Les Bastonnais/04/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 216-219).

III
la prophétie accomplie.

Elle avait raison. La soirée s’écoula lentement. La servante ôta le couvert et arrangea le feu. Monsieur Sarpy, au lieu de se retirer dans sa chambre, roula son fauteuil près du foyer et reprit la lecture qu’il avait interrompue avant le souper. Zulma continua de tenir Blanche sur ses genoux, et, assises devant le feu brillant, toutes deux se laissèrent aller à l’assoupissement. Pour l’enfant, c’était le vrai sommeil, accompagné de songes agréables, comme en témoignaient clairement le sourire épanoui sur ses lèvres et le jeu de sa physionomie ; pour Zulma, ce n’était pas un vrai sommeil, mais de la somnolence ou plutôt un état de torpeur accompagné d’obscures méditations. Ses yeux étaient clos, sa tête était renversée sur le dossier de la chaise à bascule, ses jambes étaient un peu étendues, tandis qu’un air de résignation forcée ou de préparation à des nouvelles plus terribles encore était imprimé sur ses nobles traits. Les flammes bleues et jaunes du foyer jetaient de fugitifs reflets sur sa figure ; le mugissement du vent autour du pignon résonnait à son oreille, tandis que la lente fuite des heures, à laquelle elle était apparemment insensible, bien qu’elle la perçût distinctement par les coups de balancier de la vieille horloge, plongeait son âme de plus en plus dans les vagues espaces de l’oubli. Graduellement, Monsieur Sarpy, cédant à l’influence de la chaleur et de la solitude, laissa tomber son livre sur ses genoux et ferma les yeux pour faire un petit somme. N’eût été le mugissement de la tempête au dehors et de temps en temps un coup de vent dans la cheminée, tout, dans cette salle, eût été silencieux comme la tombe.

La respiration des trois êtres qui dormaient là était à peine perceptible à l’ouïe, preuve que, du moins, aucun d’eux ne souffrait au physique. Tout y respirait la paix et la sécurité. Si le reste du pays, de ce côté, retentissait des clameurs ou des rumeurs de la guerre, le manoir Sarpy demeurait dans la béatitude d’une profonde ignorance de tant de maux.

Soudain Zulma remua sur son siège et tourna la tête de côté et d’autre sur le dossier de la chaise, comme si une vision flottait entre elle et la lueur du foyer. Elle ouvrit lentement les yeux, les referma en comprimant les paupières afin d’augmenter la force de son regard et les ouvrit une seconde fois. Dix heures sonnèrent ; elle s’était reposée durant deux heures. Il était temps qu’elle se levât et se retirât dans sa chambre. Elle se mit sur son séant et, dans ce mouvement, elle regarda de nouveau devant elle. Elle ne pouvait être le jouet d’une illusion : entre elle et le foyer, il y avait réellement une ombre. Par un rapide effort de sa forte volonté, elle recouvra sa pleine connaissance et reconnut Batoche. Un autre coup d’œil d’une rapidité presque douloureuse lui révéla la placidité du front du vieillard, la douceur de son regard et les traces d’un sourire restées au coin de ses lèvres. Ce spectacle la rassura tout aussitôt. Elle sentit que tout n’allait pas aussi mal qu’elle l’avait craint et qu’elle se l’était imaginé.

— Batoche, dit-elle en lui présentant la main, vous m’avez surprise, mais cette surprise est délicieuse. Vous ne pouvez vous imaginer combien je suis heureuse de vous voir. Asseyez-vous.

Alors la petite Blanche s’éveilla et s’élança des genoux de Zulma dans les bras de son grand’père. Un instant après, Zulma avait éveillé Monsieur Sarpy et, après quelques mots de bienvenue, Batoche était installé sur une chaise devant le feu, avec Blanche sur ses genoux et on lui demandait de raconter son histoire dans les plus menus détails. Zulma n’avait pas osé lui adresser la seule question prédominante dans son esprit, reposant en partie sa confiance, comme nous l’avons vu, dans l’attitude du vieillard ; mais lui, avec sa perspicacité habituelle, y répondit avant d’entrer dans le cours de son récit.

— Tout va mal et pourtant tout va bien, dit-il avec un geste rapide.

Zulma le regarda d’un air suppliant.

— Nous avons été battus, continua Batoche. Les loups ont triomphé. Beaucoup de nos plus braves officiers ont été tués, mais le capitaine Singleton n’a été que blessé.

— Encore blessé ! s’écria Zulma.

— Mais pas très sérieusement. Il est tombé, mais je l’ai relevé de dessus la neige et il a pu se tenir debout et marcher.

