Les Bastonnais/04/02

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 213-216).

II
la prophétie de blanche.

Quand monsieur Sarpy se retrouva avec sa fille, à la table, il s’aperçut aussitôt que quelque chose allait mal. Lui-même n’avait rien appris. La violence de l’ouragan de neige avait empêché toute visite au manoir, excepté celle de quelques indigents du voisinage, qui étaient allés, de bonne heure dans la matinée, recevoir leurs aumônes régulières. La journée s’était écoulée, pour le vieux seigneur, dans la solitude, et comme il n’avait eu aucune appréhension, il avait passé son temps très agréablement, à parcourir ses livres favoris. Sans doute, il était tombé sur de la littérature légère et agréable, car lorsqu’ayant terminé sa lecture il descendit au souper, il était d’une humeur plus enjouée que d’ordinaire. Mais la vue des yeux gonflés, des traits altérés et des manières gênées de Zulma arrêta net ce courant de gaieté et l’anecdote plaisante qu’il avait sur les lèvres. Naturellement, il ne soupçonnait pas la vraie cause du chagrin de sa fille. Il savait qu’elle s’était rendue au village en voiture, pour faire ses dévotions et, sans doute, il crut que quelque chose lui était arrivé là. Il fut même un moment sur le point de la taquiner sur la gronderie qu’il supposait lui avoir été administrée par le prêtre, mais il s’arrêta aussitôt. Chez le vieux gentilhomme français de parfaite éducation, le profond respect formait peut-être la partie principale de l’ardent amour qu’il avait pour sa fille. Il porta la discrétion si loin qu’il ne voulut pas seulement la questionner. Ce fut donc Zulma qui dut rompre le pénible silence. Elle rapporta en détail ce que le prêtre lui avait appris en accompagnant abondamment son récit de commentaires dictés par ses craintes. L’effet produit par ces nouvelles sur M. Sarpy ne fut guère moindre qu’il ne l’avait été sur sa fille. Il écouta dans un profond silence, mais avec un air d’anxiété et de surprise qu’il ne chercha pas à cacher. Pendant longtemps, il resta muet, et quand enfin il essaya de parler, ce fut en un langage plein d’hésitation, indice certain de la profonde anxiété qui le troublait, comme elle accablait sa fille. Il n’eut, par conséquent, que de maigres consolations à lui offrir et le repas du soir se passa ainsi, sans que l’on vît se dissiper un seul instant les ténèbres morales, plus sombres que les ombres qui s’étendaient au dehors.

La petite Blanche assise aux côtés de Zulma, écoutait la conversation, les yeux grands ouverts et avec cette expression de rêverie si fréquente chez cette étrange enfant. Pas un mot ne lui avait échappé et il était évident que l’effet de la terrible nouvelle avait été aussi grand sur son esprit précoce que sur celui de Monsieur et de Mademoiselle Sarpy.

— Si seulement Batoche pouvait venir ? murmura Zulma, en passant la main sur son front où se peignait la lassitude, il nous dirait tout. Je m’étonne qu’il ne soit pas encore ici.

Son absence est une raison de plus de nous faire tout craindre, répondit M. Sarpy à voix basse.

— Cependant, je ne désespère pas encore. Il peut arriver cette nuit.

— S’il est vivant.

— Eh quoi, Papa ? Vous ne supposez pas que Batoche ait pris part à l’attaque ?

— J’en suis sûr, au contraire. Je suis certain qu’il s’est tenu constamment aux côtés de Cary Singleton.

— Je n’avais pas pensé à cela. Hélas ! je crains bien que vous n’ayez raison. En ce cas, qui sait ?

— Oui, un malheur peut être arrivé à notre vieil ami et il se peut qu’il ne revienne jamais.

À ces mots, Zulma et son père tournèrent instinctivement leurs regards sur la petite Blanche. Un sourire angélique se jouait sur ses lèvres et son regard était vague et lointain.

— Blanche, dit Zulma en posant doucement la main sur l’épaule de l’enfant.

— Oui, Mademoiselle. Grand père, quand il m’a quittée, il y a deux jours, m’a dit au revoir. Ça veut dire : « je vous reverrai. »

— Mais peut-être ces hommes méchants l’ont-ils tué.

— Quels hommes méchants ? les loups ?

Zulma ne comprit pas, mais monsieur Sarpy saisit très bien la pensée de l’enfant.

— Oui, les loups, ma chérie, dit-il avec un triste sourire.

— Oh, mon grand père ne craint pas les loups. Ce sont les loups qui le craignent. Ils ne peuvent l’attraper, quelque grands que soient les dangers où il peut se trouver. Il peut souffrir, il peut être blessé, mais il ne mourra qu’auprès de notre cabane, aux chutes, sous les yeux de ma mère et avec une bénédiction pour moi. Il m’a souvent dit cela le soir, quand il me tenait sur son genou et je crois tout ce que dit mon grand père. Non, mademoiselle, il n’est pas mort et il viendra bientôt pour vous consoler.

Zulma ne put retenir ses larmes en entendant ces simples paroles enfantines si pathétiques, et soudain surgit dans son cœur un sentiment de confiance que la parole du prêtre n’avait pu y faire pénétrer. Elle repoussa sa chaise, souleva Blanche de son siège et la plaça sur ses genoux, appuyant la tête de l’enfant sur son épaule et couvrant le petit front de chauds baisers de gratitude. Monsieur Sarpy regarda et parut satisfait. Sans doute, une semblable assurance s’était éveillée en lui.

— Si Batoche vient en effet, dit-il, il viendra cette nuit. Nous connaissons sa ponctualité et sa promptitude à rendre service. Le temps est mauvais et les routes doivent être dans un état affreux ; mais tout cela ne sera pas un obstacle capable de l’empêcher d’arriver au manoir. Nous avons appris, néanmoins, que l’on a fait un grand nombre de prisonniers. Il se peut que Batoche soit du nombre. En ce cas, nous devrons nous résigner à ne pas le voir ce soir.

Relevant sa tête qui était appuyée sur l’épaule de Zulma, Blanche dit rapidement et avec une certaine animation :

— Non, Monsieur Sarpy, grand père n’est pas prisonnier. Il a toujours dit que les loups ne le prendraient jamais et je crois tout ce qu’il dit.

Monsieur Sarpy sourit et ne répondit rien, mais il crut vaguement que, peut-être, l’enfant pouvait avoir raison après tout.