Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/69

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Calmann Lévy (tome 2p. 269-277).



LXIX


Bien que nous ayons fait jusqu’ici notre possible pour suivre nos personnages dans la vie de noblesse sédentaire que nos renseignements nous permettaient d’étudier un peu, nous voici forcé de franchir encore un peu de temps, et de chercher les beaux messieurs de Bois-Doré assez loin de leur paisible manoir.

C’était en 1629, le 1er mars, je crois. Le mont Genèvre, couvert de frimas, offrait le spectacle d’une animation extraordinaire sur ses deux versants, et jusqu’à l’entrée du défilé appelé le Pas de Suse.

C’était l’armée française en marche sur le duc de Sa voie, c’est-à-dire sur l’Espagne et l’Autriche, ses bonnes alliées.

Le roi et le cardinal gravissaient la montagne en dépit d’un froid rigoureux. On hissait le canon à travers les neiges. C’était une de ces grandes scènes que le soldat français a toujours su si bien jouer dans le cadre grandiose des Alpes, sous Napoléon comme sous Richelieu, et sous Richelieu comme sous Louis XIII, sans s’amuser à faire dissoudre les roches, comme on l’attribue au génie d’Annibal, et sans employer d’autre artifice que la volonté, l’ardeur et la gaieté intrépides.

Dans un de ces sentiers que la neige piétinée creusait parallèlement sur le chemin, deux cavaliers se trouvèrent monter cote à côte l’escarpement de la montagne qui plonge vers la France.

L’un était un jeune homme de dix-neuf ans, robuste et d’une souplesse de mouvements agréables à voir sous le gracieux costume de guerre de l’époque. Ce jeune homme était, quant aux couleurs, habillé à sa fantaisie. Son équipement et ses armes, autant que son isolement, annonçaient un gentilhomme faisant la campagne en volontaire.

Mario de Bois-Doré, on pense bien que je ne m’occupe pas ici d’un autre, était le plus beau cavalier de l’armée. Le développement de sa force juvénile n’avait rien ôté à l’adorable douceur de sa physionomie intelligente et généreuse. Son regard était celui d’un ange pour la pureté ; mais la barbe naissante rappelait pourtant que ce garçon au céleste regard n’était qu’un simple mortel, et cette jeune moustache accusait doucement le pli d’un sourire un peu nonchalant, mais d’une bienveillance cordiale à travers sa mélancolie.

Une magnifique chevelure brune, d’un ton doux et bouclée naturellement, encadrait largement le visage jusqu’à la naissance du cou et retombait en une grosse mèche (la cadenette était plus que jamais de mode) jusqu’au-dessous de l’épaule. La face était finement rosée, mais plutôt pâle que vermeille. Une distinction exquise de type, aidée tout naturellement d’une exquise distinction de manières et d’habillement, était le principal caractère de cette apparition, qui n’appelait point le regard, mais dont le regard avait peine à se détacher quand il l’avait rencontrée.

Telle fut l’impression du cavalier que le hasard venait de placer auprès de Mario.

Ce cavalier avait une quarantaine d’années ; il était maigre et blême avec des traits assez réguliers, des lèvres fort mobiles, un œil perçant et, au total, une expression de ruse tempérée par un penchant sérieux à la réflexion. Il était costumé d’une façon assez problématique, tout en noir et en courte soutanelle, comme un prêtre en voyage, mais armé et botté en militaire.

Son cheval sec et agile allongeait le pas tout autant que l’ardente et généreuse monture de son compagnon.

Les deux cavaliers s’étaient salués en silence, et Mario avait ralenti son cheval pour laisser le pas au voyageur, plus âgé que lui.

Le voyageur parut sensible à une si scrupuleuse courtoisie, et refusa de dépasser le jeune homme.

— Au fait, monsieur, dit Mario, je crois que nos chevaux vont de même, ce qui prouve la bonté de l’un et de l’autre, car j’ai de la peine à soumettre le mien à une allure qui ne laisse pas tous les autres en arrière, et j’ai dû donner de l’avance à mes compagnons de route pour ne point arriver avant eux au sommet du passage.

— Ce qui est défaut chez votre magnifique bête est qualité chez la mienne, répondit l’inconnu. Comme je voyage presque toujours seul, j’avance sans que personne ait à me reprocher d’épuiser ma monture. Mais puis-je vous demander, monsieur, où j’ai eu l’honneur de vous voir ? Votre agréable figure ne m’est point tout à fait nouvelle.

