Les Bastonnais/02/16

La bibliothèque libre.
Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 126-130).

XVI
une marche épique.

Le lendemain, Cary Singleton était assis, en compagnie de Zulma et de son père dans une salle du manoir Sarpy. Un grand feu brillait devant eux et à leur côté était une petite table chargée de gâteaux et de vins. Cary était à un angle de la cheminée, le sieur Sarpy au centre et Zulma occupait une chaise basse de l’autre côté du demi-cercle. Après avoir épuisé beaucoup de sujets de conversation et alors que le jeune officier, mis tout à fait à son aise, se sentait comme chez lui, le sieur Sarpy demanda à Cary de lui raconter la marche d’Arnold à travers les forêts du Maine.

— J’ai entendu parler des difficultés de cette expédition, dit-il, et je connais assez la nature de nos bois et de nos prairies pour savoir que vous avez dû beaucoup souffrir.

— Nous avons beaucoup de forêts dans le Maryland, répondit Cary, mais elles ne ressemblent en rien à celles de vos climats du nord. Je suis jeune et robuste, mais en maintes circonstances, j’ai pres­que désespéré d’arriver à Québec sain et sauf.

— Où votre armée s’est-elle organisée ?

— À Cambridge, aux quartiers généraux du général Washington.

— Quand ?

— Vers le milieu du mois d’août.

— Quel était votre but ?

— Eh bien ! lorsque la guerre contre la Grande-Bretagne devint inévitable, nous avons dû nous préparer aux mesures extrêmes. Les batailles de Lexington, de Concord et de Breed’s Hill nous jetèrent sur la défensive ; mais nous ne pouvions nous contenter de cela. Il nous fallait prendre l’offensive. Le Congrès résolut alors d’attaquer les Anglais au Canada.

— Les Anglais ? s’écria le sieur Sarpy.

— Oui, les Anglais, dit Zulma se tournant vers son père avec une animation soudaine dans le regard et dans le geste. Les Anglais, non pas les Français.

— Précisément, Mademoiselle, reprit Cary avec un sourire et un profond salut. Les Français du Canada sont nos frères et ont autant de raisons que nous de détester le joug britannique.

« Hélas ! murmura le sieur Sarpy en levant les yeux au plafond et en frappant de sa main ouverte le bras de son fauteuil. »

Un regard de Zulma fit passer rapidement le narrateur sur cette partie de son récit. Il continua en disant, en termes généraux, que le Congrès ayant décidé d’envahir le Canada par les grands lacs, avait jugé expédient d’envoyer une seconde expédition par le sud, le long de la rivière Kennebec.

— C’est par une belle matinée de septembre, poursuivit-il, que nous sommes partis de Cambridge sous les yeux du général Washington. Notre première halte fut à Newburyport. De là, nous fîmes une partie du trajet par voie d’eau. Onze bateaux-transports nous rendirent à l’embouchure de la Kennebec. Deux cents bacs construits par des charpentiers envoyés en avant dans ce but nous attendaient là. Cet endroit était la limite de la civilisation. Au delà, sur une étendue de centaines de milles dans l’intérieur, c’était la forêt vierge. Une avant-garde prit les devants pour reconnaître et explorer le pays. Le corps principal s’avança en quatre divisions ayant en tête notre corps de grenadiers. Après une marche agréable de six jours, nous arrivâmes aux chutes de Norridgewock.

— Norridgewock ? dit le sieur Sarpy, comme se parlant à lui-même. Je crois me rappeler ce nom-là.

— Sans doute, Monsieur, c’est un nom sacré. Il rappelle un grand homme de bien, le Père Ralle.

— Ah ! je me souviens. Il y a quarante ans de cela, et j’étais très jeune ; mais je me rappelle avec quelle horreur le Supérieur des missions à Québec apprit le massacre du saint apôtre des Abénakis.

— Qui l’a mis à mort ? demanda Zulma.

— Les colons anglais du Massachusetts, répondit son père avec indignation. Une de leurs bandes tomba sur l’établissement, tua et scalpa le missionnaire et trente de ses sauvages.

Les yeux de Zulma lancèrent des flammes, mais elle ne dit rien.

— Oui, dit Cary, les fondations de l’église et de l’autel des Norridgewocks est encore visible, mais les sauvages ont disparu et la désolation règne sur cette scène de carnage. À ces chutes, nous avons eu notre premier portage.

— Je le sais, dit le sieur Sarpy en souriant.

— Sur une longueur d’un mille et demi, nous avons dû traîner nos bateaux sur les rochers, à travers les tourbillons et parfois même le long des bois. Les bacs faisaient eau, les provisions se gâtèrent. Nous dûmes nous faire aider par des bœufs. Sept jours s’écoulèrent à ce travail fatigant.

Quand nous arrivâmes à la jonction de la rivière Morte avec la Kennebec, cent cinquante hommes étaient rayés des rôles pour raison de maladie ou de désertion.

— Le temps était-il froid ?

