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Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome 2/12

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Méline, Cans et Compagnie (Tome IIp. 218-243).


XIV

pauvres filles !


Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compagnons remontaient au manoir de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps en temps l’un d’eux se retournait, comme malgré lui, pour jeter un furtif regard vers le marais où la Femme-Blanche se dressait aux rayons de la lune.

Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du tournant de Trémeulé.

Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une route était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre complices traversèrent cette route à cinquante pas au-dessus de la pauvre cabane du vieillard. Ils entendirent Benoît Haligan qui chantait de sa voix creuse et tremblante la prière de l’agonie.

Ils pressèrent leur marche en frémissant.

Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s’arrêta et releva brusquement la tête.

— C’était nécessaire !… dit-il à voix basse ; et d’ailleurs, ce qui est fait est fait !… Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au manoir avec des figures d’enterrement !

— C’est juste, dit Blaise.

Et Macrocéphale ajouta :

— On ne peut rien contre les faits accomplis… Je chargerai la vieille Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs… Et je suis bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une vingtaine d’écus pour faire dire des messes…

Pontalès essuya la sueur de son front.

— Je donnerai vingt louis à l’église de Glénac !… balbutia-t-il, cinquante louis à l’église de Redon !… cent louis à l’église de Rennes !…

— Ma foi ! dit l’homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes avec cela !…

Robert et Blaise ne purent s’empêcher de rire. L’impression lugubre était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre complices ne se repentait véritablement, ils n’eurent pas grand’peine à rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de fête.

Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés.

La danse s’était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure d’ennui qu’on avait éprouvée à entendre les gémissements des trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l’Étang. Au moment de finir, le bal retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. À la ville, l’orchestre redouble de verve et d’entrain ; à la campagne, les danseurs cabriolent, battent des mains et crient ; à la Courtille, vers cette heure consacrée, où l’allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête…

Les musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Ils avaient entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de bal breton, et qui peut dérouler jusqu’à cent cinquante figures diverses, suivant la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette musique nationale, bondissaient avec enthousiasme. On se mêlait, on se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire. C’était charmant !

Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d’être abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il est vrai, ne s’était pas montré de la soirée, mais Madame avait reparu, apportant de bonnes nouvelles de l’Ange.

Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël. Sa figure était bien pâle, mais l’effort qu’elle faisait gardait à ses traits réguliers et nobles une apparence de sérénité.

Il n’y avait de triste que la partie respectable de l’assemblée. Ces dames et ces messieurs avaient regagné leur coin, et présentaient un aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les figures étaient refrognées, tous les yeux se chargeaient de sommeil.

Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic et les trois vicomtes restaient sous l’impression produite par les talents des trois Grâces Baboin. De périodiques bâillements faisaient le tour du cercle. Les trois Grâces Baboin, de leur côté, regardaient avec haine la danse victorieuse et ne pouvaient cacher leur détestable humeur. L’Ariette avait eu, en effet, peu de succès ; la Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus malheureuse encore, en achevant la série de glapissements déplorables qu’elle appelait son grand air, avait pu constater que le salon de verdure s’était changé en solitude. Seul, le petit frère Numa l’avait écoutée jusqu’au bout, comme c’était son rigoureux devoir.

Dans ces dispositions, la galerie était un peu moins loquace que naguère, mais aussi son venin était plus épais et plus âcre : chaque coup de langue était une morsure.

On allait des grands aux petits ; tout le monde avait son paquet ; on assassinait ceux qu’on n’avait pas daigné piquer au commencement de la soirée.

Personne n’a été sans remarquer que la province, si prude et si peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les plus châtiées, lorsqu’il s’agit de calomnier ou de médire. Quand la conversation arrive à un certain degré, quand les dents grincent, quand les langues s’aiguisent, la province est comme le latin qui, dans les mots, brave l’honnêteté, et il n’est point rare d’entendre des locutions très-téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables.

En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de l’un à l’autre, donnant à Lola, par exemple, qui s’affichait avec le jeune Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, déchirant un peu sur Penhoël absent, et risquant sur Madame des hypothèses devant lesquelles une valetaille insolente eût assurément reculé. Ensuite on passait à l’Ange, pour retomber sur quelqu’un des couples occupés à danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis plus de deux heures !

