Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/70

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Calmann Lévy (tome 2p. 277-285).



LXX


Le marquis n’avait point besoin du ban et de l’arrière-ban pour lever une petite troupe de volontaires. Ses meilleurs hommes, certains d’ailleurs d’être bien récompensés, l’avaient suivi avec enthousiasme.

L’intrépide Aristandre se faisait une joie personnelle de rosser MM. les Espagnols, qu’il haïssait par le souvenir de Sanche ; le fidèle Adamas montait, à l’arrière-garde, une douce haquenée, et portait en croupe les parfums et les fers à papillotes de son maître, pas davantage !

Sauf un peu de frisure à ce qui lui restait de cheveux sur la nuque, et quelques eaux de senteur pour son agrément particulier, le marquis était désormais aussi simple qu’on l’avait vu naguère éblouissant. Plus de perruque, plus de fard, presque plus de dentelles, de cannetilles, broderies et larges galons ; un grand pourpoint de drap carmélite à manches ouvertes, le haut-de-chausses pareil, tombant au-dessous du genou, des bottes serrées autour de la jambe avec la manchette de linge uni retombant sur le retroussis, un large rabat sans broderie, et sur le tout une vaste et solide cape fourrée, tel était le costume du beau monsieur de Bois-Doré.

Cette métamorphose s’expliquera ici en peu de mots.

Mario avait eu un duel pour corriger un impertinent qui s’était moqué, en sa présence, du masque de plâtre, des cheveux noirs et des mille rosettes du marquis. Mario avait fort maltraité cet homme ; ce fut sa première affaire ! mais Bois-Doré, informé après coup de l’aventure, ne voulut pas exposer son fils à recommencer. Il supprima un jour, tout à coup et sans avertir personne, son teint et sa perruque, sous prétexte que M. de Richelieu avait raison de proscrire le luxe, et qu’il fallait donner le bon exemple. Ainsi résigné à paraître vieux et laid, il se présenta héroïquement à sa famille. Mais, à sa grande surprise, tout le monde poussa une exclamation de plaisir, et la Morisque lui dit naïvement :

— Ah ! que vous êtes bien, mon maître ! je vous croyais beaucoup plus vieux que vous ne l’êtes !

La vérité est que, sous son masque, le marquis s’était fort bien conservé, et qu’il était extraordinairement beau pour son grand âge. Il ne connaissait pas, il ne devait jamais connaître les infirmités. Il avait encore ses dents ; son grand front chauve était sillonné de belles rides bien tracées, aucun pli de malice ni de haine ; sa moustache et sa royale, blanches comme neige, se dessinaient sur son teint jaune-brun, et son grand œil vif et riant envoyait encore de doux éclairs à travers le buisson de ses longs sourcils effarouchés.

Il se tenait toujours droit comme un peuplier, et roide à l’avenant ; mais il ne se cachait plus d’enfoncer son maigre genou dans la puissante main d’Aristandre, pour enfourcher son cheval. Une fois en selle, il était ferme comme un roc.

Il reçut dès lors tant de compliments non équivoques sur sa belle vieillesse, qu’il changea tout son système de coquetterie : au lieu de cacher son âge, il l’augmenta, se donnant quatre-vingts ans, quoiqu’il n’en eût que soixante-seize, et se plaisant à émerveiller ses jeunes compagnons d’armes par le récit des vieilles guerres, longtemps ensevelies dans les archives de sa mémoire.

Le 3 mars, c’est-à-dire le surlendemain de la rencontre des beaux messieurs de Bois-Doré avec M. Poulain, l’avant-garde royale, forte de dix ou douze mille hommes d’élite, campait à Chaumont, dernier village de la frontière. Les volontaires, n’ayant guère de matériel de campement, passèrent la nuit comme ils purent dans le village.

Le marquis se mit tranquillement dans le premier lit venu, et s’endormit en homme rompu au métier de la guerre, sachant mettre à profit les heures de repos, dormir une heure quand il n’avait qu’une heure, et douze, par provision, quand il n’avait rien de mieux à faire.

Mario, vivement excité par l’impatience de se battre, fit la veillée avec plusieurs jeunes gens, volontaires comme lui, avec lesquels il avait fait connaissance en route.

C’était dans une assez misérable auberge, dont la salle basse était encombrée à ne s’y pouvoir retourner, et remplie de la fumée du tabac à ne s’y pas reconnaître.

Tandis que l’armée régulière était muette et sobre comme une communauté de moines austères, les corps de volontaires étaient joyeux et bruyants. On buvait, on riait, on chantait des couplets libres, on disait des vers érotiques ou burlesques ; on parlait politique et galanterie ; on se disputait et on s’embrassait.

