bleue sur le côté. Ce sont des imbéciles. Ils ne comprennent pas leur chance.

— Vous avez raison, répondait un autre vieux près de lui. Si le général des rebelles le savait seulement ! Les portes ne sont pas convenablement gardées et les palissades ne sont qu’à moitié faites. Il pourrait s’élancer en avant et s’emparer de la ville par un coup de main.

Cette conversation était frappante et plus tard, après la fin des événements, Zulma avait coutume de dire qu’elle exprimait la vérité. Si Arnold avait tenté un assaut sur Québec, ce matin de novembre, Sanguinet et d’autres chroniqueurs nous assurent qu’il s’en serait emparé. Cela aurait suffi à l’immortaliser et aurait épargné au monde le scandale du traître le plus lâche des temps modernes.

Le dialogue ci-dessus se débitait à droite de Zulma et de Pauline. À leur gauche se tenait le suivant entre deux Anglais, un aubergiste et un matelot.

— Si notre commandant faisait une sortie contre ces gueux-là, il les balayerait dans le Saint-Laurent, disait le matelot.

— Ou bien, il ferait prisonniers la plus grande partie d’entre eux, répondait l’aubergiste.

C’était là une opinion toute contraire à la première que nous avons rapportée et cependant, elle aussi a été exprimée dans la suite par des historiens. La garnison de Québec était forte de quinze cents hommes et bien pourvue d’armes et de munitions. L’armée américaine ne comptait que la moitié de ce nombre, et ses soldats étaient pauvrement vêtus et mal armés. Les Anglais avaient une base d’opérations et une place de retraite dans Québec. Les continentaux n’avaient d’autre ligne de retraite que le vaste Saint-Laurent et quelques canots d’écorce qu’une douzaine de torches auraient facilement pu détruire. Qui sait ? Il s’est peut-être perdu ce jour-là une grande occasion d’acquérir de la gloire.

— Je voudrais les voir se précipiter à la rencontre des Américains, dit Zulma à Pauline. Mais l’ombre de Montcalm plane sur eux. Si le marquis était resté dans ses retranchements, nous n’aurions jamais été conquis par les Anglais. Si les Anglais voulaient seulement suivre aujourd’hui son mauvais exemple ! Elle se mit à rire de bon cœur.