Et c’était, ma foi, très-significatif. On avait vu disparaître presque en même temps qu’elles ces deux grands fainéants de Robert et d’Étienne.

Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière adjointe de Kerbichel, des observations d’une philosophie si avancée, que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir.

Une chose bizarre, c’est que ces deux grands garçons d’Étienne et de Roger étaient revenus sans les petites ! La Romance expliquait cela en disant que ces demoiselles avaient dû friper un peu leurs toilettes, pendant deux heures de promenade…

— Et déranger leurs coiffures…, ajoutait l’Ariette.

L’aigre Cavatine enchérissait.

Et la charitable assemblée se laissait arracher quelques hargneux applaudissements.

Étienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et Macrocéphale.

Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant, comme gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger parcouraient d’un regard triste les groupes animés des danseurs.

Leur recherche s’était inutilement prolongée, et en revenant au salon de verdure, ils avaient l’espoir d’y retrouver Cyprienne et Diane.

— Elles ne sont pas là !… dit Roger avec un gros soupir. Deux heures d’absence au milieu d’un bal !…

La physionomie d’Étienne était mélancolique et pensive.

— Nous ne les reverrons pas ce soir… murmura-t-il, et il faut que je sois à Redon demain avant le jour… Je ne pourrai pas lui faire mes adieux… Veux-tu te charger auprès d’elle de mon dernier message ?

— Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir…

Le jeune peintre secoua la tête.

— Ce serait un moment cruel… dit-il, les heures de repos sont pour elles courtes et rares… Pourquoi les troubler ?… Et puis, au moment de la séparation, je serais faible peut-être… Quand tu la verras, Roger, tu lui diras que je l’aimais… que je n’aimerai jamais une autre femme en ma vie… et qu’au prix de tout mon bonheur, je la voudrais voir heureuse…

Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde qui faisait contraste avec ses habitudes d’insouciance et la gaieté leste de sa philosophie parisienne.

Roger lui serra la main.

— Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde !… répondit-il. Je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de tes pinceaux… et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en Bretagne afin de la prendre pour femme.

Les yeux d’Étienne étaient humides.

— Merci ! murmura-t-il.

— Nous sommes jeunes !… reprit Roger avec un sourire ému, et Dieu est bon… peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour !…

Pendant qu’ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l’homme de loi parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence.

Au moment où Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d’espoir souriant et de foi dans l’avenir, la figure de Bibandier sortit de l’ombre, à quelques pas derrière lui.

Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur ; ses yeux roulaient, hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne.

Les deux jeunes gens ne le voyaient point ; par contre, les complices qui guettaient son arrivée l’aperçurent tous à la fois.

Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Blaise faillit laisser tomber le plateau qu’il tenait à la main.

Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur détresse et deviner ce que signifiait l’apparition de ce visage livide du uhlan, qui se montrait à demi derrière l’une des portes du salon de verdure.

Cette apparition ne dura, d’ailleurs, qu’un instant. Lorsque les quatre complices s’enhardirent à jeter vers la porte un second regard, Bibandier avait déjà disparu.

Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un berceau désert.

Sur son passage, sans savoir ce qu’il faisait, il éteignait les lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue.

L’obscurité se fit ainsi autour du berceau où Bibandier s’arrêta.

Il n’attendit pas longtemps. Une minute s’était à peine écoulée que les quatre complices arrivèrent l’un après l’autre.

Personne n’osait interroger.

— Eh bien !… dit Bibandier d’une voix étouffée, vous ne me demandez pas mon histoire ?

Il y avait quelque chose d’étrange et de solennel dans l’émotion suprême de ce bandit sans cœur, qui avait conservé si longtemps, en face du crime, sa froide et cynique gaieté.

En ce moment, tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir.

— Que vous est-il donc arrivé ?… demanda enfin Robert.

Bibandier s’appuya chancelant contre le treillage du berceau.

— Elles sont mortes !… dit-il. Elles étaient bien belles toutes deux !… Maintenant elles sont mortes !

— Et personne ne vous a vu ?… demanda Macrocéphale.

