Les Bastonnais/02/18

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 133-138).

XVIII
la coiffure de sainte catherine.

Il est un incident de cette période si pleine d’événements, qui ne doit pas être passé sous silence. Le lecteur sera juge de son importance. C’était le 25 novembre, jour de la Sainte-Catherine. En Italie et dans le sud de l’Europe, la vierge martyre est vénérée comme patronne des étudiants en philosophie et les collèges célèbrent sa fête par des débats publics sur des sujets de logique et de métaphysique. Mais en Belgique et en France, c’est un jour de réjouissance pour la jeunesse, et au Canada, dès les débuts de la colonie, probablement parce que cette date marque la clôture de la navigation du Saint-Laurent et le commencement du long et rigoureux hiver, cette fête est célébrée par des chants, des danses, des jeux et d’autres réjouissances. Un des traits particuliers de la Sainte-Catherine est que les jeunes filles font de la tire dans la soirée et en régalent leurs amis et leurs amoureux.

La journée avait été assez triste. La neige tombant continuellement couvrait déjà les chemins à plus d’un pied de profondeur. Le vent sifflait lamentablement autour des pignons et les branches des érables battaient en triste cadence contre les fenêtres de la chambre de Zulma. Elle ressentait l’influence de cette inclémente température. Une sensation de fatigue pesait sur elle depuis les premières heures de la journée. Rien de tout ce qu’elle essayait de faire ne pouvait distraire son esprit ou dissiper le sentiment de solitude qui l’accablait. Le livre dont elle avait commencé la lecture à maintes reprises gisait retourné sur la table. Le clavecin était ouvert, mais la musique étalée sur son pupitre était mêlée et en désordre. Zulma était bonne musicienne et passionnément éprise de son instrument, mais elle ne pouvait en jouer quand son esprit était abattu. Elle avait coutume de dire, que même dans ses plus joyeux moments, la plus simple mélodie avait pour elle une teinte de mélancolie qui devenait une véritable tristesse, quand elle-même était mélancolique.

Elle ne quitta guère sa chambre de toute la journée. La maison silencieuse ne pouvait lui procurer aucune distraction.

Aucun mouvement dans les cours ou autour de la cuisine. Le grand chien de garde, lui-même, s’était retiré dans sa niche pour dormir. La neige tombait sans bruit étendant un rideau sur le monde extérieur. Le ciel était bas et semblait de plomb. Rien ne venait rompre le calme oppressif de l’atmosphère, sauf de temps en temps, une bouffée de vent mugissant sourdement dans les vallées.

Si Zulma avait pu dormir ! Plus d’une fois, elle se jeta, accablée de lassitude, sur sa couche, mais ses paupières qu’elle aurait voulu fermer restaient rigidement ouvertes et elle se surprit regardant fixement les arabesques des stores ou les dessins fleuris des rideaux de son lit, tandis que toutes sortes d’images extravagantes et incongrues traversaient son cerveau, lui donnant mal à la tête. Alors, elle se levait avec impatience, étendait les bras, joignait les mains derrière son cou, enroulait la masse de cheveux d’or qui était tombée sur ses épaules, puis allait à la fenêtre d’où ses regards distraits s’étendaient sur le sombre paysage.

« Si seulement il venait, » murmura-telle, mais c’est impossible. On ne peut aller à cheval à travers une telle neige ; sans cela, je serais sortie moi-même.

Enfin, le long après-midi s’était écoulé. Cinq heures sonnèrent à la vieille horloge française placée à la tête de l’escalier. Zulma avait à peine fini de compter les coups du timbre avec une sensation de soulagement, que le tintement de sonnettes de traîneau frappa ses oreilles. Elle se précipita à la fenêtre, jeta un coup d’œil dans la cour, poussa une exclamation de joie et sortit de la chambre en courant.

« Non, c’est impossible ! ma chérie, et par un temps pareil ! »

Et pourtant, c’était bien Pauline. Les deux amies tombèrent dans les bras l’une de l’autre s’embrassèrent avec effusion et se retirèrent dans la chambre de Zulma, où, pendant que la nouvelle arrivée se dépouillait de sa pelisse, se chauffait les pieds et prenait un verre de vin, les félicitations et les questions se mirent à pleuvoir. Pauline était venue avec Eugène Sarpy, comme on put le voir du reste par la manière bruyante avec laquelle le jeune homme entra à la maison après avoir mis le cheval à l’écurie. C’était congé au séminaire et il en avait pris occasion d’aller faire encore un tour à la maison paternelle. Il avait invité Pauline à l’accompagner et elle avait été très heureuse d’avoir l’occasion de revoir Zulma.