Mario regarda attentivement le cavalier et lui dit :

— La dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir, c’était à Bourges, il y a quatre ans, au baptême de monseigneur le duc d’Enghien.

— Alors vous êtes, en effet, le jeune comte de Bois-Doré ?

— Oui, monsieur l’abbé Poulain, répondit Mario en portant encore une fois la main à son feutre empanaché.

— Je suis heureux de vous retrouver tel que vous êtes, monsieur le comte, reprit le recteur de Briantes ; vous avez grandi en taille, en bonne mine et aussi en mérite, je le vois à vos manières. Mais ne m’appelez point abbé ; car, hélas ! je ne le suis point encore, et il est possible que je ne le sois jamais.

— Je le sais que M. le Prince n’a jamais voulu entendre à votre nomination ; mais je pensais…

— Que j’avais trouvé mieux que l’abbaye de Varennes ? Oui et non ! En attendant un titre quelconque, j’ai réussi à quitter le Berri, et le hasard m’a attaché à la fortune du cardinal par le service du père Joseph, auquel je me suis dévoué corps et âme. Je puis vous dire, entre nous, que je suis un de ses messagers ; et voilà pourquoi j’ai un bon cheval.

— Je vous en fais mon compliment, monsieur. Le service du père Joseph ne peut être qu’un travail de bon Français, et la fortune du cardinal est le destin de la France.

— Dites-vous bien ce que vous pensez, monsieur Mario ? dit l’ecclésiastique avec un sourire de doute.

— Oui, monsieur, sur mon honneur ! répondit le jeune homme avec une franchise qui triompha des soupçons de l’agent diplomatique. Je ne souhaite point que M. le cardinal sache qu’il a, en mon père et en moi, deux admirateurs de plus ; mais faites-nous la grâce de nous croire assez bons Français pour vouloir servir de nos corps et de nos âmes, aussi bien que vous, si nous pouvons, la cause du grand ministre et du beau royaume de France.

— Je crois en vous très-fermement, reprit M. Poulain, mais moins en monsieur votre père ! Par exemple, il ne vous envoya point, l’an passé, au siège de la Rochelle ! Vous étiez encore bien jeune, je le sais ; mais de plus jeunes que vous y étaient, et vous dûtes ronger votre frein en manquant au glorieux rendez-vous de toute la jeune noblesse de France.

— Monsieur Poulain, répondit Mario avec quelque sévérité, je vous croyais lié à mon père par la reconnaissance. Tout ce qu’il a pu faire pour vous, il l’a fait, et, si l’abbaye de Varennes a été sécularisée au profit de M. le Prince, vous ne pouvez en accuser mon père, lequel a été largement frustré dans cette affaire.

— Oh ! je n’en doute point ! s’écria M. Poulain ; je m’en rapporte au prince de Condé pour savoir embrouiller les comptes ! aussi je ne m’en prends qu’à lui. Quant à votre père, sachez, monsieur le comte, que je l’aime et l’estime toujours infiniment. Loin d’avoir la pensée de lui nuire, je donnerais ma vie pour le savoir rattaché, sans arrière-pensée, à la cause catholique.

— Mon père n’a pas eu besoin de se rattacher à la cause de son pays, monsieur ! C’est vous dire qu’il embrasse chaudement celle du cardinal contre tous les ennemis de la France.

— Voire contre les huguenots ?

— Les huguenots ne sont plus, monsieur ! Laissons en paix les morts !

M. Poulain fut encore frappé de la dignité d’expression de ce visage si doux. Il sentit qu’il n’avait pas affaire à un jeune homme ambitieux et frivole comme les autres.

— Vous avez raison, monsieur, dit-il. Paix à la cendre des Rochelois, et que Dieu vous entende, afin qu’ils ne revivent point à Montauban et ailleurs. Puisque votre père est si bien revenu de son indifférence religieuse, espérons qu’il vous permettra, au besoin, de marcher contre les rebelles du Midi.

— Mon père m’a toujours permis et me permettra toujours de suivre mon inclination ; mais sachez, monsieur, qu’elle ne sera jamais de marcher contre les protestants, à moins que je ne voie la monarchie en grand péril. Jamais, par ambition ou par gloriole, je ne tirerai l’épée contre des Français ; jamais je n’oublierai que cette cause, jadis glorieuse, aujourd’hui infortunée, a mis Henri IV sur le trône. Vous avez été nourri dans l’esprit de la Ligue, M. Poulain, et aujourd’hui vous le combattez de toutes vos forces. Vous avez été du mal au bien, du faux au vrai ; moi, j’ai vécu et je mourrai dans le chemin où l’on m’a mis : fidélité à mon pays, horreur des intrigues avec l’étranger. J’ai moins de mérite que vous, n’ayant point eu lieu de me convertir ; mais je vous jure que je ferai de mon mieux, et que, tout en respectant la liberté de conscience chez les autres, je tomberai de toute ma force sur les alliés de M. de Savoie…

— Vous oubliez que ce sont aujourd’hui les alliés de la Réforme.