— Pas dans la première partie de notre voyage. Le ciel était serein, le soleil brillait presque chaque jour, les cours d’eau étaient remplis de truites saumonées, les arbres étaient magnifiques dans leur feuillage d’automne et l’atmosphère tranquille était un calmant pour nos membres harassés.

Mais vers le milieu d’octobre, la scène changea soudainement. Toutes les feuilles des arbres étaient tombées ; le vent soufflait le froid à travers les branches dénudées et tout à coup apparut devant nous une montagne de neige. Notre commandant éleva sa tente et déploya le drapeau continental. Un de nos officiers gravit la montagne jusqu’au sommet dans l’espoir d’apercevoir les clochers de Québec.

Le sieur Sarpy sourit de nouveau et branla la tête.

— Cet officier aurait dû donner son nom à la montagne, dit Zulma d’un ton moqueur.

— C’est ce qu’il fit. Nous l’avons nommé le mont Bigelow.

— Et qu’a-t-il vu du haut de cette montagne ?

— Rien qu’un immense espace envahi par l’hiver, et des bois désolés. À partir de cet endroit, nos souffrances et nos dangers augmentèrent jusqu’à devenir presque intolérables.

Il nous fallait traverser des rivières avec de l’eau jusqu’à la ceinture, nous frayer un chemin dans la neige amoncelée, traîner les bateaux. Il semblait que nous ne franchirions jamais la distance qui nous séparait des sources de la Chaudière. On tint un conseil de guerre, on renvoya en arrière les malades et les impotents et, comme pour ajouter à notre découragement, le colonel Enos, le commandant en second, abandonna l’expédition et retourna à Cambridge avec toute sa division.

— Le traître ! s’écria Zulma avec sa fougue caractéristique.

— Mais nous précipitâmes notre marche, aiguillonnée par l’énergie du désespoir. Nous passâmes près de dix-sept chutes, et par une terrible journée d’octobre, au milieu d’une aveuglante tempête de neige, nous atteignîmes la hauteur des terres qui sépare la Nouvelle Angleterre du Canada.

Un portage de quatre milles nous amena à un petit cours d’eau sur lequel nous lançâmes nos bateaux et nous flottâmes jusque dans le lac Mégantic, la principale source de la Chaudière. Nous établîmes là notre camp, et le lendemain, notre commandant avec une escorte de cinquante-cinq hommes sur la rive et treize hommes à bord avec lui, descendit la Chaudière jusqu’aux premiers établissements français, pour y acheter des provisions et nous les envoyer. Ils rencontrèrent des difficultés sans précédents. Dès qu’ils furent entrés dans la rivière, le courant les emporta avec une grande rapidité, bouillonnant et écumant sur un lit de rochers. Ils n’avaient pas de guide. Plaçant leurs bagages et leurs provisions sur les bateaux, ils se laissèrent aller à la dérive. Après quelque temps, le mugissement de cascades et de cataractes retentit à leurs oreilles, et avant de pouvoir se préserver du danger, ils filaient au milieu des rapides. Trois des bateaux furent mis en pièces et leur contenu fut perdu. Six hommes furent jetés à l’eau, mais heureusement sauvés. Sur un parcours de soixante-dix milles, ce fut une succession de chutes et de rapides, jusqu’à ce qu’enfin, par un secours providentiel, la troupe arriva à Sertigan, le premier établissement français.

— Sauvés ! s’écria Zulma.

— Et comment les Américains furent-ils traités là ? demanda le sieur Sarpy avec une grande curiosité.

— En amis. Je dois dire, avec gratitude, que nos hommes harassés de fatigue y reçurent un abri et des provisions des paysans français qui acceptèrent volontiers notre papier-monnaie continental qu’ils regardent comme de bonne valeur. Sans leur aide, nous aurions tous péri.

— Le reste de l’armée ne suivit pas immédiatement ?

— Elle ne le pouvait pas. Il nous fallait attendre de notre commandant des provisions sans lesquelles nous serions morts de faim. Nous mangeâmes des racines crues, qu’il nous fallait déterrer sur le bord de la rivière. Nous tuâmes tous nos chiens pour les manger. Nous lavâmes nos mocassins de peau d’orignal, raclâmes le sable et les ordures, puis nous les fîmes bouillir dans un chaudron et nous bûmes le mucilage ainsi produit. Quand les premiers sacs de farine et les premiers animaux de boucherie nous arrivèrent de Sertigan, nous avions, pour la plupart, été quarante-huit heures sans manger. Ainsi restaurés, encouragés par l’amitié des paysans français et renforcés par une bande de quarante Norridgewocks, sous la conduite de leurs chefs Natanis et Sabatis, qui devaient nous servir de guides le reste du voyage, nous reprîmes notre marche et arrivâmes à Lévis deux mois après notre départ de Cambridge.

— Ce fut une marche épique ! s’écria Zulma en se levant de son siège et en versant du vin dans les verres. Le sieur Sarpy but à la santé de son hôte un verre de Bourgogne et le compliment était mérité. Cette marche de l’armée continentale fut l’une des plus remarquable et des plus héroïques que les annales de l’histoire aient enregistrées.