Les Bastonnais/04/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 219-221).

IV
jours d’attente.

Maintenant que Zulma savait tout, son anxiété n’était guère moindre que lorsqu’elle était en proie à ses pénibles appréhensions. C’était pour elle, sans doute, un grand soulagement de savoir que la blessure de Cary n’était pas dangereuse et que, son sort étant d’être prisonnier, il aurait les bons soins de Roderick Hardinge. Elle n’avait pas le moindre doute sur les bonnes dispositions de ce dernier à l’égard de son ami. Elle éprouvait même une certaine satisfaction à la pensée que Roderick traiterait bien Cary, précisément par égard pour elle-même. En réfléchissant sur ce sujet, elle se surprit plus d’une fois à exprimer mentalement une profonde admiration à l’égard de l’officier anglais. Elle se représentait avec une grande intensité de sentiment, la beauté de sa personne, la virilité de son attitude, la chaleur cordiale, ainsi que le ton aisé et élevé de sa conversation. Parfois elle se disait que le sort de Cary n’était pas si pénible après tout, à l’abri qu’il était désormais de tous nouveaux dangers ; exempt des rigueurs de l’hiver qu’il avait eu à supporter dans les camps et en compagnie d’un homme aussi sympathique que Roderick Hardinge. Un triste sourire glissa sur ses traits à la pensée qu’elle serait bien prête à souffrir un peu de captivité pour jouir d’une telle société. Mais tous ces sentiments s’arrêtaient à la surface. Au plus profond de son cœur, elle éprouvait un grand chagrin de l’échec complet des Américains, de leurs espérances déçues, de leur attente trompée et de la terrible catastrophe qui avait été fatale à un si grand nombre de leurs principaux officiers. Elle s’apitoyait surtout sur les infortunes qui accablaient Cary Singleton. Deux fois blessé et maintenant prisonnier : assurément, c’était là une rude expérience pour un jeune homme de vingt et un ans. Et puis, elle était privée de sa compagnie, de même qu’il était privé de la sienne. Elle se demandait, (et, en dépit d’elle-même, cette pensée était pour elle une nouvelle peine), s’il ressentirait l’isolement autant qu’elle. Elle ne savait pas combien de temps la captivité durerait ; Batoche n’avait pu l’éclairer sur ce point. Si les débris de l’armée continentale retraitaient, les infortunés seraient sans doute laissés en arrière à languir dans leur prison. Si le siège devait continuer durant le reste de l’hiver, on les détiendrait pour les empêcher de grossir les rangs des envahisseurs. Dans tous les cas, l’avenir apparaissait très sombre.

Zulma demeura pendant toute une semaine dans cet état de doute et d’accablement. Dans cet intervalle, son père et elle-même reçurent des nouvelles plus détaillées des grandes batailles, de sorte que maintenant ils en connaissaient toutes les péripéties, mais ils n’apprirent absolument rien concernant ceux qui étaient à l’intérieur des murs.

Batoche, qui vint les visiter une couple de fois durant ce laps de temps, leur dit qu’il avait essayé, chaque nuit, d’entrer dans la ville, mais qu’il avait trouvé toutes les issues si étroitement gardées, que force lui avait été d’abandonner chacune de ses tentatives. Il ajouta, néanmoins, qu’il était sûr que cette vigilance extraordinaire ne durerait pas bien longtemps. Dès que la garnison serait convaincue que l’armée assiégeante n’avait aucune intention de renouveler l’attaque, du moins immédiatement, elle modérerait cette excessive surveillance qui devait peser lourdement sur des troupes si peu nombreuses. Cette assurance n’apportait à Zulma qu’une mince consolation. Elle annonçait un nouveau délai, et les délais, avec toutes leurs incertitudes étaient précisément ce qu’elle ne pouvait plus supporter. Une autre source d’anxiété pour son père et pour elle était l’absence complète des nouvelles d’Eugène, depuis le grand événement. Auparavant, ils en recevaient souvent, soit directement, soit grâce aux visites de Batoche à la famille Belmont.

Enfin, au bout d’une quinzaine de jours, Batoche arriva au manoir Sarpy porteur de nouvelles plus précises. Il n’avait pas réussi, lui-même, à pénétrer dans l’intérieur de la ville, mais il avait rencontré par hasard, dans les bois, près de sa hutte, à Montmorency, un de ses compatriotes brisé par la fatigue et les privations, qui avait déserté de la milice. Il avait appris de lui que les prisonniers étaient renfermés dans une partie des bâtiments du séminaire où ils occupaient des quartiers confortables et précisément, l’une des causes de sa désertion était que ses compagnons et lui étaient privés de leurs meilleures rations, au profit de ces détenus. Il apprit aussi qu’à l’attaque du Sault-au-Matelot, les élèves du séminaire avaient pris part au combat et s’étaient conduits assez bien, mais qu’aucun d’eux n’avait été blessé. Ceci fut un grand soulagement pour Monsieur Sarpy et pour Zulma, et leurs pénibles appréhensions au sujet d’Eugène s’évanouirent. Une autre nouvelle apportée par ce déserteur fut que, après avoir tiré le fatal coup de canon à Près-de-Ville, la petite garnison de la redoute avait été prise de panique et avait pris la fuite avec la plus grande précipitation. Ce ne fut que lorsqu’ils s’étaient aperçus qu’ils n’étaient pas poursuivis, que les fuyards avaient osé revenir.

— Ah ! s’écria Batoche, si l’officier qui prit le commandement après le brave Montgomery avait seulement pressé l’attaque, la redoute aurait été enlevée, Arnold aurait reçu des renforts, l’assaut combiné aurait eu un succès complet et Québec serait à nous !

— Quel est le nom de cet officier ? demanda Zulma.

— Je ne le connais pas, mais je crois qu’il s’appelle Campbell.

— Lâche ou traître ! s’écria la jeune fille en bondissant de son siège, le mépris peint sur ses traits contractés.

Quelle qu’en soit la cause, la conduite de Campbell fut inexplicable. Il paraît hors de doute qu’il aurait pu continuer l’assaut avec succès après la mort de Montgomery et il est plus que probable que son triomphe aurait assuré celui d’Arnold. Mais il est inutile de discuter ce point. Un grand capitaine a dit que la guerre est faite, en grande partie, d’accidents favorables ou défavorables.