— Dites de M. de Rohan ! M. de Rohan achève par là de tuer son parti, voilà pourquoi je vous ai dit : Paix aux morts !

— Allons, dit l’affidé du père Joseph, je vois que, comme le bon marquis, vous êtes un esprit romanesque, et que vous vous guiderez, à son exemple, par le sentiment. Puis-je, sans indiscrétion, vous demander des nouvelles de monsieur votre père ?

— Vous allez le voir en personne, monsieur. Il sera content de vous saluer. Il marche en avant, et, dans un quart d’heure, nous serons près de lui.

— Que me dites-vous ? M. de Bois-Doré, à soixante-quinze ou quatre-vingts ans…

— Marche encore contre les ennemis et les assassins de Henri IV. Cela vous étonne, monsieur Poulain ?

— Non, mon enfant, répondit l’ex-ligueur devenu, par la force des choses, continuateur et admirateur politique du Béarnais ; mais je trouve qu’il s’y prend tard !

— Que voulez-vous, monsieur ! Il ne voulait pas marcher tout seul : il attendait l’exemple du roi de France.

— Allons, s’écria M. Poulain en souriant, vous avez réponse à tout ! Il me tarde de saluer la belle vieillesse du marquis ! Mais il est impossible de trotter ici. Veuillez encore me donner des nouvelles d’un homme à qui je dois la vie : maître Lucilio Giovellino, autrement dit Jovelin, le grand sourdelinier.

— Il est heureux, grâce au ciel ! Il a épousé sa meilleure amie, et, à eux deux, ils nous rendent le service de gouverner notre maison et nos biens en notre absence.

— Votre meilleure amie… Parlez-vous de Mercédès, la belle Morisque ? J’aurais cru que vous lui préfériez, avec d’autres sentiments, il est vrai, une amie plus jeune et plus belle encore.

— Parlez-vous de madame de Beuvre ? reprit Mario avec une franchise qui faisait ressortir la curiosité insinuante de M. Poulain ; il m’est facile de vous répondre comme je répondrais à toute la terre. C’est là, en effet, une personne que j’ai aimée avec ardeur dans mon enfance et que je respecterai toute ma vie ; mais son amitié pour moi est fort tranquille, et vous pouvez m’interroger sur son compte sans aucun détour.

— N’est-elle point mariée encore ?

— Je n’en sais rien, monsieur. En voyage depuis quelques mois, nous n’avons guère de nouvelles de nos amis éloignés.

M. Poulain examina Mario à la dérobée. Il avait le calme d’un cœur brisé, mais non l’affaissement d’une âme épuisée.

— Ignorez-vous, dit le recteur, que M. de Beuvre était sur la flotte anglaise devant La Rochelle ?

— Je sais qu’il y fut tué, et que Lauriane ne dépend plus que d’elle-même.

— Elle était en Poitou lorsque le duc de la Trémouille, après l’abandon des Anglais, alla abjurer l’hérésie au camp du roi.

— Elle ne l’y suivit pas, monsieur ! dit vivement Mario. Elle demanda à partager la captivité de l’héroïque duchesse de Rohan, qui refusait de se soumettre, et, n’ayant pu obtenir cette grâce, elle s’apprêtait à revenir en Berri quand nous avons quitté notre province.

— Je savais tout cela, dit M. Poulain, qui paraissait être, en effet, au courant de toutes choses.

— Si vous ne le saviez pas, reprit Mario, je ne regrette pas de vous l’avoir dit. Vous ne voudriez pas donner au prince de Condé un nouveau prétexte pour confisquer les biens de madame de Beuvre ?

— Non, certes ! dit l’ex-recteur en riant tout à fait et même avec une sorte de bonhomie. Vous raisonnez bien, et l’on peut, sans trop de danger, être aussi sincère que vous l’êtes, quand on connaît son monde. Mais ayez toute confiance en moi, qui ai ouvertement rompu avec les jésuites, à mes risques et périls !

M. Poulain disait vrai.

Il était, quelques moments après, en présence du marquis de Bois-Doré, et l’entrevue fut, de part et d’autre, fort civile, presque amicale.