Mario, assis sous le manteau de la cheminée, rêvait au milieu du vacarme.

Près de lui se tenait Clindor, devenu assez résolu, mais intimidé de se trouver ainsi en pleine noblesse. Il ne se mêlait point aux bruyantes conversations ; mais il grillait d’en avoir le courage, tandis que Mario se laissait bercer dans ses rêveries par ce tumulte, qui ne le tentait pas et qui ne le gênait pas non plus.

Tout à coup Mario vit entrer une créature fort bizarre.

C’était une petite fillette maigre et noire, parée d’un costume incompréhensible : cinq ou six jupes de couleurs voyantes, étagées les unes sur les autres ; un corps tout brillant de galons et de paillettes, une quantité de plumes bariolées dans ses cheveux crépus et frisottés, une masse de rangs de colliers et de chaînes d’or et d’argent ; des bracelets, des bagues, des verroteries jusque sur ses souliers.

Cette étrange figure n’avait pas d’âge. C’était un enfant précoce, ou une jeune fille fatiguée. Elle était fort petite, laide quand elle voulait sourire et parler comme tout le monde, belle quand elle se mettait en colère ; ce qui, du reste, paraissait chez elle un besoin continu ou un état normal. Elle insultait les gens de la maison qui ne la servaient pas assez vite, invectivait les cavaliers qui ne lui faisaient pas de place, donnait des coups de griffe à ceux qui voulaient s’émanciper avec elle, et répondait par des imprécations inouïes à ceux qui se moquaient de sa folle parure et de sa méchante humeur.

Mario se demandait à quelle intention une créature si revêche venait se jeter en pareille compagnie, lorsqu’une grosse femme couperosée et ridiculement affublée d’oripeaux misérables, entra aussi, chargée de caisses comme un mulet, et réclama le silence. Elle l’obtint difficilement, et, enfin, fit en français une sorte d’annonce pleine de pataquès en l’honneur de l’incomparable Pilar, sa compagne, danseuse morisque et devineresse infaillible, de par la science des Arabes.

Ce nom de Pilar réveilla Mario de sa léthargie. Il examina les deux bohémiennes, et, malgré le changement qui s’était fait en elles, il reconnut dans l’une l’élève victime et bourreau du misérable La Flèche ; dans l’autre, l’ex-Bellinde de Briantes, l’ex-Proserpine du capitaine Macabre, s’annonçant désormais sous les noms et titres de Narcissa Bobolina, joueuse de luth, marchande de dentelles, au besoin raccommodeuse et godronneuse de rabats.

L’assistance accepta l’exhibition des talents annoncés. La Bellinde joua du luth avec plus de nerf que de correction, et la danseuse, à qui l’on fit place en s’entassant sur les tables, se livra à une télégraphie épileptique dont la souplesse fabuleuse et la grâce violente excitèrent les transports d’une assemblée très-excitée déjà par le vin, le bavardage et la pipe.

Le succès de Pilaf sur ces esprits troublés ne causa à Mario qu’une plus vive répulsion, et il allait se retirer, lorsque la curiosité lui vint d’écouter les prédictions qu’elle commençait à débiter en thèse générale, en attendant que quelqu’un lui demandât le secret de son avenir.

— Parle, parle, jeune sibylle ! lui criait-on de toutes parts. Serons-nous heureux à la guerre ? Forcerons-nous demain le pas de Suse ?

— Oui, si vous étiez tous en état de grâce, répondait-elle avec dédain ; mais comme il n’en est point un seul ici qui ne soit couvert d’une lèpre de péchés mortels, j’ai grand’peur pour vos belles peaux blanches !

— Attendez, dit quelqu’un, nous avons ici un jouvencel doux et chaste, un ange du ciel, Mario de Bois-Doré ! Qu’il commence l’épreuve et interroge la devineresse.

— Mario de Bois-Doré ? s’écria Pilar, dont les yeux étincelants devinrent livides et ternes. Il est ici ? où donc ? où donc ? Montrez-le-moi !

— Allons, Bois-Doré, s’écria-t-on de tous côtés, ne cachez pas votre figure, et montrez vos deux mains.

Mario sortit de son coin et se montra aux deux bohémiennes, dont l’une s’élança pour saisir sa main, et l’autre baissa le nez comme pour ne pas être reconnue.

— Je vous ai vue, Bellinde, dit Mario à celle-ci ; et, quant à toi, Pilar, ajouta-t-il en retirant sa main, qu’elle semblait vouloir porter à ses lèvres, regarde mes lignes, cela suffit.