« C’est peut-être notre dernière entrevue, vous savez ? dit-elle d’un ton moitié riant, mais avec une légère ombre répandue sur sa douce figure.

— Et ces horribles rebelles, reprit gaiement Zulma, comment avez-vous pu vous résoudre à les rencontrer ?

— Mais nous ne les avons pas rencontrés.

La figure de Zulma devint subitement pâle.

— Quoi ! Sont-ils partis ?

Et la crainte lui traversa l’esprit que peut-être les Américains avaient quitté le voisinage, ce qui expliquerait l’absence de Cary durant le jour ; mais elle fut rassurée par Pauline qui l’informa qu’Eugène avait évité le camp américain en prenant un chemin détourné à travers les concessions.

— Cela doit avoir augmenté la distance ?

— De quatre lieues au moins ; mais je ne m’en inquiétai guère, pourvu que nous fussions hors de danger.

— Vous n’aimez pas ces soldats ?

— Je les déteste tous, excepté un, peut-être.

Zulma, surprise, leva les yeux.

— Et quel peut être celui-là, s’il vous plaît ?

— Ne vous rappelez-vous pas le porteur du pavillon ?

— Oh !…

Ce fut la seule exclamation poussée par Zulma, mais un flot de sang lui empourpra soudain la figure.

— Roderick m’a parlé de lui dans les termes de la plus grande admiration, continua Pauline avec calme.

— Il sera sans doute flatté de l’apprendre, dit Zulma, avec un accent de sarcasme. Mais ceci fut perdu pour la douce et simple Pauline et Zulma regrettant son observation reprit aussitôt :

— Si vous l’aviez rencontré dans votre trajet, il vous aurait traitée avec bonté, vous pouvez en être sûre ; et elle se mit à lui raconter l’incident du pont couvert. Un détail en amena un autre et les deux amies restèrent ensemble pendant deux heures à causer. La plus grande partie de la conversation, naturellement, roula sur l’officier américain. Ce que deux jeunes filles peuvent se dire dans le cours de deux heures est quelque chose d’étonnant et il serait vraiment présomptueux, celui qui essaierait seulement d’énumérer les sujets de conversation. On peut toutefois être sûr d’une chose, c’est que lorsqu’on les appela pour souper, elles se donnèrent un baiser sonore et descendirent les escaliers en excellente humeur.

Après souper, on débarrassa la table, on apporta un grand bassin de sirop d’érable et quand il eut suffisamment bouilli, les deux amies commencèrent à faire la tire avec l’aide d’Eugène et sous les yeux du sieur Sarpy qui était resté assis à la table dégustant son vin et jouissant de l’amusement des jeunes gens. La joyeuse humeur de Zulma lui était complètement revenue. Elle était exubérante de gaîté et animait la réunion par des chansons, des anecdotes et des plaisanteries, tout en circulant autour de la table, jouant des tours à son frère et agaçant la douce Pauline. De temps en temps, elle s’arrêtait soudainement comme pour écouter et ses traits prenaient une expression d’attente désappointée ; mais cette ombre s’évanouissait aussi rapidement qu’elle était venue. Pauline était moins impétueuse et moins babillarde. Elle était pourtant dans le plus agréable état d’esprit, comme si, pour une soirée, au moins, elle s’était délivrée de tous les soucis qui l’avaient accablée durant les jours écoulés au milieu de tant d’événements. Eugène, comme tous les écoliers échappés à l’œil du maître, était tout à fait ridicule par ses gambades extravagantes et son babil d’étourdi, mais son absurdité même donnait un nouveau piquant à la réjouissance commune, précisément parce qu’elle évoquait le sentiment de cette liberté avec laquelle l’horrible imminence de la guerre et le spectacle d’hommes armés formaient un si triste contraste.

Une heure s’était écoulée dans ce passe-temps, quand tout à coup Zulma interrompit de nouveau sa conversation et comme elle tournait les yeux vers la fenêtre, on eût pu voir briller dans son regard un rayon de bonheur. Sa longue attente n’avait pas été vaine. La journée commencée si tristement allait avoir une agréable fin. Elle était sûre d’avoir entendu la musique des sonnettes d’un traîneau et elle savait qui venait d’arriver. Après un instant, on frappa à la porte de la salle à manger et Cary Singleton apparut sur le seuil, Zulma s’avança rapidement à sa rencontre et le reçut avec une cordialité et un enthousiasme qu’elle n’avait pas encore manifestés jusque-là.