— Mortes !… répéta le uhlan qui mit sa tête entre ses mains ; tandis que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient toutes deux avec leurs yeux angéliques… Je les vois encore… se reprit-il en frissonnant… leurs pauvres jolis corps couchés sur la planche…

Il s’arrêta ; sa voix s’embarrassait dans sa gorge.

Les quatre complices l’écoutaient immobiles ; une sueur froide leur baignait le front.

— Quelqu’un n’a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si personne ne m’avait vu ?…

— Moi… balbutia le  Hivain.

— Un homme m’a vu… répondit Bibandier, et il vous a vus aussi, tous tant que vous êtes !…

— Qui est cet homme ?… demandèrent les quatre complices d’une seule voix.

Bibandier garda le silence.

Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même :

— J’avais promis ! il fallait en finir… quand j’ai soulevé la première dans mes bras, l’autre s’est agitée au fond du beateau et j’ai vu ses grands yeux se remplir de larmes… Elles ne pouvaient point parler, mais leurs regards se cherchaient… J’ai eu pitié !… j’ai rapproché leurs deux visages et leurs bouches ont pu s’unir encore une fois. Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. le Hivain m’avait données.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac vit une solennité. C’était une fête d’un genre bien différent. La petite église avait son portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés sur l’aire, autour du feu de joie de la Saint-Louis s’échelonnaient, tristes et silencieux, dans le cimetière.

On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu’on jette, dernière parure, sur la tombe des jeunes filles.

Nous eussions retrouvé là tous les invités du manoir ; mais la famille n’était représentée que par un seul de ses membres, le vieil oncle Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans l’oraison mortuaire.

Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne.

René, Madame et l’Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait causé plus de surprise encore, ç’avait été de ne voir ni Roger de Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux côtés de l’oncle en sabots.

Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis.

Voici ce qui leur était arrivé :

Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils avaient descendu l’escalier du manoir, afin de prendre la route de Redon. Roger faisait la conduite à son ami.

En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Étienne s’arrêta, et Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.

Point de réponse.

— Elles dorment… dit Étienne qui jeta sur son épaule son petit paquet de voyage et partit enfin à grands pas.

La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. À Redon, au moment de monter en voiture, Étienne dit à Roger en lui serrant une dernière fois la main :

— Écoute… ce Robert te déteste presque autant que moi… et Penhoël n’est plus le maître… Si tu étais forcé de quitter le manoir, quelque jour, souviens-toi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite et si pauvre qu’elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter tous deux.

La voiture partit pour Rennes, et Roger resta seul.

Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes, mais il était bien loin de penser, cependant, qu’il dût être réduit jamais à profiter de l’hospitalité offerte.

Comme il entrait à l’auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir.

La lettre était écrite par M. Robert de Blois, et René de Penhoël avait mis au bas sa signature.

Cela s’était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise.

C’étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie où l’on disait à Roger, en substance, qu’il arrivait à l’âge d’homme, que les voyages forment la jeunesse, et que c’était pitié de le voir croupir, loin du monde, dans le petit bourg de Glénac.

Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait plus cruel encore.

Se voir éconduit froidement et avec moqueries, lui, le fils adoptif, dont l’enfance avait été entourée de tendresse, lui, qu’on avait aimé pendant vingt ans !

Hélas ! les pressentiments d’Étienne se réalisaient bien vite…

Roger n’hésita pas ; il avait le cœur fier, et le nom de Penhoël était au bas de la lettre. Il fallait partir ; mais Cyprienne…

Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il emportait l’amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le maître de Penhoël qui l’arrêta. Il s’enferma dans une des chambres du Mouton couronné, et se mit à écrire.

Le papier où courait sa plume fut mouillé plus d’une fois de ses larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de l’espoir, car il était jeune et plein de courage.

Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne pouvait plus faire les adieux de vive voix ; il disait aux deux sœurs :

« Nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons… »

Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux pauvres jeunes filles ne devaient pas lire, hélas ! et Roger monta à cheval pour courir après la voiture de Rennes.

Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s’agenouilla dans l’église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes…

En l’absence du maître de Penhoël et de Madame, c’étaient M. le marquis de Pontalès et Robert de Blois qui représentaient la famille en qualité d’amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde, était incapable de s’occuper de rien.

