Les Bastonnais/02/17

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 131-133).

XVII
o gioventu primavera della vita.

Dans la quinzaine qui suivit, Zulma et Cary se rencontrèrent presque tous les jours et même plusieurs fois par jour. Il était impossible qu’il en fût autrement. Aucun pouvoir, sur terre, ne peut restreindre deux jeunes cœurs palpitant sous les premières impulsions de l’amour. Quand l’imagination est sous le charme des peintures roses de la destinée, quand l’âme est remplie des sentiments délicieusement inexprimables d’un amour partagé ; quand les nerfs, tendus, vibrent comme les cordes d’une harpe ; quand le sang bout et circule rapidement dans les veines, colorant les lèvres, les joues et le front ; quand, enfin, les yeux voient le monde couleur de rose, à travers une buée de larmes qui sont une souffrance agréable et un douloureux plaisir entremêlés d’une inexplicable manière, alors, il n’y a pas de froides conventions qui aient la force de contrôler les impulsions de l’esprit ; il n’est pas de verrous, de barres ou de chaînes qui puissent garrotter les jambes alertes qui s’élancent avec joie à travers le paysage enchanté que le bon Dieu nous a ouvert à tous, au moins une fois dans la vie, comme un délicieux avant-goût du paradis.

Qu’importait à Zulma et à Cary que le ciel d’automne fût sombre, que le vent mugît tristement à travers les forêts dépouillées de leur feuillage, que la neige obscurcît la face du soleil et chargeât l’atmosphère d’une humidité malsaine ?

Ils s’asseyaient ensemble devant le foyer brillant et conversaient pendant des heures entières, oublieux du rigoureux hiver qui commençait ; ou bien, ensemble, ils se tenaient à la fenêtre et formaient un frappant contraste entre la lumière et la chaleur qui inondaient leurs cœurs et le temps sombre et froid de l’année sur son déclin ; ou encore, ils s’attardaient sous le portique, hésitant à se séparer jusqu’au lendemain et ne s’apercevant pas de l’inclémence de la température, dans leur espoir de se revoir bientôt. Que leur importait-il que Singleton eût à accomplir des services militaires qui le retenaient au camp de longues heures chaque jour, ou l’éloignaient à la tête de pelotons d’éclaireurs, à travers le pays, à la recherche de provisions ou pour surveiller les mouvements de l’ennemi ? Il employa si bien son temps que, tout en ne négligeant jamais ses devoirs de soldat, il trouva le moyen de satisfaire les besoins de son cœur. Les difficultés qu’il rencontra ne firent que stimuler son ardeur et il était heureux de savoir, bien qu’elle ne le lui eût jamais dit, que ces difficultés mêmes le plaçaient plus haut dans l’estime de Zulma.

Autre circonstance digne de remarque : les visites du jeune carabinier au manoir Sarpy étaient si habilement faites, qu’elles étaient restées un secret pour ses compagnons d’armes. Il y avait pour cela une raison dont, toutefois, ni Cary, ni Zulma, ni M. Sarpy n’avaient dit un seul mot, dans leurs réunions. Le séjour de l’armée continentale à la Pointe-aux-Trembles n’était que temporaire. Sa position autour de Québec, quand elle y retournerait, serait tout au moins précaire. Il n’était donc guère désirable qu’il fût connu que l’un de ses officiers avait contracté des engagements qui n’avaient rien de militaire et qui pourraient engager sa réputation au milieu des vicissitudes d’une guerre fort hasardeuse. Il y avait ainsi un trait de calcul dans le roman d’amour de Cary, une réserve de bon sens en dépit de l’impétuosité de son cœur. Il en est toujours ainsi des hommes. Il est bien rare qu’ils soient tout entiers à leur amour. Leur égoïsme inné perce toujours, quelque légèrement que ce soit, de manière à rendre leur sacrifice incomplet.

Il n’en était pas de même de la jeune Canadienne. Elle avait cette glorieuse indépendance — don des femmes supérieures — qui ne fait aucun cas des regards inquisiteurs du monde. Peu lui importait que l’on connût la visite du soldat américain à la maison de son père. Elle n’aurait désiré cacher aucune de ses entrevues avec lui ; elle l’aimait, elle était charmée de penser qu’elle était aimée de lui ; ils étaient heureux dans la compagnie l’un de l’autre : que pouvait-elle désirer de plus pour son bonheur présent ? Et quel mal pouvait-il y avoir à ce que d’autres sussent qu’elle était heureuse ?

Son père lui-même n’avait aucune des appréhensions si communes et si désagréables chez les vieillards méticuleux. Il était d’un caractère franc et loyal. Il avait en sa fille une confiance illimitée et son amour sans bornes pour elle le faisait se réjouir de ce petit épisode passager, comme d’un point brillant au milieu des sombres nuages de ces temps de guerre.

Heureusement, toutefois, pour tous les intéressés, il arriva que les visites de Cary furent connues d’un très petit nombre des personnes qui fréquentaient le manoir Sarpy. Le mendiant de chaque jour s’y acheminait comme d’habitude, son panier sous le bras ou la besace sur l’épaule, pour y recevoir les restes abondants de la table, mais il ne pénétrait jamais au-delà de la cuisine. La pauvre veuve du voisinage venait régulièrement y chercher les vivres qui étaient presque la seule subsistance de sa famille de petits orphelins, mais elle était un modèle des femmes de sa condition, ennemie des cancans et si dévouée à ses bienfaiteurs qu’elle n’aurait rien répété qui eût pu satisfaire la vulgaire curiosité des gens du dehors.

Les fermiers et les villageois de la Pointe-aux-Trembles étaient si occupés à fournir la nourriture et le logement à l’armée, ou si empêchés de circuler par la vue des patrouilles, le long des routes, que presqu’aucun d’entre eux ne vint au manoir durant toute la période d’occupation.

La quinzaine se passa ainsi. Elle leur parut beaucoup trop courte. Les aurores se levaient et les crépuscules tombaient avec une désespérante régularité, sans aucun égard pour les calculs du cœur ; mais quand on fit la récapitulation, on trouva que l’on avait parcouru une énorme distance et que les vagues impressions des premières entrevues s’étaient métamorphosées en un ardent foyer qui illuminait et embrasait deux jeunes cœurs.