Après la présentation de règle. Cary s’excusa d’arriver si tard.

« Mieux vaut tard que jamais, » s’écria Zulma avec une indiscrétion impétueuse qu’elle essaya d’atténuer par un éclat de rire, tandis que le mouvement rapide de ses grands yeux bleus montraient qu’elle avait honte de ce mouvement trop impulsif.

Singleton s’inclina profondément, mais le sourire ne vint pas effleurer ses lèvres, en réponse à ce cordial accueil.

«  Je vous remercie Mademoiselle, dit-il, mais peu s’en est fallu que je ne revinsse jamais ici, peut-être.

Il y eut une expression générale de surprise.

Le jeune officier expliqua que l’armée américaine était sur le point de faire une marche en avant et qu’il avait reçu ordre cet après-midi d’abandonner ses quartiers.

«  L’ordre était formel, ajouta-t-il, et il m’aurait fallu m’y soumettre sans délai, mais heureusement la tempête de neige devint si violente vers le soir, que notre départ a été remis à demain matin. J’ai regardé cette circonstance comme providentielle et j’ai saisi occasion de faire cette visite qui est peut-être la dernière.

Les yeux de Zulma s’assombrirent et elle baissa la tête. Son père rompit le silence embarrassant en disant gaiement :

«  J’espère que cette visite n’est pas la dernière que vous nous ferez, monsieur. Je suis certain au contraire que nous nous rencontrerons encore. Si dans les vicissitudes de la guerre, vous aviez besoin de mon assistance, réclamez-la seulement, et vous l’aurez à l’instant. »

Zulma leva les yeux. Son regard était empreint d’une si grande tendresse que Cary dut comprendre qu’elle aussi volerait à son secours s’il en avait besoin.

Pendant cette conversation, Pauline était assise un peu en arrière. Elle ne dit pas un mot, mais ses yeux étaient pleins de larmes. Cary, en regardant autour de lui pour éloigner de son esprit les tristes pensées du moment, remarqua son émotion et en fut étrangement touché.

Il savait bien qui elle était, car Zulma lui avait souvent parlé d’elle, lui expliquant la situation embarrassante que la guerre avait faite à son amie et à sa famille et les rapports qui existaient entre elle et Roderick Harding. Ces marques silencieuses de sympathie de la part d’une des personnes assiégées dans Québec, d’une personne tendrement attachée à un des principaux officiers anglais, l’émurent profondément, et, dès ce moment, il s’efforça de faire plus ample connaissance avec Pauline.

Ses manières et ses paroles montrèrent combien il était impressionné par les charmes de sa personne et la beauté de son caractère et à l’admiration qu’il exprima, Pauline répondit par ces demi-confidences et ces réticences encore plus éloquentes qui sont le délicieux secret des femmes aimantes. Zulma fut si peu déconcertée par cette bonne entente réciproque, qu’elle la favorisa ouvertement, incapable de dissimuler le plaisir de voir des liens de l’amitié s’établir entre ses deux meilleurs amis.

Malgré toute sa perspicacité, elle se réjouissait de voir qu’à la veille de leur séparation et de la reprise des hostilités, le jeune officier de l’armée continentale avait fait la connaissance d’une personne qui pourrait lui être utile, si la tempête de la guerre le jetait blessé et ensanglanté dans les murs de la ville assiégée. Divin instinct de la femme ! Comme il vaut souvent mieux que l’impétueuse audace de l’homme, dans le cours des événements de cette vie !

La gaîté reprit bientôt ses droits au milieu de cette jeunesse, et on se remit à faire de la tire. Cary fut servi de morceaux de choix jusqu’à ce que la satiété le forçât à crier merci. Alors, prenant un long rouleau de tire, Zulma en fit une tresse élégante et compliquée. Cette longue tresse brilla comme un beau serpent d’airain, Quand elle l’exposa à la lumière en la plaçant à côté de ses cheveux d’or.

« Ce sont les tresses de sainte Catherine ! s’écria-t-elle. Qui les portera, vous ou moi, Pauline ? »

Cette saillie fut accueillie par un bruyant éclat de rire de toute la compagnie, excepté Cary qui n’en avait pas compris le sens. Quand on lui eut expliqué que celle qui était destinée à rester vieille fille porterait les tresses mystiques, il sourit et murmura en aparté :

« J’y verrai. »