En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis, Robert et même M. le Hivain avaient témoigné à la famille une affection empressée. Il n’y avait pas jusqu’au fossoyeur de la paroisse, le pauvre Bibandier, qui n’eût fait preuve d’un dévouement très-méritoire.

Les deux jeunes filles s’étaient noyées dans le marais, on ne savait trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d’un vague mystère. On disait seulement qu’ayant voulu traverser l’Oust sur un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu’à la Femme-Blanche.

Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur le rivage, le lendemain matin, des débris de la barque, et c’était lui qui avait donné l’éveil.

Après une journée entière de recherches infructueuses, Pontalès, maître le Hivain, Robert de Blois et son domestique Blaise étaient restés seuls sur le lieu présumé de la catastrophe avec le fossoyeur Bibandier.

Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils déjà cloués à la porte de l’église.

Les actes de décès avaient dû se faire en famille, M. de Penhoël étant maire.

Quant au curé, c’était un petit cousin du marquis de Pontalès.

D’ailleurs, personne ne songeait à douter ; le malheur n’était que trop évident ! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits cercueils que la terre allait sitôt recouvrir.

S’il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n’était pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient accompagné la mort.

Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur le marais aussi bien que pas un pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses : comment ne pas concevoir des soupçons ?

Plus d’un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur Robert.

Il eût suffi d’un mot peut-être pour changer la douleur commune en colère, et alors, malheur aux assassins ! Mais ce mot, personne ne le prononçait. Il n’y avait point de preuves, et certes, le crime ne pouvait point se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M. de Blois.

L’impression d’horreur, produite par la scène nocturne du Port-Corbeau, avait eu déjà le temps de s’effacer. En somme, ce meurtre était nécessaire, et s’ils frissonnaient encore en songeant aux détails repoussants de leur crime, en revanche, ils s’applaudissaient. La joie compensait bien le remords.

Ils étaient là, remplaçant la famille ; les paysans pouvaient voir sur leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie et calme.

Les soupçons tombaient ; d’ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu’on avait vues, l’avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la Saint-Louis.

Hommes et femmes chuchotaient à la porte de l’église et, comme c’est l’habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses souvenirs un présage à cette mort funeste.

— Le vieux Benoît l’avait bien dit !… murmurait-on, personne ne voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient trois belles-de-nuit avant le jour de sa mort… En voici deux déjà !…

— Et la petite demoiselle Blanche est bien malade !

— Elles reviendront, les chères filles !… reprenait une ménagère en égrenant son chapelet.

Une voix effrayée s’éleva au milieu du groupe et dit :

— Elles sont déjà revenues !

Chacun tressaillit et se rapprocha.

C’était le petit Francin qui avait parlé. Il était tremblant et tout pâle.

— Oui… oui… poursuivit-il en baissant les yeux, c’est moi qui ai dit le premier De profundis pour le salut de leurs âmes… car je les ai vues cette nuit… et j’ai bien reconnu qu’elles étaient mortes.

Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l’enfant par le bras.

— Tu les as vues ?… balbutia-t-il.

Le petit paysan frémissait de tous ses membres.

— C’était ce matin, une heure avant le jour… dit-il, j’allais au marais chercher nos chevaux… j’ai vu quelque chose de blanc qui se remuait au pied de l’aune où l’on amarre le grand bac de Port-Corbeau… J’avais peur, mais j’ai pensé tout de suite aux demoiselles… Oh ! je les ai bien reconnues !… Elles portaient les mêmes robes que le soir du bal !… Elles étaient là toutes deux agenouillées au pied de l’arbre, et il me semblait qu’elles creusaient la terre… J’ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis retourné pour voir encore, elles avaient disparu…

On entamait la dernière hymne sous la porte de l’église. Les paysans se turent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres.

La société, qui avait occupé durant le service la place d’honneur, au-devant de l’autel, sortait à ce moment ; la société causait ici comme dans le salon de verdure.

— Pauvres chères filles !… gémissait l’aînée des trois Grâces Baboin ; qui aurait pensé jamais cela ?…

Elle essuya une larme entièrement fictive.

