Les Bastonnais/03/02

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 145-147).

II
le message de cary.

Aussitôt que Pauline eut franchi la porte de la ville, Cary
Singleton sauta dans son traîneau et dirigea son cheval vers le camp ; mais avant qu’il eût pu rebrousser chemin, Batoche était à ses côtés. Le jeune officier n’avait pas eu l’occasion d’échanger un seul mot avec ce singulier personnage, mais il avait beaucoup pensé à lui durant le long voyage de la nuit et c’est avec satisfaction qu’il saisit l’occasion de lui parler.

— Je dois vous remercier, Monsieur, dit-il, pour le service que vous avez rendu à la jeune demoiselle.

— Je l’ai fait par considération pour elle, car elle est la marraine de ma petite-fille, et pour son père qui est mon vieil ami, répondit tranquillement Batoche. Et il ajouta aussitôt : Je suis prêt à vous rendre un service. Monsieur.

Cary le regarda d’un air de surprise. Était-il en la présence d’un ennemi ? Était-il tombé dans une embuscade d’où cet homme voulait bien l’aider à échapper ? S’il était un ami, de quel service voulait-il parler ? Serait-ce un message à Pauline ?

Quelque étrange que cela puisse paraître — et peut-être n’y verra-t-on, rien d’étrange, après tout, cette seule pensée fit palpiter son cœur. Était-il donc possible que cette jeune personne timide, après quelques heures seulement d’entrevue, fût entrée si avant dans son affection, que l’occasion inattendue de communiquer avec elle encore une fois lui causât une si agréable surprise ?

Malgré la rapidité avec laquelle ces conjectures traversaient son esprit, il n’eut pas le temps de les éclaircir, car Batoche continua en ces simples mots :

— Je retourne immédiatement chez M. Sarpy.

Pendant un instant. Cary fut incapable de proférer une syllabe de réponse. Il fixa son regard sur le vieillard comme pour pénétrer ses plus secrètes pensées ; mais celui-ci soutint son regard. Ses traits étaient empreints de cette expression d’énergie froide et consciente qui est l’attribut des hommes résolus et que seuls les esprits également doués ont le don de comprendre.

Cary fut aussi vivement impressionné par le calme de ses manières qu’il l’avait été par son offre singulière. Il se posa aussitôt, l’une après l’autre et avec rapidité les questions suivantes : Que savait de lui cet homme, pour l’associer dans son esprit avec la famille Sarpy ? Comment pouvait-il connaître le secret qui avait été caché à tous ses camarades ?

Zulma ne le connaissait pas, quand il s’était présenté à sa porte hier soir. M. Sarpy n’avait échangé que quelques paroles avec lui et ne l’avait certainement pas traité avec familiarité. Qui était donc ce Batoche ? Était-il un ami ou un ennemi de la cause de la liberté ? Peut-être était-il un espion ?…

Durant cet intervalle, Batoche était resté immobile, pendant que la neige s’amassait à plusieurs pouces d’épaisseur sur ses épaules courbées, mais enfin, devinant les pensées de Cary, il dit à voix basse :

— Je ne puis tarder davantage.

— Vous retournez chez M. Sarpy, avez-vous dit ?

— À l’instant.

— Mais les routes seront toutes bloquées.

— Je connais tous les sentiers.

— Nos troupes s’avancent et pourraient vous arrêter.

(Le vieillard se contenta de sourire.)

Je vais vous donner un laissez-passer.

Batoche ôta son gant et sortit de sa poche un papier plié.

Cary l’ouvrit, et reconnaissant la signature du colonel Meigs, il le lui rendit avec un sourire.

— J’accepte votre offre avec reconnaissance, dit-il. Voici un petit mot que vous remettrez à Mademoiselle Zulma.

En disant ces paroles, il écrivit quelques lignes au crayon sur une feuille de son carnet.

— Elle le recevra à midi, dit Batoche, en prenant la missive, et sans ajouter un autre mot, il s’éloigna toujours chaussé de ses raquettes.

Cary rentra au camp juste à temps pour prendre son rang dans le corps des grenadiers qui se mettait en marche.

Le gros de l’armée ne quitta ses quartiers que cinq jours plus tard ; mais le 29 novembre, jour où se passèrent les événements que nous venons de rapporter, les carabiniers de Morgan reçurent l’ordre de marcher à l’avant-garde vers Québec. Dans l’après-midi du même jour, par suite de ce mouvement, Singleton se retrouva presque à l’endroit même où il s’était arrêté à l’aube de cette même journée.