— Mario de Bois-Doré ! s’écria Pilar subitement irritée, je les connais de reste, les lignes de ta main fatale ! Je les ai assez étudiées autrefois. Je n’ai jamais dit ton sort ; il est trop méchant et trop malheureux.

— Et moi, je connais ta science, répondit Mario en levant les épaules. Elle dépend de ton caprice, de ta haine ou de ta folie.

— Eh bien, fais-en l’épreuve ! reprit Pilar de plus en plus outrée, et, si tu ne crois pas à ma science, ne crains pas d’entendre ton arrêt. Demain, mon beau Mario, tu dormiras, couché sur le dos, au revers d’un fossé ; mais tu auras beau avoir les yeux tout béants, tu ne verras plus la lumière des étoiles.

— C’est qu’il y aura des nuages au ciel, répondit Mario sans se troubler.

— Non, le temps sera clair ; mais tu seras mort ! dit la sibylle en essuyant de ses cheveux son front baigné de sueur froide. Assez ! que l’on ne m’interroge plus ! je dirais des choses trop dures à tous ceux qui sont ici !

— Tu révoqueras tes paroles, méchante diablesse ! s’écria le jeune homme qui avait procuré à Mario cette agréable prédiction. Mes amis, ne la laissez pas sortir ! Ces détestables sorcières nous mènent à la mort par le trouble qu’elles mettent dans nos esprits. Elles sont cause que nous perdons, dans le danger, la confiance qui sauve. Forçons-la de ravaler ses paroles et d’avouer qu’elle les a dites par méchanceté.

Pilar, souple comme une vipère, s’était déjà glissée dehors à travers les tables. Quelques-uns coururent après elle. La Bellinde s’enfuyait par une autre porte.

— Laissez-les, dit Mario. Ce sont deux mauvaises bêtes dont je vous raconterai l’histoire dans un autre moment. Je n’ai aucun souci de la prédiction ; je suis payé pour savoir ce que vaut cette belle science !

On pressa Mario de questions.

— Demain, répondit-il, après la bataille, après ma prétendue mort ! En ce moment permettez-moi d’aller voir si mon père est bien gardé de ses gens ; car je sais l’une de ces femmes, toutes les deux peut-être, fort capables de lui vouloir du mal.

— Et nous, lui répondirent ses jeunes amis, nous ferons une ronde pour nous assurer qu’il n’y a point autour de ce village quelque bande de bohémiens pillards et assassins dans les embuscades.

On fit cette ronde avec soin. Elle semblait fort inutile, le camp régulier ayant des sentinelles et des estradiots vigilants qui battaient et gardaient tous les alentours jusqu’à une grande distance. On sut des gens du village que les deux bohémiennes étaient arrivées seules dès la veille et qu’elles logeaient dans une maison qu’on leur montra. On s’assura qu’elles y étaient, et Mario ne jugea pas nécessaire de les y faire surveiller. Il lui suffisait de bien garder celle où reposait son père.

La nuit se passa fort tranquillement ; trop tranquillement au gré de l’impatiente jeunesse, qui espérait être éveillée par le signal du combat. Il n’en fut rien. Le prince de Piémont, beau-frère de Louis XIII, était venu négocier avec Richelieu de la part du duc de Savoie, et les pourparlers suspendaient les hostilités, au grand mécontentement de l’armée française.

La journée du lendemain se passa donc dans une fiévreuse attente, et la prédiction de la bohémienne, ainsi avortée, ne préoccupa plus les amis de Mario.

Les deux vagabondes avaient plié bagage et traversé les avant-gardes pour s’en aller en France exercer leur industrie nomade. Il n’y avait pas à craindre qu’on les laissât revenir sur leurs pas. Le cardinal maintenait les ordres les plus sévères à l’effet d’expulser de la suite des armées les femmes, les enfants et surtout les filles de mauvaise vie. Contre celles-ci, bohémiennes, danseuses ou magiciennes, il y avait peine de mort.

À la veillée du 4 mars, Mario fut donc sommé de raconter les aventures de la grosse Bellinde et de la petite Pilar. Il le fit avec une clarté et une simplicité qui attirèrent sur lui l’attention de tous ceux qui se trouvaient là. Sa modestie l’avait empêché jusqu’alors de se faire remarquer : son intéressante histoire et la manière à la fois touchante, naturelle et enjouée dont il la résuma, firent oublier à ses compagnons charmés le jeu et l’heure avancée.

Il pouvait, certes, raconter toute sa vie ; mais un indéfinissable sentiment de réserve craintive lui fit taire jusqu’au nom de Lauriane.