— Ce que c’est que de nous !… soupira la Romance.

Madame veuve Claire Lebinihic regardait du coin de l’œil les trois vicomtes pour constater l’effet produit par sa toilette de deuil.

— Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c’est la loi commune.

Le petit frère Numa fit observer ceci :

Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois ;

Le chevalier adjoint interrompit :

Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas nos rois !

— Ah ! murmura la Cavatine, les hommes n’ont pas de cœur !… Au lieu de pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou de Voltaire…

La porte de l’église s’ouvrit à deux battants, et le convoi sortit, escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore de leurs robes blanches.

L’oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, suivait le cortége, ainsi que Pontalès, Robert, maître le Hivain et Blaise.

— Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la chevalière adjointe à Églantine Baboin-des-Roseaux-de-l’Étang, j’ai bien peur de me trouver mal !…

— Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se faire une raison, voyez-vous !… Dieu sait que mes sœurs et moi nous aimions les pauvres petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir n’y fait rien !

— D’ailleurs… reprit la Cavatine passant des sanglots au commérage par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles ?

Toute la partie féminine de la société poussa en cœur un gros soupir.

— Hélas ! reprit la Romance, elles n’étaient pas heureuses !… C’est au point que je ne me suis pas révoltée, comme j’aurais dû le faire peut-être, quand on m’a parlé de suicide…

La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut pour que tout le monde pût les entendre.

— Oh !… mademoiselle !… se récrièrent les vicomtes.

Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière adjointe ouvraient les yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût.

La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards au ciel.

— Je ne connais pas ces choses-là !… murmura-t-elle, mais on dit que quand les jeunes filles ont été trompées…

— Ça arrive tous les jours !… interrompit madame Claire Lebinihic.

— Et voyez !… reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce vagabond d’Étienne ont osé paraître à l’enterrement !…

On chercha des yeux les deux jeunes gens.

— C’est vrai !… dit un des vicomtes, je n’avais pas songé à cela.

Et dans l’esprit de chacun la mémoire des deux filles de l’oncle Jean fut ternie.

Le convoi atteignait la partie du cimetière où se trouvaient les sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Baboin gardèrent le silence, contentes désormais d’avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres tombes…

L’aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour des deux fosses ouvertes.

Bibandier était à son poste de fossoyeur.

Au moment où il étendait la main pour mettre le premier cercueil en terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer.

En même temps une clameur sourde, mêlée de surprise et d’épouvante, courut dans le cercle des bonnes gens.

Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantôme, que sa maigreur faisait paraître d’une taille démesurée, venait de se dresser, sortant on ne sait d’où.

Il était là si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment, crurent que la terre s’était ouverte pour lui livrer passage.

Puis un nom domina les murmures de la foule.

— Benoît Haligan ! disait-on, Benoît le sorcier !

Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément que de voir un vrai spectre percer la terre.

Comment avait-il quitté le grabat où sa longue agonie le clouait depuis des mois entiers ? Quelle force mystérieuse l’avait aidé à monter la colline ?…

Chacun, dans le cimetière, regardait avec stupéfaction.

Benoît se tenait droit et roide auprès des fosses. Son œil cave se fixa d’abord sur Bibandier, qui tourna la tête ; puis sur Pontalès, Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui ne purent s’empêcher de baisser les yeux.

Après quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement sa haute taille et soupesa les deux bières l’une après l’autre.

Tandis qu’il se redressait, on vit autour de sa lèvre flétrie une sorte de sourire…

— Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent et ceux qui sont morts !… dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine.

Il salua Jean de Penhoël en l’appelant par son nom, et sortit du cimetière. La foule lui fit un large passage.

En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le poids de son corps, mais il ne s’arrêtait point. Il ne cessa de marcher qu’en atteignant le rivage de l’Oust, au pied de l’aune où le grand bac était amarré.

Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha sa tête du sol qui semblait avoir été remué fraîchement.

Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa choir, épuisé, sur l’herbe en murmurant :

— Que Dieu et la Vierge les protégent !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au cimetière, la fête funèbre était finie, et Bibandier, achevant son office de fossoyeur, recouvrait de terre les tombes de Diane et de Cyprienne…