— S’est-il échappé ?

— Il ne l’a pas pu, j’ai essayé de lui persuader de me suivre. Il m’a ordonné de prendre la fuite, mais en déclarant qu’il devait rester avec ses soldats.

— Eh bien ?

— Il a été fait prisonnier, mais soyez tranquille, il est entre bonnes mains.

— Entre bonnes mains ?

— Oui, j’ai vu Roderick Hardinge en face de lui et je suis sûr qu’il l’a reconnu.

— Le ciel en soit loué !

— Il est maintenant dans les murs de Québec, mais il sera bien soigné.

Batoche reprit alors son récit du commencement et il en relata toutes les circonstances, d’après ce dont il avait été lui-même témoin et ce qu’il avait appris ensuite aux quartiers généraux.

La narration fut graphique, lucide et telle qu’on pouvait l’attendre d’un soldat si intelligent. Minuit sonna avant qu’il n’eût terminé son histoire et ses auditeurs l’écoutèrent avec la plus grande attention.

— Et maintenant, en ce qui vous regarde, dit M. Sarpy, comment avez-vous pu vous échapper ?

Batoche et la petite Blanche sourirent et l’enfant se blottit plus étroitement encore dans les bras de son aïeul.

— Ne vous ai-je pas toujours dit que les loups ne pouvaient pas me prendre ? Du moins, ils ne me prendront jamais vivant. Quoique, mes hommes et moi, nous nous soyons engagés comme éclaireurs seulement, quand l’attaque finale sur la ville fut décidée, je résolus d’être présent. Je désirais prendre part à cette grande revanche, si nous étions vainqueurs, et si le sort nous était contraire, je voulais partager les dangers de ceux qui combattaient pour notre liberté. D’ailleurs je ne pouvais abandonner Cary Singleton, mon cher ami, et l’ami de la bonne demoiselle qui a si grand soin de ma petite fille.

Zulma remercia par un gracieux salut et aussi par des larmes de reconnaissance.

— D’abord tout parut nous être favorable, mais après que le colonel Arnold eût été blessé, le désordre se mit dans nos rangs et je vis aussitôt que la partie était perdue pour nous. Ce qui ajouta à notre désastre, ce fut de nous trouver en face de nos compatriotes ; nos propres compatriotes, Monsieur Sarpy. C’était Dumas, qui était à leur tête ; c’était Dambourgès, qui accomplit des prodiges de valeur ; c’était un géant, nommé Charland, qui s’élança sur la barrière et retira nos échelles de son côté. La vue de ces choses m’exaspérait et me paralysait. Si nous n’avions eu affaire qu’aux Anglais, nous aurions réussi, mais les Français se mirent de la partie, et ce fut trop. Quand enfin nous fûmes complètement entourés et que nos hommes tombèrent de tous côtés, le capitaine Singleton, comme je l’ai dit, m’ordonna de m’échapper. « Vous ne pouvez faire aucun bien maintenant, dit-il, nous sommes perdus. Fuyez et apprenez à nos amis ce qui est arrivé. Dites à M. Sarpy et à Mademoiselle Zulma que je ne les ai pas oubliés dans ce malheur, le plus terrible de ceux qui ont fondu sur moi. » J’ai obéi à ces ordres. La fuite était presque aussi désespérée que la marche en avant. Accompagné de mes hommes et de quelques sauvages, nous nous jetâmes dans un étroit sentier longeant la rivière, jusqu’à ce que nous eussions atteint la rivière St-Charles couverte de glaces. Nous traversâmes cette rivière avec la plus grande difficulté. Nous eûmes à courir sur l’espace de deux milles sur des glaçons refoulés par la marée et nous rencontrâmes beaucoup de mares que nous cachaient l’obscurité et la neige tombante. Après des dangers et des misères sans nombre, nous réussîmes à atteindre la rive opposée d’où nous pûmes entendre les derniers bruits de la bataille. Nous nous arrêtâmes pour écouter jusqu’à ce que tout fût retombé dans le silence et nous sûmes ainsi que le sort de nos infortunés compagnons était scellé. Alors nous nous dirigeâmes vers les quartiers généraux de Ste-Foye où nous fûmes les premiers à communiquer la terrible nouvelle au colonel Arnold. Là, nous apprîmes aussi les détails complets de la défaite de Montgomery. Après avoir pris un repos dont nous avions le plus grand besoin, je renvoyai mes hommes dans leurs foyers pour s’y reposer quelques jours et je dirigeai mes pas vers ce manoir. Me voici et je vous ai fait mon récit. N’avais-je pas raison de dire que tout va mal et que pourtant, tout va bien ?